L’hyperconnexion au détriment de la conversation

L’hyperconnexion au détriment de la conversation

Dans un monde hyperconnecté où nous nous laissons envahir par les smartphones et les tablettes, pourquoi est-il temps de privilégier la conversation en face à face plutôt que la communication en ligne ?

Temps de lecture : 5 min

Reprenant un constat qu’elle avait déjà posé dans Seuls ensemble, Sherry Turkle revient avec un nouvel ouvrage qui explique que l’immersion des technologies de la communication dans notre quotidien implique un rapport au monde de plus en plus connecté, au détriment de la conversation en face à face. Alors que nous sommes en famille, en rendez-vous, en classe, au travail, bref en présence d’autres individus dans des contextes variés, nous n’hésitons pas à nous tourner vers nos écrans pour les consulter et réaliser toutes sortes d’activités en ligne. Cette façon d’être toujours ailleurs, de n’incarner qu’une présence diminuée en raison d’un engagement presque constant avec nos appareils électroniques, est précisément ce que dénonce la psychologue américaine : nous aurions tendance à sacrifier la conversation à la connexion.  

L’objet de ce livre, dont le ton est engagé et raisonne comme un appel à l’action, est de nous rappeler les vertus de la conversation et les menaces que font peser sur elle l’usage que nous avons de la technologie. Moins créatifs, moins empathiques, moins attentifs aux autres, nous aurions beaucoup à perdre à ne pas reconsidérer la place accordée à la communication électronique dans notre vie, à l’heure où l’Internet mobile s’est généralisé. En d’autres termes, Sherry Turkle propose  de reprendre possession de la conversation et de nous concentrer plus que jamais sur les rapports en face à face.

La fin du cercle vertueux de la solitude

À partir d’entretiens réalisés auprès d’individus portant sur leur expérience de la vie en ligne, Sherry Turkle met en évidence les dommages que cause le déclin de la conversation et relève une atrophie significative de dispositions psychologiques comme l'empathie ou l’introspection. L’analyse livrée par la psychologue du Massachusetts Institute of Technology (MIT) montre que les relations humaines en face à face sont plus riches, mais également plus exigeantes et incertaines, si bien qu’elles réclament davantage de patience et d’effort, ce qui conduit nombre d’individus, à la recherche de plus de contrôle et d’efficacité, à privilégier les formes électroniques de communication. Avec les technologies à l’œuvre, l’essence même de la conversation tendrait à disparaître et il y a fort à parier que les générations qui grandissent avec un smartphone dans la main n’auront pas même le sentiment qu’il puisse en être autrement.
 
Et pourtant, Sherry Turkle est convaincue que quelque chose d’important est actuellement en train de se jouer. Les recherches en psychologie et neurosciences soulignent le rôle majeur de la solitude dans le processus de construction identitaire et le développement d’un sentiment d’empathie. C’est en effet par l’introspection que nous apprenons à penser de façon autonome et à construire une image stabilisée de nous-mêmes, ce qui est primordial pour pouvoir entrer en relation avec d’autres personnes. Si nous nous sentons mal à l’aise avec ce que nous sommes et que nous n’avons pas confiance dans ce que nous avons à offrir aux autres, il devient alors difficile d’arriver à se mettre à leur place et à réellement leur prêter attention. Par la suite, les échanges et les conversations que nous avons contribuent à renforcer cette dynamique en nous donnant plus encore à réfléchir. « Tout comme la solitude nous prépare à parler aux autres, écrit Sherry Turkle, nous apprenons avec les autres à nous engager dans une solitude plus fructueuse ».
 
 Jamais libre, l’esprit est capturé, divisé, sollicité, à l’affut de ce qui se passe à l’écran  
Or, ce cercle vertueux est aujourd’hui brisé par les technologies de la communication, qui autorisent une connexion permanente et sans répit. Les enfants qui grandissent avec ces outils numériques doivent constamment répondre à des sollicitations extérieures, ce qui empêche cet indispensable retour sur soi que nous obtenons seulement dans la solitude. Jamais libre, l’esprit est capturé, divisé, sollicité, à l’affut de ce qui se passe à l’écran. Dans cette perspective, Sherry Turkle fait part de récits d’individus, notamment d’adolescents, incapables de se passer de leur téléphone, qui le consultent dès qu’ils ont le moindre temps libre, qui dorment avec pour pouvoir rester en contact, et qui s’ennuient ou deviennent inquiets quand ils ne sont plus connectés.
 
À vrai dire, le conditionnement auquel nous faisons face est tel que pendant un échange en face à face, la simple présence de l’objet technique peut être problématique. Par exemple, le seul fait d’avoir sur la table un téléphone éteint transforme la manière avec laquelle l’interaction se produit, car si nous pensons que nous pouvons être interrompus à tout moment, nous avons alors tendance à mener une conversation plus légère, sur des sujets inconséquents, dans le cadre d’un échange où chacun se sent moins impliqué.

Des voix singulières

En analysant les cadres de sociabilité où la conversation est amenée à se déployer, Sherry Turkle souligne combien les divers messages électroniques qui transitent par les boîtes mails, les applications et les réseaux sociaux, occupent une place croissante dans notre quotidien et se substituent aux échanges en personne. De la famille aux amis, en passant par les relations amoureuses, l’école, le travail ou encore l’espace public, sont exposées des situations dans lesquelles l’omniprésence de l’usage des technologies affaiblit considérablement les relations humaines, ce qu’étayent de nombreux témoignages avancés par la psychologue.  

 L’omniprésence de l’usage des technologies affaiblit les relations humaines 
Il y a l’exemple d’Alli, cette adolescente qui ne s’adresse plus à ses parents pour résoudre les problèmes personnels qu’elle rencontre dans sa vie, mais qui préfère se tourner directement vers ses abonnés sur le réseau Instagram. Il y a aussi le cas de Liam, qui utilise Tinder pour faire des rencontres tout en envisageant sa vie sentimentale comme un placement de produit, mais dont la dernière relation n’a pas fonctionné, car sa petite amie passait beaucoup trop de temps sur son smartphone à regarder les autres garçons qui la contactaient via l’application. Il y a encore le témoignage de ce juriste qui compare ses associés les plus jeunes à des pilotes dans un cockpit, tant ceux-ci s’entourent de technologies qui les isolent au travail, absorbés dans leurs écrans avec des écouteurs sur les oreilles, si bien qu’il n’ose plus aller vers eux de peur de les interrompre, ce qui laisse de moins en moins de place pour la conversation au sein de son entreprise.
 
Au fil des pages sont ainsi égrenées des tranches de vie, multiples et variées, qui dessinent un horizon de difficultés en lien avec les évolutions technologiques. En donnant à entendre des voix singulières, Sherry Turkle attire notre attention sur la dégradation des échanges et offre un aperçu des souffrances que vivent les personnes aux prises avec cette réalité en termes d’épanouissement social et affectif.

Réinvestir la conversation

Selon la psychologue américaine, nous sommes aujourd’hui engagés sur un chemin qui nous mène tout droit vers l’oubli de ce qui constitue une grande partie de notre humanité. En apprenant à communiquer à travers des machines, nous avons perdu de vue l’importance de l’échange en face à face dans nos relations, ce qui ne manque pas d’affecter nos capacités d’empathie. Avec les avancées de l’intelligence artificielle et de la robotique, nous tendons à poursuivre dans cette voie, dont la prochaine étape nous conduira à communiquer de plus en plus directement avec des machines.

Essai à charge contre l’usage que nous faisons des technologies de la communication, Reclaiming Conversation propose une grille de lecture particulièrement binaire, où les oppositions entre connexion et conversation, univers numérique et univers physique, liens virtuels et liens humains, sont sans cesse réaffirmées. À la recherche de solutions concrètes, Sherry Turkle nous donne des clefs de compréhension des problèmes qu’elle soulève et nous propose quelques prescriptions à suivre pour rectifier le tir. L’une d’entre elles se présente comme une invitation à imaginer autrement les développements technologiques du futur, par exemple en concevant des interfaces qui ne nous encourageraient pas à rester tout le temps connecté, mais qui pourraient au contraire nous inciter à nous désengager de nos appareils.
 
Afin d’apprendre à limiter notre exposition à la technologie, Sherry Turkle nous invite à reconnaître les bienfaits de la conversation et à réinvestir pleinement cette compétence, qui s’acquiert par la pratique et qui implique un certain sens du rapport à l’autre, du dialogue, de la gestuelle et de l’écoute. « Cela peut commencer dès maintenant, explique-t-elle, chez vous, dans une salle de classe, ou sur votre lieu de travail. » Par la démarche et le mode d’argumentation employés, cet essai qui prône la déconnexion est plutôt à placer au rayon des livres sur le développement personnel. 

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