Le livre, partagé entre papier et numérique

Le livre, partagé entre papier et numérique

L’économiste de la culture Françoise Benhamou dresse un état des lieux détaillé des bouleversements technologiques à l’œuvre dans l’industrie du livre.

Temps de lecture : 6 min

 

« L’auteur et le lecteur ne sont plus tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres ». C’est sans doute avec cette phrase que Françoise Benhamou, en clin d’œil à un célèbre poème de Paul Verlaine, résume le mieux la nature des changements qui interviennent actuellement dans l’industrie du livre : tandis que certains fondamentaux restent identiques, des évolutions majeures se produisent et reconfigurent tout à la fois la chaîne de valeur et les pratiques culturelles. Selon l’économiste de la culture, les prévisions qui avaient été avancées par les spécialistes n’ont pas vraiment eu lieu et les innovations qui se dessinent prennent un tour « imprévisible » et « inévitable ». Imprévisible, parce qu’il est difficile de décrire exactement de quoi l’avenir sera fait. Inévitable, car tous les maillons de la chaîne du livre ne manquent pas d’être concernés.
 
Dans cet environnement technologique incertain, il est tout de même possible d’identifier une nouvelle vague d’innovations, censée amorcer le décollage de la lecture numérique : le développement de l’Internet mobile, des objets connectés, du stockage à distance (cloud) et des réseaux sociaux. Parallèlement, l’économie du livre est confrontée à des remises en cause à tous les niveaux, « affrontant des sources de destruction (baisse des prix, piratage, désintermédiation), d’absorption de valeur par des acteurs extérieurs à l’écosystème culturel (opérateurs télécom, acteurs dits « over the top »), mais aussi de recréation de valeur (par l’enrichissement des contenus, le rassemblement de nouveaux publics, ou les effets de longue traîne) et de révision des modèles traditionnels (par le dynamisme des pure players et des innovateurs) ».
 
La progression du numérique, qui se produit à un rythme différencié selon les pays(1) , emprunte des directions multiples que Françoise Benhamou se propose d’éclairer. C’est là tout l’intérêt de cet essai, qui embrasse l’ensemble des questionnements qui traversent la filière, sans manquer de dresser des passerelles entre le monde d’aujourd’hui et celui de demain.

Du vagabondage à la recommandation

Avec le livre numérique, un renouvellement des pratiques de lecture est observé. Sous une forme dématérialisée, le livre autorise le nomadisme entre les supports (liseuses, tablettes, smartphones, ordinateurs, consoles), mais aussi l’indifférenciation(2) , la fragmentation(3) et l’enrichissement des contenus(4) . Par ailleurs, il devient possible de surveiller les pratiques des utilisateurs. Le rythme et le temps de lecture, les annotations, les goûts et les préférences de chacun sont susceptibles d’être enregistrés et d’alimenter, à travers la captation des données personnelles, le fonctionnement des services.
 
En retenant l’argument selon lequel, dans l’univers numérique, la pléthore d’informations disponibles implique une pénurie de l’attention, Françoise Benhamou insiste sur la prolifération de dispositifs de recommandation, comme les blogs et les réseaux sociaux de lecteurs (aNobii, Goodreads, Babelio, Entrée Livre, Booknode, etc.), qui agissent sur la visibilité des titres et leurs perspectives de succès. C’est un « océan de conseils » et un « labyrinthe de communautés » qui se met en place, où coexistent l’expert et l’amateur, les « conseils désintéressés » et les « recommandations commerciales ». Il faut dire que ces nouvelles formes de prescription permettent « un appariement assez fin entre le livre et le lecteur, le caractère pertinent de la recommandation étant liée à la possibilité de rassembler des informations personnelles et de les exploiter ».
 
Plusieurs études, pourtant, pointent du doigt certaines limites des systèmes de recommandation. Il a pu apparaître, par exemple, que des plateformes pratiquent la search diversion afin de proposer à l’internaute non pas des biens en rapport avec ses attentes mais des biens susceptibles de produire davantage de revenus, tandis que les moteurs de recommandation fondés sur les niveaux de vente et de consultation tendraient à réduire la diversité de la consommation.

Quelle structure pour le marché du numérique ?

Le livre numérique multiplie les possibilités d’innovations en matière de consommation : « achat à l’unité, abonnement à des sites, à des collections ou selon des thématiques, lecture seule, offre multiformat avec téléchargement, offre limitée au format de l’appareil, location, acquisition d’extraits (…), achat pérenne ou simplement lié à un nombre limité de téléchargements, streaming (…), financement par la publicité ou par un tiers ». Au-delà de ces modes de consommation aussi nombreux que variés, le numérique rend également possible le piratage, qui se porte surtout vers les best-sellers, la littérature de genre (SF, fantastique, fantasy), les livres pratiques et de sciences et techniques. Pour contrer le téléchargement illégal, les œuvres sont souvent protégées par des verrous (Digital Right Management), qui présentent le désavantage de coûter assez cher et de restreindre considérablement les conditions d’utilisation, ou alors par des systèmes d’empreinte numérique permettant de pister les fraudeurs éventuels. Autour d’entreprises comme Adobe, Hologram Industries, Attributor ou MarkMonitor, qui proposent leurs services aux maisons d’édition, se développe aujourd’hui « toute une économie de la lutte contre la contrefaçon ».
 
Dans ce contexte, quelles sont les stratégies adoptées dans le secteur de l’édition pour proposer une offre numérique ? À l’exception des maisons d’édition scientifiques qui ont pris un virage technologique plus tôt, Françoise Benhamou explique que la majorité des éditeurs traditionnels restent prudents dans l’adoption du numérique, soucieux de ne pas opérer de changements trop radicaux et de maintenir « le fragile équilibre entre les canaux de vente ». Un certain nombre d’acteurs du monde du livre se sont tout de même lancés dans la création de plateformes de distribution et de diffusion numériques, comme Izneo, E-plateforme, Eden, Immatériel-fr ou The EBook Alternative. À l’opposé, des acteurs qualifiés d’« aventuriers du numérique », souvent nouvellement créés, multiplient les expérimentations et réinventent le métier d’éditeur : Publie.net, Numeriklivres, Storylab, Open Road Media, etc. En plus de ces initiatives, il convient de signaler la multiplication des plateformes d’autoédition(5) qui donnent l’occasion à des auteurs d’éditer eux-mêmes leurs ouvrages et de les diffuser en ligne, ainsi que l’essor des sites de financement participatif (ou crowdfunding)(6) , grâce auxquels des internautes peuvent s’associer pour financer divers projets. C’est ainsi que des œuvres voient le jour en dehors des modes de sélection et de diffusion traditionnels.
 
Au milieu de ces acteurs engagés sur le marché du numérique, une poignée de géants nord-américains issus des nouvelles technologies tirent leur épingle du jeu. En dépit de différences très nettes en matière de poids et de modèles d’affaires, ceux qu’on appelle désormais les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) mènent des « stratégies prédatrices », basées sur l’évasion fiscale(7) , des pratiques anticoncurrentielles(8) et la conquête de « marchés toujours plus divers, à partir de position de domination sur un premier champ d’activité : moteurs de recherche, magasins en ligne, réseaux sociaux ». Au départ étrangères au domaine de la culture, ces entreprises investissent le champ du livre numérique(9) en misant sur un développement vertical et horizontal de leurs activités, mais aussi, du côté d’Apple et d’Amazon, sur un verrouillage des usages, c’est-à-dire sur la limitation des possibilités pour l’utilisateur équipé de leurs appareils de consommer en dehors de leurs magasins.

Les politiques publiques questionnées

Les politiques publiques cherchent à accompagner les évolutions technologiques actuelles à travers différents dispositifs (subventions, prix unique, TVA à taux réduit, projet ReLIRE sur les œuvres indisponibles, etc.), dont la mise en œuvre se heurte parfois à des problèmes de cohérence. La loi de 2011 sur le prix unique du livre numérique, par exemple, prive « les éditeurs de la possibilité de fixer différents prix en fonction des usages », ce qui risquerait de les conduire à « privilégier le livre homothétique(10) ». De même, Amazon a bénéficié en 2012 d’aides venant des collectivités locales et de l’État pour installer un entrepôt en Bourgogne, tandis que deux ans plus tard la loi dite « anti-Amazon » a été adoptée afin d’interdire le cumul de la gratuité des frais de port et la remise de 5 % sur le prix de vente public. Dans le cadre de la lutte contre le piratage sont également soulignées les limites de l’Hadopi, dont le système de riposte graduée s’est montré peu efficace car insuffisamment tourné vers « les organisateurs de la circulation illégale des fichiers ».  
 
En conclusion de ce tour d’horizon très complet du monde du livre numérique, qui aborde également la question des MOOCS, des bibliothèques, des revues scientifiques, des librairies, du droit d’auteur ou encore des nouvelles formes d’écriture, Françoise Benhamou rappelle que la montée en puissance du marché de l’e-book n’entraînera pas nécessairement une disparition du livre imprimé : l’hypothèse la « plus plausible » est celle « d’une inversion de l’ordre des éditions, qui commenceraient par le numérique pour devenir papier au fil des besoins et des demandes ». Dès lors, se dirige-t-on vers une situation où le recours au papier ne se ferait plus qu’à des fins de conservation, pour valoriser « des œuvres que l’on a préférées » ? Et qui seront, au bout du compte, les gagnants et les perdants du phénomène d’hybridation qui se produit en ce moment dans la filière ? A ces questions, l’essai de Françoise Benhamou apporte des pistes de réflexion nombreuses et pertinentes, mais nul doute qu’il faudra attendre encore un certain nombre d’années avant de réellement connaître l’issue des innovations observées.  
    (1)

    Aujourd’hui, les livres numériques représentent 11 % du chiffre d’affaires aux États-Unis, 12 % au Royaume-Uni, 3 % en France et en Italie, tandis qu’un décollage est observé au Japon, en Corée du Sud, en Espagne, en Allemagne et en Scandinavie. 

    (2)

    On passe facilement d’un contenu à un autre. 

    (3)

    Le lecteur « butine » et consulte des fragments de texte.

    (4)

    D’autres contenus sont intégrés au livre, comme de l’image, du son et de la vidéo.

    (5)

    Lulu, YouScribe, JePublie, Smashwords, etc.

    (6)

    Tels que Ulule, Kickstarter, KissKissBankBank ou MyMajorCompany. 

    (7)

    En France, entre 2011 et 2014, on estime que Google, Apple, Amazon et Facebook ont économisé, à eux tous, 600 millions d’euros chaque année en matière d’impôt sur les sociétés. 

    (8)

    En 2013, Apple est condamné pour sa politique de contrats d’agence et entente illégale sur le prix des e-books. De même, la Commission européenne a longuement enquêté sur les pratiques de Google, soupçonnant la firme californienne de désavantager abusivement des services concurrents sur son moteur de recherche.

    (9)

    À l’exception de Facebook.

    (10)

    Par livre homothétique, on entend la reproduction à l’identique du livre imprimé en format numérique. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris