Menacée par la mafia, une journaliste vit sous protection policière depuis onze ans
Federica Angeli, journaliste au quotidien italien La Repubblica, enquête sur les trafics des familles criminelles d’Ostie, près de Rome. Pour sa protection et celle de sa famille, elle doit vivre sous escorte. Rencontre.
Septembre touche à sa fin et pourtant, à Ostie, il fait encore chaud. La mer, à quelques dizaines de mètres seulement des HLM de cette périphérie de Rome, n’amène aucune fraîcheur. En robe légère, la journaliste Federica Angeli, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil fuchsia, se promène avec nous sur le front de mer. « Ce kiosque appartient au clan des Spada, il ne faut pas y mettre les pieds, indique-t-elle. Mais vous pouvez aller dans ce restaurant. Il a été récupéré par quelqu’un d’honnête. »
Une voiture nous suit de près : les deux hommes de son escorte ne la lâchent pas d’un pouce. Nous nous arrêtons devant la place Gasparri, fief du clan mafieux local. Nous avons à peine le temps d’y jeter un coup d’œil : un gros tas de sable, incongru, trône au milieu de la place. « Il a été mis là par les dealers du clan, pour cacher le trafic », explique Federica Angeli. Nous entendons siffler. Les hommes de l’escorte interviennent immédiatement : « Dottoressa, il faut partir ! » En un éclair, elle disparaît dans la voiture.
Séquestrée et menacée de mort
En 2013, Federica Angeli travaille déjà pour la rubrique justice et faits divers du quotidien La Repubblica, à Rome. Cela fait deux ans qu’elle enquête sur les trafics des familles criminelles d’Ostie : les Triassi, les Fasciani, les Spada. Elles y font la loi depuis longtemps, mais la journaliste est convaincue qu’elles sont passées au niveau supérieur : ne se satisfaisant plus du trafic d’armes et de drogue, elles seraient en train de prendre le contrôle de la municipalité. Il ne s’agirait plus alors de criminalité classique, mais d’une véritable mafia.
Le 23 mai 2013, Federica Angeli se rend dans un établissement balnéaire, L’Orsa Maggiore, accompagnée de deux JRI. La journaliste soupçonne la famille Spada de contrôler le lieu en sous-main. Elle demande à parler au gérant. L’un des chefs du clan se présente, Armando Spada. Son nom n’apparaît pas dans l’organigramme de l’établissement et sa présence est une preuve de son implication. La caméra filme son entrée en scène, provoquant une réaction violente : Federica Angeli est séquestrée dans l’arrière-boutique de l’établissement, où elle est menacée de mort, si les JRI n’effacent pas ce qu’ils ont filmé.
« Si j’avais gardé le silence, j’aurais trahi mes enfants »
Ce jour-là, sa vie bascule. Celle de sa famille aussi. Quelques mois après, le 16 juillet, elle assiste à un règlement de compte des Spada juste en bas de chez elle, à Ostie. Pour le ministère de l’Intérieur italien, il n’en faut pas plus : le lendemain, elle et ses trois enfants sont mis sous protection policière. Trois mille huit cent quatre-vingt-huit jours de vie sous escorte ne sont pas rien : « Je suis fatiguée », avoue-t-elle aujourd’hui, à 48 ans.
« Si je pouvais revenir en arrière, je ne sais pas si je ferais la même chose », poursuit-elle, assise dans son salon. Tout autour d’elle, entassés sur les étagères, on ne compte plus les prix journalistiques, mêlés aux nombreuses photos d’elle avec sa famille. Ils décorent une prison.
« Renoncer à sa propre liberté »
Juste derrière la porte d’entrée, les hommes de son escorte guettent. Dans une demi-heure, elle doit rejoindre son journal : chaque fois qu’elle entre ou sort, l’escorte doit fouiller le bâtiment de fond en comble, pour s’assurer de l’absence de menaces. Chaque jour, elle doit fournir un planning détaillé du lendemain, afin qu’ils puissent se préparer et s’organiser. « Vivre sous protection policière, c’est renoncer à sa propre liberté », explique-t-elle. « Depuis onze ans, je ne peux plus sortir quand je veux, chaque imprévu est un problème. Vous imaginez ce que c’est, avec trois enfants ? En étant journaliste de faits divers ? »
Pourtant, les victoires ne manquent pas : en 2018, le crime de type mafieux a été reconnu à Ostie, à une époque où personne ne croyait que le crime organisé puisse s’infiltrer aux portes de la capitale. Federica Angeli s’est bâti une identité de militante antimafia, mais aussi d’ennemie publique n° 1 du clan local. À Ostie, avec son mari, elle a créé l’association antimafia NOI, qui promeut la culture de la légalité et elle a brisé l’omerta de sa ville natale. « Pour moi, explique-t-elle, un bon journaliste se doit d’abord d’être un bon citoyen. Si j’avais gardé le silence, j’aurais trahi mes enfants. »
L’Italie, forte d’une législation exemplaire en matière de lutte contre la mafia, protège avec beaucoup de sérieux ses journalistes. Les journalistes que l'État considère comme étant à risque ne peuvent pas refuser d’être protégés. Le système s’est révélé très efficace : le dernier journaliste tué par le crime organisé en Italie a été Giuseppe Alfano, en 1993. Mais il contraint aussi les journalistes à une vie sous tension, sans perspective de liberté. Comme si c’étaient eux, les fautifs.
Federica Angeli et Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, sont loin d’être les seuls à vivre cette situation. Selon l’observatoire Ossigeno per l’informazione et la Federazione nazionale stampa italiana (FNSI), 500 journalistes ont été menacés en Italie en 2023 ; 22 vivent à ce jour sous protection policière et 250 sont sous surveillance de l’État. « Une triste primauté en Europe », selon Carlo Bartoli, président de l’Ordine dei giornalisti italiani.
Quatre niveaux de protection
Chacun a une histoire différente. Souvent, il s’agit de journalistes locaux. Certains, comme Marilena Natale, se passeraient bien de cette protection : ils considèrent qu'il s'agit plus d'un obstacle que d'une aide. En plus de les handicaper dans leur vie privée, elle est aussi inconfortable quand il s'agit de rencontrer des sources.
Il est possible d’évoluer dans l'échelle de la protection, qui comprend quatre niveaux. Roberto Saviano est le seul journaliste à occuper le plus élevé : depuis 2006, il est suivi en permanence par trois voitures blindées avec trois agents dans chaque voiture. Paolo Borrometi, lui, occupe le deuxième niveau. Il a été obligé de quitter la Sicile pour Rome, dans l’espoir de retrouver le semblant d'une vie. Marilù Mastrogiovanni a aussi déménagé du sud des Pouilles à Bari, ce qui lui a permis de passer d'un niveau 3, équivalent à celui de Federica Angeli (une voiture blindée avec deux agents), à un niveau 4.
Aucun journaliste placé sous protection policière à cause de menaces du crime organisé n'est jamais sorti du dispositif. « Je ne crois pas que je terminerai ma vie sous protection policière », veut pourtant croire Federica Angeli.