Logo du Bureau international de l'édition française

Gestion de droits du livre numérique : quelles pratiques internationales ?

Le Bureau international de l’édition française (BIEF) a présenté en mars 2011 un rapport qui rend compte des pratiques internationales autour de la vente des droits de livres numériques, de leur production et de leur commercialisation.
Temps de lecture : 9 min

Présentée le lundi 7 mars 2011 au Centre national du livre, l’étude « Achats et ventes de droits de livres numériques : panorama de pratiques internationales » du Bureau international de l’édition française (BIEF) révèle notamment une activité en développement, celle de l’achat et de la vente des droits de livres numériques. Les cessions de droits de livres papier sont en effet bien connues des professionnels du livre et font l’objet de tractations importantes lors des grandes foires, comme celles de Paris, Londres et Francfort. Mais on connaît encore très mal celles effectuées dans le cadre de l’édition numérique. C’est pourquoi le BIEF s’y est longuement intéressé, pour répondre aux questions de la profession. L’enquête, menée dans 7 villes « retenues pour leur dynamisme économique et/ou leur tradition en matière d’édition » (Munich, Milan, Madrid, Londres, Barcelone, New York, São Paulo, Tokyo) et pilotée par un comité de représentants d’éditeurs (parmi lesquels Gallimard, Hachette Livre, Flammarion) et d’experts du BIEF, s’est étendue de novembre à décembre 2010. Bien reçue par la majorité des acteurs interrogés, soucieux de connaître les pratiques de leurs confrères, elle a essentiellement consisté en l’élaboration d’études qualitatives (entretiens avec des professionnels du livre) que le document final publié par le BIEF articule en trois volets. 

Pratiques contractuelles de cessions et achats des droits numériques

Le premier volet, consacré aux « pratiques contractuelles de cessions et achats des droits numériques », aborde les questions liées à l’acquisition des droits sur le livre dit homothétique (livre papier numérisé) et le livre augmenté (ou multimédia), la fixation des prix ainsi que la rémunération et la position des auteurs, derrière laquelle se devine des rapports sociologiquement complexes avec le monde de l’édition. Le rapport commence donc par révéler que la majorité des éditeurs européens et brésiliens ont intégré la nécessité d’obtenir conjointement les droits sur un livre papier et numérique. Ils rattrapent ainsi une avance que les japonais et les anglo-saxons avaient depuis quelques années déjà. L’intérêt porté aux droits numériques ne concerne pas seulement les nouveautés mais également le fonds éditorial auquel est adjoint un avenant (révision du contrat initial pour autoriser une gestion numérique du fonds).
 
Pour l’instant, cette gestion, calquée sur le livre papier, est encore bien floue, précisément parce qu’elle considère le livre numérique homothétique comme sa simple extension numérisée  ; les mêmes règles s’appliquent donc à lui. Ainsi, réseaux de distribution, formats utilisés et modalités de protection ne sont jamais précisés même si « certaines agences insèrent dans les contrats une clause de sécurité, autorisant l’ayant droit à rompre l’accord avec l’éditeur et à recouvrer ses droits en cas de piratage avéré ». À l’inverse, la durée de cession des droits est claire : c’est la même que celle du livre papier (5-10 ans), dans l’ensemble des pays européens observés, exception faite de l’Italie où le marché, naissant, a conduit Mondadori, RCS Libri et Gruppo editoriale Mauri Spagnol à fixer la cession des droits pour des durées relativement courtes, sur le modèle japonais (2-3 ans). Tous les éditeurs s’accordent cependant pour limiter territorialement cette cession, soucieux à l’idée d’être dépossédés de leurs biens par une mondialisation des échanges. L’italien Roberto Santachiara préfère même garder ses droits, jugeant que « la rémunération couramment proposée à l’international - 25 % de la somme nette reçue(1) - » est insuffisante, d’autant qu’elle est soumise à la TVA en vigueur dans chaque pays (nulle au Brésil et aux États-Unis contre 5 % au Japon et entre 18 % et 20 % pour les pays européens) quand celle du livre papier est considérablement moins élevée (entre 4 et 6 % en Europe).
 
Dans leur majorité, les auteurs acceptent une cession de leurs droits papier pour une exploitation numérique. Leur rémunération représente alors 25 % de la somme nette reçue par l’éditeur, même si des exceptions existent. En France, par exemple, les contrats nationaux sont conçus sur la base de 12 à 15 % du prix « public » tandis qu’en Allemagne le taux sur la somme nette reçue est évaluée à 20 %. Enfin, en Italie, les auteurs bénéficient de deux formules (15 % de la vente « public » ou 25 % de la somme nette reçue). Pourtant, si le pourcentage de la somme nette reçue n’évolue pas (jusqu’à 30 % au moins), les éditeurs, à l’instar de Roberto Santachiara, et les auteurs pourraient être plus nombreux à garder leurs droits. C’est pourquoi certains attendent de voir comment évoluera le marché. Si l’autoédition attire les moins célèbres, les auteurs réputés obtiennent des éditeurs des avances qui représentent des « montants colossaux, à six ou sept chiffres ». « La peur de ne pouvoir se protéger efficacement contre le piratage constitue un frein important » à l’autoédition, qui reste par conséquent un phénomène encore bien marginal. Mais les solutions offertes par des distributeurs comme Amazon, qui assurent une publication directe sans passer par l’éditeur et des revenus très avantageux (70 %), ont su récemment séduire des auteurs comme Paulo Coelho au Brésil ou J.A Konrath aux États-Unis. Les éditeurs bénéficient cependant de moyens de pression - refus d’acquérir les droits sur le livre papier si ceux sur le livre numérique ne leur sont pas cédés - et de moyens d’incitation - prise en charge financière de la phase de rédaction des manuscrits au Japon.

Les droits d’acquisition des livres augmentés (multimédias), naissants, expérimentaux, sont quant à eux marginaux. Ces derniers souffrent en effet d’une complexité nouvelle, liée à l’ensemble des participants nécessaires à leur réalisation (programmeur, auteur, photographe, etc.), et qui obligerait les éditeurs à envisager une diversité de paramètres contractuels extrêmement denses et juridiquement trop compliqués à gérer.

Politique de production numérique

Le deuxième volet, « politique de production numérique », s’intéresse à la manière dont les éditeurs produisent les fichiers numériques, à leur stockage et à leur position quant au piratage. Pour l’instant, révèle le rapport, la plupart d’entre eux confient la création d’un fichier numérique à un prestataire extérieur. Ce dernier (au format ePub, aujourd’hui majoritairement utilisé par les grands distributeurs et éditeurs, bientôt étendu aux pays asiatiques grâce à sa prise en charge de l’écriture verticale) est produit à partir du fichier PDF-imprimeur et concerne à la fois les nouveautés et les fonds plus anciens. Cette méthode, contestable (le fichier fait l’objet d’une reconversion en ePub, après avoir été lui-même converti en PDF, de nombreuses opérations qui conduisent à une perte de temps et à un formatage laborieux), perd cependant du terrain : les éditeurs commencent à mesurer les économies qu’ils pourraient faire s’ils internalisaient l’édition de leurs fichiers numériques.
 
La sous-traitance est également prégnante dans le stockage et la protection des fichiers : parce que les investissements à consentir pour traiter cela en interne seraient trop importants, les entrepôts virtuels, auxquels se connectent les clients pour récupérer les fichiers numériques, sont en effet le plus souvent gérés par les distributeurs (Apple, Amazon, Google).
 
Les éditeurs commencent cependant à s’organiser, pour avoir un contrôle plus important sur la gestion (litige éventuel qui nécessiterait de retirer un livre, destruction du fichier source à l’expiration des droits) et la commercialisation de leurs livres numériques. Ainsi, en Espagne, en Italie et au Brésil sont respectivement nées les plateformes Libranda, Edigita et DLD. Elles recourent toutes, comme celles des distributeurs, à des systèmes de protection contraignants pour l’utilisateur (Digital Rights Management) ou plus souples (watermarking - tatouage numérique - qui inscrit le nom du client sur le fichier acquis). Là encore, l’alliance des éditeurs permet de contourner les coûts d’encodage imposés par les distributeurs qui varient entre 0,15 € et 0,20 € par copie. Ces protections, jugées nécessaires et efficaces, font rarement l’objet d’un contournement par les utilisateurs (déchiffrement des systèmes DRM), car en effet « l’essentiel des œuvres disponibles illégalement au format numérique proviennent de livres papier scannés, puis mis en ligne ». Autrement dit : les livres sont piratés parce que l’offre disponible n’est pas suffisamment développée, constat valable dans tous les pays de l’étude. La lutte contre le piratage s’effectue en deux étapes : « Il s’agit dans un premier temps d’identifier les sites Internet proposant des copies illégales au téléchargement [à partir d’une recherche textuelle ou par images sur les moteurs de recherche], en effectuant une veille permanente du réseau, puis dans un second temps d’envoyer une mise en demeure juridique. Dans une majorité de cas, ce procédé aboutit au retrait effectif des fichiers pirates.»
 
Ces mesures ne sauraient cependant avoir d’efficacité de manière isolée, pour deux raisons : elles nécessiteraient d’abord trop de moyens, et une veille de tous les instants qui détourneraient l’éditeur de son travail premier ; les services de piratage pouvant être localisés dans un pays étranger, il devient indispensable pour un éditeur de s’allier à un confrère local, qui pourra faire peser la jurisprudence sur le site pirate identifié. Le partage d’une base de données est une pratique par exemple connue de la British Publishers Association, réunissant maisons britanniques et américaines ou, plus récemment, de deux associations nationales japonaises (Japan Electronic Publishing Association et la Digital Comic Association). Ce partage consiste en la mutualisation du recensement des sites pirates et en la gestion commune des actions juridiques ajoutées à une politique préventive (prix modérés, services de bonne qualité, offre riche, intéropérabilité, abonnement).

Pratiques économiques et commerciales

Le troisième volet, intitulé « pratiques économiques et commerciales » soulève la question de la nature des livres produits, de l’articulation des offres numérique et papier ainsi que des ventes estimées. Sans surprise, l’étude du BIEF constate que seules « 7 % [des maisons d’édition interrogées par le cabinet Aptara en décembre 2010] ont déjà produit des livres numériques augmentés ». Ce type de livres exige en effet des moyens très importants, pour des ventes encore embryonnaires. L’e-book augmenté brouille les frontières entre le livre, le film d’animation, le logiciel éducatif et pose ainsi « la question de la fiscalité applicable à ce type de produits hybrides, mais aussi celle de l’étendue des droits numériques cédés à l’éditeur ». En effet, les droits audiovisuels sont généralement cédés aux studios de cinéma, notamment dans l’édition anglo-saxonne. La prise en compte du livre augmenté oblige ainsi à repenser la distribution de ces droits en les réaffectant vers les maisons d’édition qui auraient opéré un virage numérique avancé.
 
Les modes de commercialisation des livres produits sont également au cœur des questionnements des éditeurs. Si la plupart des maisons d’édition interrogées pratiquent la vente de livres numériques à l’unité, certaines réfléchissent à la mise en place de formule par abonnement qui autoriserait le lecteur à télécharger un nombre limité d’ouvrages pour une somme forfaitaire mensuelle (ce que fait déjà publie.net en France). Ces offres, déjà courantes dans le secteur de la presse et des mangas au Japon, devraient se développer en Europe sur téléphones portables, en partenariat avec des opérateurs de téléphonie, et seront « composées de bouquets thématiques, sur le modèle de la télévision payante ». Mais, estime un éditeur européen, une telle formule par abonnement serait plus pertinente pour les libraires, susceptibles de rassembler ainsi l’offre de plusieurs éditeurs. Enfin, la vente au chapitre est parfois citée comme une autre forme de commercialisation et paraît particulièrement adaptée au livre pratique (livres de cuisine, de tourisme ou de fitness).
 
La fixation du prix de vente déterminera sans doute de nouvelles approches économiques. Pour l’instant, celle du livre numérique s’établit essentiellement à partir du livre papier selon une décote qui varie d’un continent à l’autre (de 20 % à 40 % pour la première édition dans les pays européens ; jusqu’à 50 % aux États-Unis ; de 10 à 30 % au Brésil ; de 20 à 30 % au Japon). La commercialisation du livre numérique est encore conçu à partir de son équivalent papier, même si des expérimentations (sortie native en numérique suivie d’une création papier ou, à l’inverse, retard de la sortie numérique sur le livre papier pour éviter une cannibalisation du numérique), peu concluantes, infléchissent parfois ce modèle. Les stratégies marketing, elles-mêmes, bénéficient majoritairement du même traitement : elles sont pensées pour un environnement papier. Ainsi, « événements promotionnels organisés avec l’auteur, publication d’extraits à feuilleter gratuitement en ligne, encarts publicitaires relatifs à une nouvelle parution sur les supports papier et Web traditionnels, réductions pour les clients fidèles » sont des pratiques courantes pour la sortie d’un livre numérique. Elles se focalisent essentiellement sur le contenu, sans tenir compte du format, estime un éditeur américain. Mais de nouvelles pratiques commencent à émerger. Certaines maisons proposent par exemple le téléchargement gratuit des premiers chapitres d’un ouvrage, méthode qui aurait des effets très favorables sur la vente intégrale (1 200 ventes pour 10 000 téléchargements gratuits, résultats prometteurs d’une maison italienne). D’autres mettent à profit les métadonnées, couplée à des critiques ou éléments biographiques, qui augmentent la visibilité du livre en ligne sur les moteurs de recherche et, par conséquent, son référencement naturel, selon une méthode aujourd’hui largement employée par les plateformes sociales comme Babélio. Enfin, la possibilité de modifier rapidement les prix conduit à des politiques promotionnelles en pleine expérimentation, notamment par une grande maison anglo-saxonne. 

Conclusion

L’étude proposée par le BIEF sur l’achat et la vente de livres numériques permet donc de poser des questions qui dépassent le seul cadre juridique. Elle traduit les craintes et les espoirs manifestés par la profession, à une échelle internationale. Elle esquisse également des modèles que promeuvent aujourd’hui certains acteurs du livre numérique comme le consultant américain Brian O’Leary qui plaide depuis quelques mois pour la production de commentaires, biographies, critiques autour d’un livre, assurée par les utilisateurs eux-mêmes, afin d’augmenter le référencement des livres et leur visibilité, alors qu’ils subissent une concurrence de plus en plus importante. Si les éditeurs traditionnels interrogés restent encore très prudents, il faut cependant souligner l’audace de certaines expérimentations, certains professionnels en effet produisent des contenus transmédias, exploitent les possibilités des tablettes, revisitent le journalisme fictionnalisé, adaptent de façon convaincante des ouvrages classiques ou des best-sellers. Les efforts consentis à de telles productions limitent cependant leur généralisation et exigent des éditeurs un travail éditorial en amont pour déterminer leur utilité, compte tenu de la cible envisagée. Les modèles sont peut-être à puiser dans l’édition jeunesse, très dynamique, que ce soit d’un point de vue créatif, économique ou réflexif comme a pu l’attester le Tools of Change de Bologne le 27 mars 2011 au cours duquel quelques principes de bon sens ont été rappelés (nécessité de simplifier les applications, stratégies pour diminuer leurs coûts de production - revente du code produit, réutilisation -, diffusion sur plusieurs plateformes, adoption de l’HTML 5, vente à l’unité, nécessité pour les auteurs de se familiariser avec de nouveaux outils). Les chiffres de ventes, encourageants, devraient cependant finir de convaincre les plus réticents à faire le pari du livre numérique, que même la Foire de Lisbonne, réservée jusque-là, a adopté pour l’édition 2011. Une juste mesure est sans doute à trouver. Le site MCSweeneys a ainsi rappelé, dans un article au ton satirique, que la soumission au numérique pouvait également avoir ses limites et finir par caricaturer ceux qui le promeuvent.

L'étude complète, réalisée par Perceval Pradelle, est disponible sur le site du BIEF.
--
Crédit photo : capture d'écran du site Internet du BIEF.
(1)

Définie comme la part du prix de vente « public » d’un livre qui revient à l’éditeur après déduction des remises accordées au distributeur et au libraire. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris