Le 19 février 2024, L’Humanité, « le journal de Jaurès », publie un entretien de cinq pages avec le président de la République, Emmanuel Macron. Un exercice inédit : jamais le quotidien n’avait interviewé de chef de l’État français en exercice. Entretien avec Maud Vergnol, directrice des rédactions de L’Humanité, co-autrice de l’interview avec Rosa Moussaoui (grand reporter au pôle enquêtes), Cyprien Caddeo (chef adjoint du service politique) et Emilio Meslet.
Comment cet entretien a-t-il vu le jour ?
Maud Vergnol : La panthéonisation de Missak Manouchian est pour L’Humanité un évènement éditorial important. Nous avons réalisé un hors-série et publié beaucoup de contenus. Et nous nous interrogions sur la nature du discours présidentiel qui allait l’accompagner. Dans les discussions que nous avons eues, nous nous sommes demandé si ce n'était pas l'occasion pour nous de solliciter un entretien avec le président de la République, à l’origine de cette panthéonisation. Il y a eu des discussions, car ce n'est pas naturel dans nos colonnes. Nous avons fait une demande aux équipes du président de la République, qui n'ont pas dit oui du jour au lendemain. Il y a eu plusieurs rencontres et échanges, puis ça s'est fait relativement rapidement, environ trois semaines.
Pourquoi n'y a-t-il pas eu d'entretiens de L’Humanité avec un président de la République jusqu'ici ?
Le journal n'a même jamais fait la démarche avant, pour différentes raisons, car il a évolué aussi. Sous Mitterrand, vu l'état de la relation avec les communistes, la question ne s'était pas posée. Avec Chirac, sans doute pas non plus, même s’il y aurait pu y avoir des choses intéressantes. Et donc, à ma connaissance, L’Humanité n'avait jusqu'à présent jamais demandé d'entretien avec un président de la République en exercice.
Et pourquoi selon vous Emmanuel Macron a-t-il accepté cet entretien ?
Il faudrait poser la question à l'Élysée. Mais en mettant ma casquette de journaliste politique, dans la période actuelle, pour aller au bout de la démarche dans la panthéonisation, je pense qu’il fallait qu'il s'exprime dans nos colonnes. Le journal a destin lié avec le Parti communiste : le président reconnaît par ce geste la résistance communiste. Je pense aussi qu'il aime bien surprendre. Il ne livre pas beaucoup d'entretiens dans la presse écrite, et on lui a beaucoup reproché de s'exprimer dans les journaux de droite. Donc il s'est peut-être dit que, quitte à le faire, autant le faire dans L’Humanité. Et puis c’est un peu transgressif de sa part, je pense qu'il aime bien ça.
« Pour "L'Huma", c'est historique »
Dans le préambule de l’entretien, il est expliqué que le journal L’Humanité est resté « fidèle à lui-même » pendant l'entretien. C’est-à-dire ?
L'Humanité est un journal d'opinion. Il combat la très grande majorité du projet politique d’Emmanuel Macron. Lorsque je disais que ce n’était pas naturel d’avoir un président dans nos colonnes, c'est que dans l'exercice d'un entretien, vous avez beau poser toutes les questions possibles, le dernier mot revient toujours à l'interviewé. Le risque pour nous était qu'à nos dépens, nous ne puissions pas porter de contradiction à l'ensemble des éléments qu'il allait dérouler. Il n’était pas question de transformer l’entretien en débat, mais de faire la démonstration qu'il est possible, tout en respectant la fonction présidentielle, de pointer les contradictions qui nous semblent évidentes entre cette panthéonisation et la nature des politiques menées.
Aviez-vous abordé au préalable la question de la relecture de l'entretien par les équipes de l'Élysée ?
C'était une de nos conditions : qu'elles aient le droit de relire l'entretien, mais qu'il n'y ait que des corrections sur la forme, pas de réécriture de l'entretien. Et elles ont joué le jeu, l'entretien n'a pas été réécrit, la tonalité des échanges a été respectée. Ce que j'ai trouvé plutôt fair-play de leur part.
Comment se prépare-t-on à ce genre d’exercice ?
En travaillant beaucoup ! Nous n'avons pas choisi de faire l’entretien sur le social uniquement, ce que l’on aurait pu attendre de nous. Nous lui avons donné un angle, avec comme point de départ le symbole de la panthéonisation de Manouchian. Avec ce sujet, on évoque le combat contre l'extrême droite, la conception de la nation, les valeurs républicaines, l'immigration, etc. Nous avons donc travaillé sur ces sujets-là, en retournant aux sources, en consultant toutes les déclarations politiques du président de la République, afin de le confronter. Est-ce que l'on trouve des propos contradictoires ? Que choisissons-nous de lui rappeler ? Et comme dans n'importe quel entretien politique, nous avons essayé d’anticiper tous les angles morts où un président de la République pourrait nous amener.
Est-ce pour ça qu'il était nécessaire d'être quatre (Rosa Moussaoui, Cyprien Caddeo et Emilio Meslet et vous-même) pour préparer et faire cet entretien ?
Initialement, je me suis dit que c'était peut-être un peu trop. Nous en sommes arrivés là car c'est quand même beaucoup de travail. Ensuite, nous nous aventurons sur des terrains de natures différentes, entre la politique sociale et les questions mémorielles notamment. On trouve ça bien de solliciter les journalistes qui ont des compétences sur ces différents sujets, afin de ne justement pas être pris au dépourvu. Et puis c'est une expérience intéressante. Surtout pour L'Huma, c'est historique. C'était donc bien de la partager avec de jeunes journalistes politiques (Cyprien Caddeo et Emilio Meslet) qui suivent l'Élysée toute l'année. Souvent, ce sont les rédacteurs en chefs et directeurs de rédaction qui font ce genre d'exercice.
« Les citoyens français n'avaient probablement pas compris que Marine Le Pen était invitée à la panthéonisation »
Quand avez-vous fait l’entretien, combien de temps a-t-il duré ?
L'entretien en lui-même a duré une heure et demie, nous l'avons fait vendredi 16 février en fin de matinée. Nous voulions publier lundi dans de bonnes conditions, l’entretien devait donc être prêt samedi soir. La retranscription est un exercice qui prend beaucoup de temps, et il a fallu couper : c'est la parole présidentielle, il faut donc être rigoureux. Et puis il faut veiller que même en passant de l'oral à l'écrit le texte reste vivant. Tout ça, nous l'avions en tête lors de la préparation de l'entretien. L'objectif était aussi de transmettre aux lecteurs le côté piquant qu'il y a eu dans les échanges.
Vous avez décidé de séparer l'interview en deux, avec une très grande part dédiée au national à travers l’actualité de la panthéonisation, et puis une petite partie spécifiquement dédiée au conflit israélo-palestinien, clairement séparée dans le papier et publiée à part sur le site. Pourquoi ?
Il y a plein de questions que nous aurions aimé poser à Emmanuel Macron, notamment sur le social. Mais nous voulions garder Missak Manouchian comme fil rouge. La seule question que nous nous sommes autorisée comme pas de côté concernait Rafah : l’attitude de Benyamin Netanyahou quant à une potentielle intervention terrestre là-bas s’y faisait de plus en plus menaçante. L’Humanité et ses lecteurs sont très attentifs à ce qui se passe au Proche-Orient. Nous ne pouvions pas, au vu de ce qu’il pouvait potentiellement se passer pendant le week-end, du désastre humanitaire à prévoir, ne pas lui poser la question. Mais cela nous semblait plus cohérent de le sortir de l’entretien global.
Il y a eu beaucoup de reprises de l’interview, notamment sur le positionnement d’Emmanuel Macron par rapport à l’extrême droite. Êtes-vous satisfaite que l’entretien ait un tel retentissement ?
Déjà, oui, je suis contente que l’entretien soit repris. Quant à ce que la presse choisit de reprendre, cela dépend du contexte. Il y a aussi un côté un peu suiviste : lorsqu’une dépêche AFP sort ou qu’un grand journal développe un angle, c’est ce qui est répété un peu partout. Si ce passage a été choisi, c’est parce qu’Emmanuel Macron se met en porte-à-faux avec son Premier ministre [sur l’inclusion ou non du RN dans « l’arc républicain », NDLR], ce qui surprend le plus dans tout ce qu'il développe à propos de l'extrême droite.
En revanche, ce qui m'étonne plus, et qui à mon sens devrait susciter un débat public d'une autre nature, c'est que les citoyens français n'avaient probablement pas compris que Marine Le Pen était invitée à la panthéonisation. Nous tenions à interroger le président à ce sujet, il a d’ailleurs répondu que « l’esprit de décence » devrait conduire les élus RN à ne pas s’y rendre. Je suis quand même assez surprise qu’il n’y ait pas eu davantage de reprises là-dessus.