prison et journalistes

L’écrit est le support qui inspire le moins de méfiance pour entrer dans des lieux ultra-surveillés.

© Illustration : Charlotte Mo

Comment les journalistes enquêtent sur la prison

Entre les difficultés à y entrer et voir autre chose que ce qui est trié par le service de communication, faire sortir la parole, dépasser certains préjugés encore tenaces… Sept journalistes expliquent leur travail sur les lieux de privation de liberté.

Temps de lecture : 6 min

« Il y a des millions de trucs à raconter sur la prison. » Journaliste indépendante, Margot Hemmerich en a fait un de ses sujets de prédilection. « Durant mes études, j’ai été bénévole dans l’association Genepi pendant trois ans. Pourquoi j’y suis entrée, je ne me rappelle plus. » Même amorce pour Clara Monnoyeur, journaliste chez StreetPress. « Je ne connaissais rien à la prison mais leur réunion d’information m’a intéressée. J’ai adoré l’expérience. »

Enquêter en prison devient une évidence pour Arthur Frayer-Laleix à l’issue d’un stage. « Je bossais en PQR à Fontenay-le-Comte [en Vendée], une commune qui a une des prisons plus surpeuplées de France. Mon chef me dit d’emblée que je ne peux pas y faire le reportage que je veux. J’avais 20 ans, plein de belles idées sur le métier de journaliste, lu des bouquins de Günter Wallraff, un journaliste allemand qui a fait beaucoup d’infiltrations dans les années 1980. » D’où l’idée de s’y glisser incognito pour écrire Dans la peau d'un maton (Fayard, 2011).

Anonymiser 

Pour Élise Costa, autrice et chroniqueuse judiciaire pour Slate.fr, « l’idée d’un podcast touchant du doigt le quotidien des personnes qui vivent la prison s’est imposée spontanément » pour elle et Mathilde Largeteau, réalisatrice de podcasts, dont le frère Karim est alors en détention. De cette idée naît le podcast « Le Système ».

La question de la privation de liberté est entrée dans la vie d’Alexandre Kauffmann avant qu’il devienne journaliste. « Des amis d’enfance ont fait de la prison, mon père [NDLR : le journaliste Jean-Paul Kauffmann] a été retenu en otage pendant trois ans quand j’étais adolescent, et la psychiatrie m’a toujours intéressé. » Après avoir retracé l’histoire de « la mythomane du Bataclan » pour Les Jours, il rentre dans l’UMD (Unité pour malades difficiles) d’Albi pour Libération, rencontre l’emblématique « condamné à la folie » Romain Dupuy pour Le Monde puis se lance à la recherche d’Un homme dangereux (Goutte d’or, 2024).

« Ça ne m’intéressait pas spécialement, mais TF1 m’a demandé : “Tu veux pas faire un truc en immersion sur la prison ?” » se rappelle Éric Lemasson, réalisateur des documentaires « Prison de femmes » (2017) et « La vie derrière les murs » (2017). « Je n’ai pas décidé de travailler directement sur la question des lieux de privation de liberté », abonde Valentin Gendrot à propos de son enquête en infiltration Flic (Goutte d’or, 2020). C’est l’aspect sociétal du métier de policier qui le motive, pas les cellules de garde à vue et encore moins la méconnue infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris, qu’il décrit ensuite dans L'I3P infiltrée (Albin Michel, 2022).

« Un carnet et un stylo, ça fait moins peur » 

L’écrit est le support qui inspire le moins de méfiance pour entrer dans des lieux ultra-surveillés. « Un carnet et un stylo, ça fait moins peur à l’administration pénitentiaire car il n’y a pas d’images à contrôler. Et c’est plus simple pour anonymiser les personnes rencontrées », explique Clara Monnoyeur. Margot Hemmerich nuance : « C’est compliqué d’anonymiser complètement, même en changeant les prénoms et la voix, parce que chaque prison a ses particularités. Il faut faire attention aux scènes décrites pour ne pas reconnaître l’établissement, surtout si c’est une maison centrale [destinée aux condamnés à de longues peines, NDLR], moins quand tu parles d’une maison d’arrêt » [qui accueille les prévenus en détention provisoire et les condamnés à une peine n’excédant pas deux ans, NDLR].

Négociations

Dans tous les cas, il faut obtenir les autorisations nécessaires de la part de l’établissement pénitentiaire ou médical. Généralement, Margot Hemmerich compte un mois minimum, entre la première demande et l'entrée en détention. Une étape souvent longue, voire difficile pour Éric Lemasson qui tient à filmer des personnes détenues à visage découvert — les négociations et discussions qu’il a menées ont duré environ deux mois. « C’était quand même rarissime à l’époque, vers 2014. Pascal Pinning, le directeur des magazines de TF1, a mouillé sa chemise pour que j’obtienne cette autorisation, sous certaines conditions. » D’autres préfèrent rencontrer les gens chez eux, comme pour Élise Costa et sa consœur, « dans un cadre plus intime, hors les murs ». Margot Hemmerich, pour un épisode du podcast « Défense de filmer », avait rencontré des surveillants de prison, à leur domicile ou à l’extérieur, mais jamais à proximité de la prison par peur d’être vus avec une journaliste.

L’infiltration permet de contourner cette étape mais implique de ne pas se faire démasquer. Et là encore, il faut protéger l’anonymat des personnes rencontrées. « C’est vraiment une épreuve d’endurance », explique Valentin Gendrot, qui est déjà revenu, pour La Revue des médias, sur cette technique. « Vous avez une légende à tenir, et devez anticiper les questions qu’on pourrait vous poser, comme dans Le Bureau des légendes. » Il s’entraîne ainsi avec une personne de son entourage : il la prévient qu’il va lui mentir pendant les prochaines minutes de discussion et lui demande après si elle a décelé quelque chose d’anormal (propos vague ou confus, tic de langage ou autre signal corporel traduisant la nervosité ou le manque de sincérité). Puis recommence.

Cet exercice intense permet de recueillir des propos du quotidien, « bien plus que le journalisme accrédité », complète Arthur Frayer-Laleix. « De quoi parlent les surveillants pénitentiaires à la machine à café ou dans les vestiaires ? »

 « Expliquer les risques »

Une des conditions les plus communes pour ce type de terrain est de ne pas interroger les personnes sur la raison de leur enfermement. « Les patients en UMD ont un rapport compliqué à leur passage à l’acte », confirme Alexandre Kauffmann. Il confie avoir hésité à publier Un homme dangereux car Bosco Gonda, le protagoniste, lui a dit lors de leur rencontre de ne surtout rien faire sur lui. Bien que son état civil soit tenu secret, « mon livre risquait de remettre en cause son parcours médical ».

Éric Lemasson se plie à cette règle pour le documentaire sur les femmes, mais pas pour celui sur les hommes. « Je considère que recueillir la parole d’un criminel a une valeur documentaire. Mais je savais que je n’irai pas trop loin en ne respectant pas la règle. » Hors de question de diffuser des paroles pouvant blesser les victimes et leurs proches. Il se souvient d’un homme minimisant des faits sanctionnés d’une peine de perpétuité. « J’avais lu les comptes-rendus du procès, je savais que ce serait vraiment trahir la mémoire des victimes de laisser au montage ce qu’il raconte sur ça. »

Le téléphone portable, officiellement interdit en prison, y est tacitement toléré. Pratique pour échanger directement avec des personnes détenues, qui s’exposent cependant à des sanctions disciplinaires si elles sont découvertes. « Il faut bien expliquer les risques », prévient Clara Monnoyeur. Sans compter l’usage de brouilleurs dans pas mal d’établissements.

Un sujet de société comme un autre

La journaliste est intarissable sur le cadre imposé à sa profession lors des visites parlementaires. « On ne sait jamais comment ça va se passer », selon l’établissement, si le parlementaire connaît ses droits, l’entente entre celui-ci et les journalistes, qui n’ont pas le droit de parler directement aux personnes détenues. « Le côté sécurité prime sur tout, donc on peut tout nous refuser sous cet argument » : une photo de barreaux ou de cour de promenade, visiter telle cellule ou telle aile du bâtiment. « Mais c’est important de voir ça de nos yeux, même si ça reste des visites encadrées », assure Clara Monnoyeur, qui comprend les contraintes que ces visites imprévues entraînent pour le personnel pénitentiaire.

Tous les journalistes questionnés sont venus à travailler sur les lieux de privation de liberté pour des raisons diverses, mais se rejoignent sur l’importance de documenter cet angle de notre société, sans angélisme ni prétention personnelle. « Condamner une personne à dix, vingt ou trente ans de prison, ce n’est pas juste donner un chiffre », rappelle Élise Costa. « Il faut se rendre compte de ce que c’est, de passer ne serait-ce qu’un jour dans ces lieux-là. » Un dernier conseil, adressé aux rédactions par Margot Hemmerich : « Il faut comprendre que c’est de l’enquête qui prend vraiment du temps. »

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