journalistes dans les bureaux de la radio Ekho Moskvy le 3 mars 2022

Les bureaux de la radio Ekho Moskvy, privée d'antenne par les autorités russes, le 3 mars 2022. Depuis le début de la guerre, et d'autant plus avec l'interdiction de RT et Sputnik par l'UE, le contrôle de l'information est de plus en plus fort en Russie.

© Crédits photo : AFP

« Les flux d’information entre la Russie et l’Europe sont en train de se tarir »

Depuis le 2 mars, les contenus des médias d’influence russe RT (ex-Russia Today) et Sputnik sont officiellement suspendus dans l’Union européenne. Retour sur la nature de cette décision et ses conséquences avec le chercheur Maxime Audinet.

Temps de lecture : 6 min

Spécialiste de la politique d’influence russe contemporaine, Maxime Audinet enseigne au sein du master d’études russes et post-soviétiques de l’université Paris-Nanterre. Il est également chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et a publié en octobre Russia Today (RT) : Un média d’influence au service de l’État russe (INA Éditions).

La décision européenne de fermer RT et Sputnik vous paraît-elle pertinente et efficace ?

Le règlement publié au Journal officiel de l’Union européenne (UE) le 2 mars 2022, qui suspend RT et Sputnik, relève d’une décision politique qui s’inscrit dans le cadre des « mesures restrictives » de l’UE. Mises en place après l’annexion de la Crimée en 2014, ces mesures visent à sanctionner l’État russe, cette fois-ci après l’invasion de ses forces armées en Ukraine. RT et Sputnik sont ainsi suspendus au même titre qu’une entreprise russe serait sanctionnée ou un ambassadeur expulsé. En l’occurrence, ces sanctions sont destinées à affaiblir les capacités d’influence informationnelle et de propagande russes au sein de l’UE. Elles ne relèvent donc pas, à ce stade, du régime juridique de la régulation audiovisuelle, qui est encadré en France par la loi Léotard de 1986 relative à la liberté de communication et sur laquelle l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, NDLR] est compétente. Sur la décision de cette suspension, l’Arcom a, d’une certaine manière, été court-circuitée par ce règlement du droit communautaire qui, selon la hiérarchie des normes, s’impose au droit national.

Ceci étant, si l’on considère les objectifs affichés par les institutions européennes, cette décision est efficace puisqu’elle assèche les moyens de projection médiatiques internationaux et officiels de l’État russe. À moins d’utiliser un VPN, la suspension de RT et Sputnik restreint de fait l’accès des audiences européennes aux contenus produits par ces médias d’influence, et à travers eux au récit officiel russe de légitimation de l’invasion en Ukraine. Toutefois, en dépit d’une chute brutale de leur production de contenus audiovisuels, les sites francophones et germanophones de RT continuent d’être alimentés. Les chaînes RT International, RT Arabic et RT en Español continuent de fonctionner à plein régime puisque leur siège est à Moscou et que la plupart de leurs audiences est située hors de l’UE. 

Avant sa suspension, comment RT France traitait-elle l’invasion de l’Ukraine ?

La chaîne RT France était jusqu’à la semaine dernière la seule branche de RT à cumuler une implantation totale et une licence de diffusion dans un État-membre de l’Union européenne. Ainsi régulée par l’Arcom, la chaîne française a été moins offensive et propagandiste que la chaîne anglophone, installée à Moscou. Les journalistes et présentateurs de RT International n’ont pas hésité pas à relayer par eux-mêmes le récit officiel russe, ce qui a été beaucoup plus rare pour les journalistes de RT France. En invoquant les bombardements de l’Otan en Serbie ou l’invasion de l’Irak par les États-Unis de George W. Bush, les journalistes de RT International ont par exemple mobilisé tous azimuts l’artifice rhétorique du whataboutisme, très utilisé chez RT, qui permet de renvoyer un interlocuteur à ses propres tares pour éviter de répondre sur le fond.

« Sur RT France, la propagation du « point de vue russe » sur les événements et ses déclinaisons a plutôt été confiée aux invités, éditorialistes ou intervenants »

Sur RT France, la propagation du « point de vue russe » sur les événements et ses déclinaisons a plutôt été confiée ou déléguée aux invités, éditorialistes tiers ou intervenants et intervenantes. Certains sont des habitués de la chaîne depuis des années, comme Karine Bechet-Golovko et Xavier Moreau à Moscou. D’autres, moins connus, se distinguent par des positions zélées et caricaturalement pro-Kremlin malgré des qualificatifs biographiques neutres. Régis Chamagne, présenté comme « expert en géostratégie » assure que « l’objectif du Kremlin est de repousser la ligne de front pour protéger les populations et mettre un terme aux agissements ‘‘ukronazis’’ », terme ni contextualisé ni déconstruit  en plateau, comme le rapporte Télérama. Arnaud Dotézac, « géopolitologue », compare l’invasion à une « opération de police ». Vous aviez aussi relevé le propos d’Emmanuel Leroy, « politologue », selon lequel il s’agit d’« une guerre défensive [de la part de la Russie] », et non d’une « guerre d’agression ». Bien que déséquilibré, un certain pluralisme est néanmoins ressorti en plateau les premiers jours de l’invasion. Plusieurs voix critiques se sont ainsi fait entendre, comme celles de Dominique Trinquand, Gérard Vespierre ou Patrice Bouveret, qui estime que le discours de Vladimir Poutine sur la « dénazification » de l’Ukraine « ne correspond pas à la réalité ».

Chez les journalistes de RT France, la prise de distance a été plus évidente et ces derniers se sont principalement contentés de distribuer la parole pour faire commenter des images ou des verbatims de déclarations officielles russes et « occidentales » mises en équivalence. Malgré quelques exceptions, le seul élément de langage officiel utilisé directement par les équipes est celui d’« opération militaire spéciale ». Le premier jour, la langue d’un présentateur a fourché, celui-ci utilisant d’abord le terme « d’invasion » avant de se reprendre immédiatement pour parler « d’intervention ».

Quelles conséquences peut avoir cette suspension sur les médias ou journalistes européens ?

Il existe, à court terme, une conséquence politique liée aux mesures de rétorsion russes. Les flux d’information réciproques entre la Russie et l’Europe sont en train de se tarir et ce processus va probablement s’accélérer. La suspension de RT et Sputnik va être utilisée par les autorités russes comme un prétexte pour cautionner la partition à l’œuvre des espaces informationnels russes et occidentaux. C’est déjà le cas avec le blocage de Facebook en Russie, que le régulateur russe Roskomnadzor justifie par la « discrimination » produite par la fermeture des comptes Facebook des deux médias dans l’UE. Facebook a d’ailleurs été récemment comparé par Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT, à une « armée étrangère » en Russie qui « nous tire dessus ». Il est fort probable que le même type d’argument soit utilisé pour justifier la fermeture de médias occidentaux présents en Russie. 

La suspension de RT et Sputnik n’est cependant pas la cause principale de l’accroissement sans précédent du contrôle de l’information observé ces derniers jours en Russie. Les effets de la loi votée en urgence par la Douma [chambre basse russe, NDLR] le 4 mars 2022, visant à criminaliser les « informations délibérément mensongères » diffusées sur l’armée russe (jusqu’à quinze ans de prison), sont à ce jour beaucoup plus conséquents. La loi a marqué le coup de grâce du processus de démantèlement de l’écosystème médiatique indépendant en Russie, déjà très fragilisé depuis l’affaire Navalny — plusieurs rédactions s’étaient vues inscrites sur la liste infamante des « agents de l’étranger ». Des dizaines de journalistes russes fuient la Russie par peur des poursuites.

Craignant aussi des difficultés, plusieurs médias européens (RAI, ARD, ZDF, Libération, le New York Times, etc.) ont suspendu leurs activités en Russie et rapatrié leurs correspondantes et correspondants. Juste après l'adoption de la loi du 4 mars, Roskomnadzor a bloqué les sites de la BBC, de Voice of America, de RFE/RL et de la Deutsche Welle, avec pour motif « la diffusion systématique et délibérée de contenus comprenant des fausses informations », notamment sur le conflit en Ukraine. À ce jour, le service russophone de RFI reste accessible en Russie. Quant à France 24 ou TV5 Monde, elles ne sont plus diffusées sur la télévision câblée, mais restent accessibles par satellite.

« Assumer ce type d’organe dans nos paysages médiatiques est justement ce qui différencie un système démocratique pluraliste d’un État autoritaire qui tend vers l’unanimisme »

Sans doute moins significative à ce stade, l’autre conséquence est d’ordre symbolique. Interdire un média, aussi propagandiste et critique de notre modèle de société soit-il, n’est pas une décision anodine dans une démocratie libérale et un État de droit. Cette question mérite d’être portée dans le débat public puisqu’assumer ce type d’organe dans nos paysages médiatiques est justement ce qui différencie un système démocratique pluraliste d’un État autoritaire qui tend vers l’unanimisme. La liquidation de la radio d’opposition Écho de Moscou (Ekho Moskvy) et la suspension de la webtélé indépendante Dojd’ ces derniers jours en Russie en sont un bon exemple.

Le règlement européen du 2 mars précise enfin qu’il s’agit d’une suspension temporaire, jusqu’à ce que « l’agression contre l’Ukraine prenne fin et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande contre l’Union et ses États membres ». On peut considérer que l’argumentaire européen manque de consistance et de précision sur ce dernier point, faille que pourrait exploiter RT. D'ailleurs, RT France vient d'introduire un recours devant la justice européenne.

Comment peut évoluer la stratégie d’influence informationnelle russe, notamment audiovisuelle, à l’étranger ?

Il faut déjà anticiper la fin des filiales délocalisées de RT dans les pays occidentaux et une recentralisation du réseau à Moscou. Aux États-Unis, RT America vient d’annoncer la fermeture prochaine de ses bureaux et la chaîne RT UK n’est plus accessible au Royaume-Uni depuis quelques jours, dans la foulée de la décision prise au sein de l’UE. On peut aussi s’attendre à une restructuration et donc à un redéploiement des réseaux RT et Sputnik vers de nouveaux « marchés » informationnels, comme l’Afrique.

Sputnik continue à y renforcer ses partenariats et RT a récemment annoncé la création d’un nouveau bureau de correspondance à Nairobi (Kenya), présenté comme son « hub africain », qui deviendrait sa première base d’implantation en Afrique subsaharienne. Le bureau historique du continent se situe au Caire mais alimente principalement la chaîne RT Arabic et s’insère dans la logique moyen-orientale de RT. Par son bassin d'audience anglophone et francophone très prometteur, l’Afrique subsaharienne pourrait devenir un nouvel espace de projection médiatique stratégique pour la Russie, dont la présence croît fortement ces dernières années dans la région. Depuis quatre mois consécutifs, par exemple, le Burkina Faso est le quatrième pays d'audience du site Sputnik France après la France, la Belgique et le Canada. C’est la première fois qu’un pays subsaharien apparaît dans ce classement de tête. Nous verrons si l’ouverture de ce nouveau « débouché » informationnel alternatif au marché européen se confirme dans les prochains mois.

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