La fin du cercle vertueux de la solitude
À partir d’entretiens réalisés auprès d’individus portant sur leur expérience de la vie en ligne, Sherry Turkle met en évidence les dommages que cause le déclin de la conversation et relève une atrophie significative de dispositions psychologiques comme l'empathie ou l’introspection. L’analyse livrée par la psychologue du Massachusetts Institute of Technology (MIT) montre que les relations humaines en face à face sont plus riches, mais également plus exigeantes et incertaines, si bien qu’elles réclament davantage de patience et d’effort, ce qui conduit nombre d’individus, à la recherche de plus de contrôle et d’efficacité, à privilégier les formes électroniques de communication. Avec les technologies à l’œuvre, l’essence même de la conversation tendrait à disparaître et il y a fort à parier que les générations qui grandissent avec un smartphone dans la main n’auront pas même le sentiment qu’il puisse en être autrement.
Et pourtant, Sherry Turkle est convaincue que quelque chose d’important est actuellement en train de se jouer. Les recherches en psychologie et neurosciences soulignent le rôle majeur de la solitude dans le processus de construction identitaire et le développement d’un sentiment d’empathie. C’est en effet par l’introspection que nous apprenons à penser de façon autonome et à construire une image stabilisée de nous-mêmes, ce qui est primordial pour pouvoir entrer en relation avec d’autres personnes. Si nous nous sentons mal à l’aise avec ce que nous sommes et que nous n’avons pas confiance dans ce que nous avons à offrir aux autres, il devient alors difficile d’arriver à se mettre à leur place et à réellement leur prêter attention. Par la suite, les échanges et les conversations que nous avons contribuent à renforcer cette dynamique en nous donnant plus encore à réfléchir. « Tout comme la solitude nous prépare à parler aux autres, écrit Sherry Turkle, nous apprenons avec les autres à nous engager dans une solitude plus fructueuse ».
Jamais libre, l’esprit est capturé, divisé, sollicité, à l’affut de ce qui se passe à l’écran
Or, ce cercle vertueux est aujourd’hui brisé par les technologies de la communication, qui autorisent une connexion permanente et sans répit. Les enfants qui grandissent avec ces outils numériques doivent constamment répondre à des sollicitations extérieures, ce qui empêche cet indispensable retour sur soi que nous obtenons seulement dans la solitude. Jamais libre, l’esprit est capturé, divisé, sollicité, à l’affut de ce qui se passe à l’écran. Dans cette perspective, Sherry Turkle fait part de récits d’individus, notamment d’adolescents, incapables de se passer de leur téléphone, qui le consultent dès qu’ils ont le moindre temps libre, qui dorment avec pour pouvoir rester en contact, et qui s’ennuient ou deviennent inquiets quand ils ne sont plus connectés.
À vrai dire, le conditionnement auquel nous faisons face est tel que pendant un échange en face à face, la simple présence de l’objet technique peut être problématique. Par exemple, le seul fait d’avoir sur la table un téléphone éteint transforme la manière avec laquelle l’interaction se produit, car si nous pensons que nous pouvons être interrompus à tout moment, nous avons alors tendance à mener une conversation plus légère, sur des sujets inconséquents, dans le cadre d’un échange où chacun se sent moins impliqué.