La version imprimée de Gazeta Sporturilor est recouverte d'une publicité pour des paris sportifs en ligne

« Gazeta Sporturilor » avait acquis la confiance du public roumain avec ses investigations. Ses journalistes dénoncent aujourd'hui une mainmise de l'industrie des paris sportifs.

© Illustration : Charlotte Magicmo

Des journalistes dénoncent l’influence de l’industrie des paris sportifs dans leurs médias

Licenciements, arrêt d’une version imprimée… Depuis le mois d’août 2023, Ringier Sports Media Group opère une « restructuration » des journaux sportifs « Gazeta Sporturilor » (Roumanie) et « A Bola » (Portugal). Mais les journalistes de « GSP », célèbres pour leurs enquêtes sur la corruption, accusent le groupe suisse d’ingérence éditoriale au profit de l’industrie des jeux d’argent.

Temps de lecture : 6 min

La version imprimée de Gazeta Sporturilor ne fêtera pas ses 100 ans en 2024. « GSP », qui a couvert les exploits de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, du footballeur Gheorghe Hagi et de la joueuse de tennis Simona Halep, avait pourtant survécu à la Seconde Guerre mondiale et quarante ans de dictature communiste. Plus qu’un simple journal sportif, elle avait acquis la confiance du public roumain en publiant une myriade d’investigations, notamment sur la corruption dans le sport. Ces dernières années, ses journalistes, dont Catalin Tolontan, alias « Tolo », ont connu un certain succès international avec leurs enquêtes sur des scandales sanitaires après l’incendie du club Colectiv en 2015. Enquêtes qui ont provoqué la démission du ministre de la Santé et fait l’objet du documentaire « L’Affaire collective », nommé aux Oscars en 2021. Le site de Gazeta Sporturilor, gsp.ro, était en novembre un des dix médias les plus visités du pays, avec 4,5 millions de visiteurs uniques.

Mais le 1er novembre dernier, l’impression du journal, qui tirait encore à 11 500 exemplaires, a été stoppée du jour au lendemain. Le rédacteur en chef, Catalin Tepelin, avait été mis à l’écart un mois auparavant, tandis que Catalin Tolontan, devenu coordinateur éditorial, est également licencié le 1er novembre, en même temps que huit employés qui géraient la version imprimée. Tepelin comme « Tolo » travaillaient à GSP depuis plus de vingt ans. Dans un communiqué de presse, le groupe suisse Ringier, qui a racheté le journal en 2018, parle de « restructuration stratégique » alors que « les ventes du journal ont baissé de 27 % depuis 2018 ». Pour les journalistes, ces décisions interviennent surtout après plusieurs épisodes de tensions entre la rédaction et les propriétaires, notamment depuis la création, en 2022, de la filiale Ringier Sports Media Group (RSMG). Ils accusent le groupe d’ingérence éditoriale en faveur de l’industrie des paris sportifs.

Un actionnaire en lien avec l’industrie des jeux d’argent

« De mon point de vue, les raisons économiques invoquées pour ces changements ne sont pas suffisantes. Ringier Sportal, qui possède Gazeta Sporturilor, a fait environ 500 000 euros de profit en 2022, ce qui n’est pas rien en Roumanie », soutient Catalin Tolontan fin novembre, assis sur un fauteuil à l’entrée des rédactions de GSP et du quotidien Libertatea. Ce dernier fait partie du groupe suisse depuis 1994 et Tolontan en est encore coordinateur éditorial lors de cette rencontre. La moitié de la rédaction est vide : GSP a déménagé, « soi-disant de façon temporaire pour des rénovations », évoque le journaliste de 55 ans.

Pour lui, les relations avec le groupe suisse ont été cordiales « jusqu’en octobre 2022 ». Là, RSMG reprend les rênes du journal et devient actionnaire à 51 %. À la tête de la filiale : Robin Lingg, issu de la dynastie Ringier, et le Bulgare Stilian Shishkov, fondateur du site de sport sportal.bg et qui possède 49 % des parts de GSP. « Dans une discussion par mail en octobre 2022, Stilian Shishkov nous demande de nommer les compétitions par le nom de leurs sponsors, souvent des entreprises de jeux d’argent, relate le journaliste. Catalin Tepelin et moi-même avons refusé, car c’est contraire à nos principes et cela peut porter à confusion nos lecteurs. Cela ne se faisait pas systématiquement dans d’autres journaux sportifs en Europe. Stilian Shishkov a écrit que la séparation de l’éditorial et du commercial était “un gros problème”, mais la maison mère nous a finalement donné raison. » Des preuves de ces échanges ont été transmises à La Revue des médias. Stilian Shishkov répond en anglais : « Dans toutes nos réunions, nous avons donné des exemples de comment les équipes commerciales et éditoriales doivent travailler ensemble. […] Nous travaillons en étroite collaboration ici en Bulgarie et nous obtenons ainsi de meilleurs résultats. »

« Ces entreprises de paris ne doivent en aucun cas intervenir dans l’éditorial »

Stilian Shishkov revient à la charge en janvier 2023, lors d’une conférence à Bucarest avec les représentants de médias de RSMG, venus des Balkans et d’Europe centrale. « Il nous a suggéré de créer une association qui ferait la promotion de l’industrie des paris comme en Bulgarie », poursuit Catalin Tolontan. En effet, le site sportal.bg, dont Ringier est actionnaire à 51 % depuis 2021, est membre de la Bulgarian Gambling Association (BGA), un lobby des entreprises de paris. D’autres participants, qui ne souhaitent pas être nommés, corroborent le témoignage de Catalin Tolontan. « Je me souviens très bien de ce moment, nous nous sommes tous regardés surpris en se demandant si on avait bien entendu ce que Shishkov avait dit », relate l’un d’entre eux. Une présentation qui leur est envoyée se termine par le logo de BGA et le nom de ses différents membres, dont sportal.bg, avec un slogan écrit sous le logo : « Gaming. Media. Sports », « Gaming » signifiant en anglais la pratique des jeux vidéo mais aussi des jeux de hasard.

La situation empire pendant l’été 2023 : le PDG de Ringier Romania, Mihnea Vasiliu, qui faisait le lien entre la rédaction et les actionnaires et qui était apprécié par les journalistes, est limogé début juillet et remplacé par un PDG intérimaire. Il décède d’un infarctus deux semaines plus tard à l’âge de 57 ans. Fin juillet, selon Tolontan, les actionnaires de GSP réclament à la rédaction en chef de lui soumettre les articles sur les entreprises de paris avant publication, entreprises qui financeraient à « 70-80 % » les publicités sur le site — estimation transmise par un autre journaliste de GSP qui souhaite rester anonyme. Pour la rédaction en chef, cette demande n’est rien d’autre que de l’ingérence éditoriale. Catalin Tolontan est ferme : « Je ne m’attendais pas à ça de la part d’un groupe d’Europe de l’Ouest. Ces entreprises de paris doivent rester dans leurs rôles traditionnels de collaboration avec un média, c’est-à-dire la publicité. Elles ne doivent en aucun cas intervenir dans l’éditorial. Nous devions continuer à enquêter sur elles, par intérêt public. » Le 3 octobre, Ringier demande le départ du rédacteur en chef Catalin Tepelin. Celui-ci refuse jusqu’à trouver un accord.

Licenciements massifs chez A Bola

Les jours suivants, dans un article publié dans Libertatea, Tepelin révèle au public et aux journalistes les pressions réalisées par RSMG auxquelles il a refusé de répondre. Des divergences qui sont, selon lui, à l’origine de sa mise à l’écart. 95 journalistes de GSP et Libertatea protestent alors contre l’action de Ringier. Le Premier ministre Marcel Ciolacu déclare que « l’industrie des paris licencie des journalistes ». Quelques jours auparavant, il avait lui-même accusé cette industrie — toute puissante en Roumanie et considérée comme un problème de santé publique — de lui faire du chantage. Ringier, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, réfute dans un communiqué toute accusation d’ingérence invoquant une décision purement « managériale ».

En décembre, peu de temps après son entretien avec La Revue des médias, Catalin Tolontan est démis de ses fonctions de coordinateur éditorial de Libertatea (en plus de GSP). Catalin Tepelin ne peut plus donner d’interview, car « la situation est délicate ». Dan Udrea, un des rédacteurs en chef adjoints de GSP, est également licencié le 5 décembre. Le même jour, Ringier a placé Predrag Mihailovic, rédacteur en chef de sportal.rs, la version serbe de sportal.bg, comme rédacteur en chef intérimaire.

 « Ils veulent faire de ces journaux des plateformes qui servent les entreprises de paris sportifs »

De l’autre côté du continent, au Portugal, des journalistes de A Bola regardent avec inquiétude la situation en Roumanie. Alors que RMSG s’était cantonné à l’Europe centrale et aux Balkans, le groupe a racheté le plus grand journal sportif du pays en juillet 2023. Ses premières décisions : changer le directeur de publication et licencier près de deux tiers des employés dont vingt journalistes « parmi les plus réputés du pays », selon Joao Miguel Rodrigues, secrétaire de direction du Syndicat des journalistes. Plusieurs procès sont en cours contre Ringier, notamment pour licenciement abusif. Là aussi, la direction a refusé de donner une interview. « La stratégie de Ringier n’est pas claire. Ils parlent de digitalisation. De plus de vidéos. Pour le moment, nous ne subissons aucune pression, mais je ne peux dire ce qu’il en sera dans le futur, vu les mesures radicales qui sont prises », témoigne Luis Simoes, journaliste depuis trente ans à A Bola.

« Selon moi, ils veulent copier le modèle de sportal.bg et faire de ces journaux des plateformes qui servent les entreprises de paris sportifs », estime Remus Raureanu, un des six journalistes qui ont préféré quitter GSP à la suite des événements. Parmi les 36 journalistes restant à GSP, certains évoquent des « incertitudes », une « perte de confiance envers Ringier », et n’ont pas encore reçu de consignes sur la suite et sur les plans de Ringier. Remus Raureanu ne mâche pas ses mots : « À part encaisser plus d’argent, je ne vois pas ce que cela peut être d’autre ».

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