Des projectiles dans la nuit de Gaza. L’un d’eux explose en l’air. Quelques secondes plus tard, une déflagration orange apparaît en contrebas, à l’emplacement de l’hôpital Al-Ahli Arab. Extraite d’un direct de la chaîne Al Jazeera du 17 octobre, la vidéo est largement partagée et commentée. Très vite, le ministère de la Santé de Gaza communique : 500 personnes sont mortes, l’armée israélienne est accusée du bombardement. Cette dernière assure que l’on y voit une fusée du Jihad islamique exploser en l’air avant de s’écraser sur l’hôpital.
Une semaine plus tard, le 24 octobre, le New York Times publie un article établissant que ce n’est pas l’objet qui s’est écrasé sur l’hôpital que l’on voit exploser dans l’extrait mis en exergue. Une conclusion obtenue en usant d’Osint — open source intelligence, le renseignement en sources ouvertes.
Les documents utilisés peuvent être des reportages, des articles, des images satellites, des travaux académiques, des bases de données, des manuels d’utilisation d’armes… mais aussi des photos et des vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Ils peuvent émaner de médias, de gouvernements, d’ONG, de grandes entreprises, du monde universitaire ou de témoins. À travers leur analyse et leur combinaison, les journalistes et spécialistes de l’Osint cherchent à établir des faits, à répondre à des questions.
Un faisceau d’indices
Le lendemain de l’explosion à l’hôpital Al-Ahli Arab, une grande quantité de documents sont déjà disponibles. On trouve en ligne des vidéos captées par des caméras de surveillance (analysées ici par Franceinfo et Libération). Certaines montrent des objets traçant des arcs lumineux dans la nuit. D’autres images, prises par des Gazaouis, montrent des victimes d’une explosion, portées par des hommes ou déposées sur une pelouse. On y entend cris et pleurs. D’autres documents, captés au petit matin, montrent les résultats de l’explosion. Les voitures calcinées. Les affaires laissées sur les pelouses alentour. L’état de l’hôpital. Et un cratère, potentiellement laissé par le projectile.
« Dès le 18 octobre au matin, la rédaction en chef nous prévient qu’ils vont avoir besoin de nous pour analyser les images », raconte Asia Balluffier, journaliste au Monde, membre de l’équipe d’enquête vidéo, formée aux techniques de vérification des images et à l’Osint. Car avant de faire dire quoi que ce soit à ces documents, il faut en vérifier l’authenticité — pour les photos et vidéos, déterminer si elles ont bien été prises aux lieux et moments dits. Dans le cas des images de l’hôpital captées le matin, la tâche est relativement simple. Quant aux vidéos de nuit montrant les trajectoires des projectiles, il est nécessaire de retrouver des indices visuels — souvent des façades reconnaissables, ou la skyline créée par les sommets des bâtiments. L'enjeu : comprendre quel est l’angle de vue de la caméra dans chaque vidéo, et la positionner sur une carte.
Il faut également déterminer l’heure à laquelle ces images ont été captées — on parle de chronolocalisation. « Il y a plusieurs manières de faire, explique Asia Balluffier. La première, c’est de s'assurer qu’il ne s’agit pas d’anciennes images du conflit. On peut aussi essayer de synchroniser les différentes vidéos, pour s’assurer que l’on voit bien les mêmes évènements, sous différents angles de vue. »
« Nous recherchons chaque source originale des images »
Bellingcat, réseau d’experts, chercheurs et journalistes spécialisés dans l’Osint, va encore plus loin dans la vérification des images. « Avant même de commencer à authentifier les contenus en question, nous recherchons chaque source originale des images, et nous les sauvegardons avec un outil développé par nos soins. Car elles peuvent être altérées de multiples manières », explique Charlotte Maher, social media editor.
Le travail d’enquête en Osint peut donc prendre beaucoup de temps. Le 19 octobre, Le Monde publie un premier article, soulignant la difficulté de dire avec certitude ce qu’il s’est passé (la rédaction est d’ailleurs revenue sur le traitement des faits dans une explication adressée à ses lecteurs, regrettant d’avoir manqué de prudence en reprenant les informations provenant du Hamas). Le lendemain, le 20 octobre, des articles publiés par l’AFP et France 24 insistent à leur tour sur la confusion autour des causes de l’explosion. C'est le 24 octobre seulement que le New York Times établira que la vidéo d’Al Jazeera ne montre pas ce que l’armée israélienne y voit — une roquette palestinienne interceptée s’écrasant sur le parking de l’hôpital.
Les questions sur la responsabilité tournent autour d’un élément en particulier : le cratère laissé par le projectile. « Lors de tensions entre Israël et la bande de Gaza en 2021, nous avions pu constater qu’un bombardement de Tsahal laisse des cratères énormes, explique Asia Balluffier. Celui que nous voyons à l’hôpital est bien plus petit, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas un bombardement israélien. Peut-être qu’un autre type de munition a été utilisé. À ce jour, on ne peut pas dire ce qui est tombé sur le parking. »
Le chant des oiseaux
Il existe des formations — proposées par exemple par l’AFP, Bellingcat, ainsi que l’association française Open Facto — permettant de se familiariser avec les techniques, mais le travail en sources ouvertes demande aussi un type de curiosité particulière. « Je peux apprendre des astuces pour faire des recherches sur Google, trouver des informations sur Instagram, explique Annique Moussou, chercheuse et formatrice à Bellingcat — ancienne policière et autodidacte en Osint. Mais il faut être déterminé à vouloir trouver des informations, il faut être créatif et curieux, s’intéresser à tous les aspects des contenus que vous consultez. Si vous entendez des oiseaux dans la vidéo, ce peut être une bonne piste pour l’authentifier. Cette curiosité ne s’apprend pas. »
Si le travail sur des sources ouvertes est aussi vieux que le renseignement, l’espionnage ou même le journalisme, il a connu un développement fulgurant dans les années 2010. « Pendant très longtemps, nous faisions de l’Osint sans le savoir, parce que nous devions vérifier toutes les images qui nous étaient communiquées par des sources tierces, explique Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef chargé de l'investigation numérique à l’AFP. Le développement de l’Osint tel que nous en parlons aujourd’hui coïncide avec le conflit syrien, le développement des réseaux mobiles et des outils pour analyser les contenus. »
Le crash en Ukraine du vol MH17 en 2014 a aussi permis de faire connaître les outils et méthodes en ligne au plus grand nombre. À cette époque, Bellingcat fournit des éléments permettant d’établir un lien entre l'explosion de l'avion, les séparatistes pro-russes de la zone et la Russie.
Depuis, de nombreux médias ont recruté ou formé des journalistes spécialisés dans l’Osint. Dans la sphère anglo-saxonne, certains ont leur propre service dédié, comme le New York Times, la BBC, le Financial Times... Le service d’enquête vidéo du Monde compte quatre personnes à temps plein, « sans compter les pigistes, les apprentis et quelques stagiaires », ajoute Charles-Henry Groult, son responsable. Bellingcat dénombre une trentaine de membres dans son équipe — toutes et tous n’ont pas des fonctions de recherche. D’après Grégoire Lemarchand, à peu près 120 journalistes de l’AFP, répartis dans le monde entier, sont sensibilisés à l’Osint. « Cependant, nous n’avons pas la prétention d’être des experts sur tous les sujets, en armes, en explosions ou même en propagation de feu, explique Grégoire Lemarchand. Lorsqu’il y a besoin de connaissances techniques sur ce genre de sujets, nous nous tournons vers celles et ceux qui les possèdent. »
« Il y a nécessairement besoin, par moments, de personnes sur le terrain »
Il est tout à fait possible que l’on ne sache pas tout de suite — voire jamais — ce qui s’est réellement passé à l’hôpital Al-Ahli Arab de Gaza. Des éléments manquent à ce jour pour pouvoir définir l’intégralité des faits avec l’Osint seul — les débris du projectile, des images de l'explosion dans le parking même, ou des photos des corps permettant d’étudier la nature des blessures... Le travail de terrain reste, de façon générale, très important. « Mais peu de journalistes ont accès à la zone, et par ailleurs les deux belligérants n’hésitent pas à mentir si cela sert leurs intérêts, avance Grégoire Lemarchand. Il y avait beaucoup d’espoir que l’Osint suffise [à établir des conclusions], mais il y a nécessairement besoin, par moments, de personnes sur le terrain, capables de nous remonter des éléments, d’aller voir des victimes, de rencontrer des acteurs du conflit. »
« Si l’enquête en sources ouvertes seule ne permet pas de répondre à toutes les questions posées par un évènement, les informations récupérées peuvent en poser d’autres, faisant, elles, avancer l’enquête », souligne pour sa part Annique Mossou, de Bellingcat.
Alors qu’il devient plus facile de diffuser de fausses informations en utilisant l’intelligence artificielle, l’Osint fait face à de nouveaux défis. « L’IA se développe fortement, mais les outils pour la déceler aussi, estime Charlotte Maher. Cela va nous forcer à penser d’autres méthodes d’enquête et de vérification, et surtout à renforcer nos méthodes actuelles. »