Un projet aux effets incertains
Tout au long de leur note, les auteurs s’inspirent
de la réussite internationale de la BBC, qui regroupe en un seul ensemble l’équivalent de France Télévisions, de Radio France, de France Médias Monde et d’une partie des activités de l’INA au Royaume-Uni. Est-il possible de créer une BBC à la française ? Pas vraiment. Les conditions de production audiovisuelle diffèrent largement entre les deux pays. Tout d’abord, la BBC peut produire en interne et possède donc les droits d’exploitation de ses productions, ce qui n’est pas le cas des chaînes françaises depuis
la loi Tasca. De plus, la redevance télévisuelle est fixée à 145 livres (environ 205 euros) en Grande-Bretagne contre 136 euros dans l’Hexagone (
137 euros en 2016), entraînant une différence considérable de budget.
Créer un projet purement numérique financé par les seuls détenteurs de télévision paraît paradoxal
« La redevance devrait être payée par tous les foyers. Ce qui serait le moyen de résoudre le problème du financement de l’audiovisuel public. Quand tout le monde n’avait pas de téléviseur, il était légitime que seuls les détenteurs payent. Aujourd’hui, tout le monde a une télévision, un smartphone ou une tablette. Je ne vois pas pourquoi on lierait la redevance à un équipement en particulier » défend l’ancien membre du CSA, Francis Balle. Une question sensible alors que la BBC vient d’annoncer la suppression de 1 000 emplois,
à cause d’une baisse de la redevance britannique. Pour le moment, créer un projet purement numérique financé par les seuls détenteurs de télévision paraît paradoxal. Surtout lorsque l’on sait que les programmes publics sont loin de toucher tous les publics :
l’âge moyen du journal télévisé de France 2 atteint 60 ans.
Les chiffres d’audience de la jeunesse
ont effectivement de quoi faire pâlir les dirigeants des médias publics. En créant une plateforme numérique, les membres de Terra Nova sont persuadés de reconquérir ce « non-public » sur leur terrain de jeu favori, Internet. Pourtant, cela fait des années que les programmes radiophoniques et télévisuels sont disponibles en
replay sur la Toile, sans que la jeunesse suive. « En regroupant la production actuelle de toutes les chaînes dans une seule plateforme, on aura une tranche de population analogue à celle de leurs sites web actuels » estime Alain Le Diberder, directeur des programmes d’Arte. La moyenne d’âge des spectateurs de la chaîne franco-allemande est de 58 ans, mais de 45 ans sur le Web et de 35 ans sur les réseaux sociaux.
Le problème du vieillissement de l’audience n’est pas une question d’interface, mais de contenu
« Le problème du vieillissement de l’audience n’est pas une question d’interface, mais de communication et de contenu : les jeunes sont habitués à aller sur des sites exotiques pour chercher le contenu qui les intéresse » analyse Alain Le Diberder. Bernard Stiegler, philosophe, estime même que les auteurs se trompent de problème : « Il ne faut pas imiter YouTube et les autres géants américains, mais produire des choses nouvelles. Or, il est impossible d’innover en cherchant à atteindre une audience particulière. Si les contenus sont de qualité, ils attireront tous les publics, y compris les jeunes. »
Et c’est là où le bât blesse ; la note aborde très peu la question du contenu et se concentre principalement sur des aspects techniques. Le lecteur apprend rapidement que les publications seraient structurées par grandes thématiques, avec un acteur chef de file par thème, par exemple RFI pour l’international. Les nombreuses problématiques liées à l’articulation éditoriale de la plateforme sont ainsi éludées. Comment gérer les doublons de contenus sur une même actualité ? Comment garantir la diversité éditoriale au sein d’une plateforme unifiée ? Les acteurs de l’audiovisuel public pourront-ils garder leur indépendance et leur marque de fabrique ? « Là on est sur la problématique la plus complexe de notre projet, celle des thématiques transverses. Pour les thématiques qui n’ont pas lieu d’être transversales, chaque acteur garde clairement ses offres spécifiques. Par contre, certaines thématiques mériteraient d’être traitées globalement, comme la culture, le spectacle vivant, les news » concède Louis-Cyrille Trébuchet.
Francis Balle est plus optimiste à ce sujet : « On est habitué dans le secteur public à ce que chaque antenne garde sa propre identité, cela a déjà été fait pour le regroupement de France Télévisions. » Les deux auteurs assurent leur volonté de préserver l’indépendance des chaînes de radio et de télévision, tout en donnant les prémisses d’une mutualisation de la production dans leur note: « Il faut que les marques et les offres soient conçues et organisées pour en optimiser la cohérence et l’efficacité et que la production ou l’acquisition des contenus soient mutualisés chaque fois que c’est possible. ».
Qui dit mutualisation des moyens, dit suppression potentielle d’emplois. Louis-Cyrille Trébuchet assure que « l’objet de ce projet n’est pas de supprimer des emplois ». Alain Le Diberder pense même qu’un tel regroupement peut en créer : « Il suffit de regarder ce que coûte France Télévisions en superstructure : plusieurs personnes s’occupent de coordonner l’ensemble des chaînes. Bien sûr, des synergies sont possibles, mais il faut voir leur coût. Arte est une chaîne franco-allemande, je suis bien placé pour savoir que la coordination demande beaucoup d’énergie.» Difficile de se faire une opinion sur ce point, tant la note de Terra Nova manque de données concrètes. Le lecteur n’y trouvera pas d’estimation du coût de mise en œuvre de la plateforme, ni le montant des possibles économies d’échelle. « C’est une deuxième étape du travail, qui ne dépend plus de nous » explique Louis-Cyrille Trébuchet. Finalement, si la note n’a pas suscité de réactions, c’est peut-être en partie à cause de son aspect encore nébuleux. La proposition du think tank progressiste Terra Nova en est encore au stade de l’idée. Elle a pourtant le mérite de poser publiquement les bases d’un débat qui revient périodiquement sur le devant de la scène : regrouper l’audiovisuel public.
En effet, les auteurs de Terra Nova ne sont pas
les seuls à envier le succès de la BBC. Orange proposait de créer en juillet 2015 une plateforme de SVOD qui fusionnerait son service de VOD avec ceux de TF1, M6 et France Télévisions. Finalement,
le projet n’a pas abouti faute de trouver un compromis assurant la rentabilité à moyen terme. Un accord tout autant difficile à trouver au sein de l’audiovisuel public, explique Alain Le Diberber : « Il est difficile de mettre en œuvre un système unique sur le numérique, alors que les acteurs ne sont, justement, pas uniques et ce depuis plus de 40 ans. ». Delphine Ernotte, la nouvelle présidente de France Télévisions lance un autre projet :
celui d’une chaîne d’information en continu sur Internet en coordination avec Radio France. Pierre Lescure et Jean-David Blanc, anciens dirigeants de Canal + et Allo Ciné, travaillent eux aussi sur un nouveau service pour regarder les contenus audiovisuels publics et privés sur Internet : Molotov.tv. L’idée d’un Netflix à la française continue donc de faire son chemin.
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Crédits photos
France Télévisions lors des Chorégies. Jean-Louis Zimmerman /
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Radio France. Anna Fuster /
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Every Channel the Same. Jeffrey /
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