La liberté d’expression en Inde est-elle menacée ?

La liberté d’expression en Inde est-elle menacée ?

Encadrée par des lois parfois rétrogrades, menacée par la politique identitaire et le communautarisme, la liberté d’expression est portée par le développement des réseaux sociaux. Elle demeure une valeur forte de la société civile dans la plus grande démocratie au monde.
Temps de lecture : 6 min

L’arrestation du leader d’un syndicat étudiant pour sédition en février 2015 marquera les annales du débat sur la liberté d’expression en Inde. Intellectuels de gauche, militants d’extrême-droite, journalistes, hommes politiques, forces de police se trouvèrent rassemblés dans une farce tragique mêlant sentiment nationaliste, fantasme terroriste, faux compte Twitter, manipulation d’images et échauffourées à la cour de justice. Au-delà de la question de savoir si , oui ou non, Kanhaiya Kumar avait critiqué, lors d’un discours, la condamnation à mort du terroriste séparatiste cachemiri Afzal Guru et s’il avait scandé des slogans réclamant la libération du Cachemire, se pose surtout la question de l’exercice de la liberté d’expression en Inde.
 La liberté d'expression est souvent menacée par le "droit à s’offusquer" qui règne dans la société indienne 
Car elle est souvent menacée par le « droit à s’offusquer » qui règne en maître dans la société indienne, encourageant certaines factions à recourir à la violence pour se faire justice. Et les lois rétrogrades sur la sédition héritées de l’empire britannique, les mêmes qui ont rendu possible l’arrestation de Mahatma Gandhi par les autorités coloniales de l’époque, permettent encore aujourd’hui d’entraver le travail des journalistes qui couvrent les zones séparatistes ou en proie à la guérilla maoïste. Comme le fait remarquer le journaliste et économiste Omkar Goswani, en soi, réclamer l’indépendance du Cachemire devrait-il justifier une arrestation ?

La liberté par le web ?

On ne peut pourtant nier que la liberté d’expression existe en Inde. Sur les réseaux sociaux, elle se montre florissante et souvent virulente.Le 24 mars 2015, la Cour Suprême a invalidé la très controversée section 66A de l’Information Technology Act. Voté en 2008, cet amendement autorisait l’emprisonnement (jusqu’à 3 ans) de toute personne qui utiliserait les nouvelles technologies pour répandre des informations « insultantes … menaçantes … fausses … dans l’intention de mécontenter, déranger … ou insulter ». Une définition aussi vaste, et aussi vague, avait conduit à de nombreux excès, l’un des plus spectaculaires ayant été l’arrestation et la condamnation de deux jeunes filles à 15 jours de prison pour un post Facebook et un like, lors du décès de Bal Thackeray, alors leader du parti d’extrême-droite indienne Shiv Sena. Dès lors que le sentiment communautaire ou religieux se sentait attaqué, il était possible pour la police d’arrêter tout auteur de sarcasme ou critique sur les réseaux sociaux. L’abolition de cette section, après un combat de 3 ans mené par une jeune étudiante en droit, a constitué une victoire éclatante pour les tenants de la liberté d’expression, à tel point que le gouvernement s’en inquiète. Le ministre de l’Information et des Telecommunications(1) Arun Jaitlee notait lors d’un récent discours qu’il n’existe plus sur internet aucun garde-fou, ce qui, dans une société où les susceptibilités sont exacerbées par le multiculturalisme et la diversité des religions, pourrait menacer l’harmonie sociale. D’après le Gouvernement Request Report publié par Facebook, l’Inde est d’ailleurs le pays qui soumet le plus grand nombre de requête de suppression de contenu au monde (15155 au premier semestre 2015) au motif que ces contenus pourraient perturber la paix sociale au sein du pays.
 
The HootL’autre signe de la vitalité de la liberté d’expression est le développement de l’information indépendante en ligne. Qu’il s’agisse de blogs collaboratifs, comme Kalifa, de plateforme d’actualités comme Scroll.in, de sites militants comme India Resist ou d’observatoire des médias comme Hoot, ces sites offrent tous la possibilités aux opinions divergentes de s’exprimer, ils font la chasse aux dossiers sensibles, à la corruption, au communautarisme et sont devenus une source de référence pour l’élite indienne anglophone. L’économiste Amartya Sen affirme d’ailleurs que la société indienne – tout comme ses institutions, est profondément tolérante et a le goût du débat à tel point que ce qui est parfois perçu comme la montée de l’intolérance en Inde est plutôt l’expression d’une tolérance excessive, celle que la société manifeste pour certains sous-groupes doctrinaires et fanatisés.

Des agressions qui marquent les esprits

 La liberté de la presse est entravée par le triptyque tracas judiciaires, dépendance publicitaire et autocensure  
En dépit de l’attachement de la société civile à la liberté d’expression et de la protection offerte par la constitution (art 19-1), il n’est pourtant pas facile d’exercer le métier de journaliste en Inde. L’Inde est classée 136ème sur 180 pays en termes de liberté de la presse par Reporters Sans Frontières. Les assassinats de journalistes surviennent régulièrement : le dernier en date concerne un journaliste qui enquêtait sur des activités minières illégales dans l’Uttar Pradesh. Il n’est également pas rare d’être agressé ou menacé, comme la journaliste Malini Subramaniam qui enquête sur les malversations policières dans les zones tribales de Chhattisgarh.  Travailler dans certaines zones sensibles – celles où les militants séparatistes ou les guérilleros maoïstes s’opposent au gouvernement – est d’ailleurs un véritable exercice d’équilibriste, entre le risque d’être pris pour un agent du gouvernement ou un allié des insurgés et les pressions de la police qui souhaiteraient faire des journalistes leurs informateurs. Mais au delà de ces événements sensationnels et qui sont d’ailleurs très largement relayés par la presse nationale, la liberté de la presse est plus subtilement, et plus discrètement entravée par le triptyque tracas judiciaires, dépendance publicitaire et autocensure.

Tracas juridiques

Annonces matrimoniales IndeVikram Doctor, journaliste à l’Economic Times(2) déclare d’ailleurs que le principal obstacle que rencontre un journaliste dans l’exercice de ses fonctions en Inde sont les problèmes juridiques. Les plaintes sont extrêmement fréquentes - Jayalalithaa, la Chief Minister du Tamil Nadu a ainsi procédé à 190 attaques en diffamation durant son mandat et le système judiciaire indien étant très lent et procédurier, certains groupuscules ou certaines communautés se font une spécialité du harcèlement juridique, qui peut vite tourner au cauchemar lorsque le journaliste doit se rendre à de multiples reprises pour audience dans des endroits reculés du pays si c’est là qu’y a été déposée la plainte. De grands groupes, comme le Times of India, disposent de leur propre service juridique rompu à traiter ces plaintes, mais elles peuvent devenir une véritable nuisance pour les petites structures et empêcher de travailler. « N’importe qui peut s’offenser à propos de n’importe quoi », explique le journal pour expliquer un épisode récent, largement relayé sur les réseaux sociaux, dans lequel le Times of India avait refusé de placer l’annonce d’une mère qui recherchait un compagnon pour son fils homosexuel – le recours aux annonces matrimoniales étant la norme en Inde.

Autocensure

Les liens avec le monde des affaires peuvent aussi poser problème. Vikram Doctor relate ainsi que, à la suite de la publication d’un article négatif sur la Tata Nano, « voiture économique » du groupe Tata, l’Economic Times avait perdu, pendant plusieurs années, tout accès au PDG du groupe, Ratan Tata.
 
Il en est de même pour le monde politique. S’il est possible de critiquer le gouvernement, ce n’est pas sans conséquences. La principale étant l’impossibilité soudaine d’accéder aux plus hauts niveaux du gouvernement et d’obtenir informations et interviews. Les professionnels des médias semblent avoir tellement intériorisé la nécessité de ne pas heurter la classe politique, les annonceurs et surtout le sentiment communautaire, qu’ils considèrent faire preuve de discernement plutôt que de subir la censure.
 
Le caricaturiste Hemant Morparia(3) affirme ainsi qu’il dessine ce qu’il veut, ayant « l’art et la manière », tout en avouant que, bien qu’appréciant Wolinski – qu’il avait rencontré à l’occasion d’une résidence d’artistes et d’une exposition croisée –, il n’avait jamais compris son goût pour la provocation gratuite. Pour le caricaturiste du Bombay Times, ce qui pose problème dans la société indienne n’est pas la prétendue intolérance des indiens mais bien la politique identitaire, qui fait du communautarisme un argument de campagne. Si Hemant Morparia, par prudence ou retenue, n’a jamais rencontré de problèmes avec la censure ou la vindicte publique, ce n’est pas le cas de tous ses collègues caricaturistes. Les locaux de Lokmat, un quotidien en langue Marathi, furent saccagés en janvier 2015 et son caricaturiste attaqué en justice car il avait choisi d’illustrer un article sur les circuits de financements de Daech … par une tirelire en forme de cochon, ce qui provoqua l’ire de la communauté musulmane.

Des inquiétudes « antinationales » ?

Ces derniers temps, atteintes à la liberté d’expression et protestations contre ces atteintes prennent une tournure de plus en plus politique. À travers le pays, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer la montée de l’intolérance et de l’hindouisation du pays – de l’interdiction du bœuf dans l’état du Maharashtra à la refonte des manuels scolaires dans le Rajasthan. Le ministre de la Culture, Mahesh Sharma, déplorait récemment que la culture occidentale ait tellement imprégnée la société indienne que les intellectuels confondaient affirmation de la culture indienne et safranisation(4). Le Premier Ministre lui-même, Narendra Modi, voit dans les nombreuses « attaques » contre son gouvernement une conspiration de ceux qui ne peuvent tolérer qu’un vendeur de thé ait pu accéder aux plus hautes fonctions du pays.
 
Aujourd’hui, pour certains, arguer que la liberté d’expression est en retrait, que l’intolérance augmente, c’est être antinational – ce qui explique, par exemple, la proposition insultante formulée par le ministre de l’environnement du Maharashtra à la star Aamir Khan de prendre un aller simple pour le Pakistan pour avoir osé exprimer son malaise. Pour d’autres, c’est tout simplement une urgence.

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Crédits photos :
Jaipur, India, March 2012. Riccardo Romano / Flickr  Licence CC BY-NC-ND 2.0
Capture d'écran du site The Hoot.
2013-03 India 129 [Annonces matrimoniales d'un quotidien indien].Edmund Gall / Flickr Licence CC BY-SA 2.0
(1)

Information and Broadcasting Minister. 

(2)

Entretien, juin 2015. 

(3)

Entretien, juin 2015. 

(4)

Il se réfère ici à la domination de la culture hindouiste, le safran étant la couleur des nationalistes hindous.

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