Le média de service public lançait sa nouvelle stratégie environnementale en juin 2021, quelques mois avant la COP26 de Glasgow. Près de trois ans plus tard, quel bilan tirer de ce grand virage vers l’écoresponsabilité ?
Après les promesses, place aux résultats. CBC/Radio-Canada a dévoilé en décembre dernier son plus récent rapport annuel d’écoresponsabilité, lequel couvre l’exercice 2022-2023. Pour le diffuseur public national du Canada — et employeur du tiers environ des journalistes du pays —, il s’agit d’un bilan de mi-parcours vers l’écoresponsabilité. Le document de 55 pages est en effet le troisième du genre depuis le lancement d’« On passe au vert », la stratégie environnementale 2021-2026 de la société d’État fédérale.
Les cibles à atteindre d’ici les deux prochaines années sont ambitieuses. Il est par exemple question de réduire de 25 % l’empreinte carbone par rapport à l’année de référence 2019-2020. L’organisation relâchait alors autant de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère que 5 700 Canadiens et Canadiennes, d’après Environnement et Changement climatique Canada. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, le pays à la feuille d’érable était le troisième plus grand pollueur atmosphérique par habitant du monde en 2018.
Loin du but
La mission est-elle en bonne voie d’être accomplie ? À première vue, pas vraiment. Dans son rapport fondé sur le Greenhouse Gas Protocol, un cadre réglementaire international pour mesurer, comptabiliser et gérer les émissions de GES, CBC/Radio-Canada a diminué son empreinte carbone de 2 % en date du 31 mars 2023. Si les données vérifiées, c’est-à-dire ayant fait l’objet d’un examen indépendant, sont manquantes dans le présent exercice (elles seront dans le prochain), force est de constater que le progrès réalisé semble minime.
Une impression que tempère néanmoins Luciano Barin Cruz, professeur au Département de management de HEC Montréal et expert en responsabilité sociale des entreprises. « On ne peut affirmer, sur la base de ce seul indicateur, que CBC/Radio-Canada accuse un retard par rapport à l’objectif qu’elle s’est fixé, précise celui qui est à la tête de la Direction de la transition durable de l’établissement universitaire. Il se pourrait que l’organisation réalise des gains majeurs en matière de réduction de GES d’ici 2026, par exemple en investissant dans des technologies moins énergivores. »
Dans le jargon du bilan carbone, ces réductions correspondraient aux émissions directes attribuables aux biens détenus par la société et aux émissions indirectes provenant de la production d’énergie achetée. CBC/Radio-Canada fait en ce sens état de l’abandon progressif de l’énergie produite par la vapeur, qui génère beaucoup de GES, dans les années à venir. Mais les meilleurs gains à réaliser se situent surtout du côté de toutes les autres émissions indirectes, qui pèsent à elles seules pour 85 % de l’empreinte carbone du média public.
Les catégories qui composent ce paramètre fourre-tout ont trait à la mission même de CBC/Radio-Canada : renseigner, éclairer et divertir les Canadiens et Canadiennes. Il y est notamment question de transport et navettage des employés et des pratiques d’approvisionnement auprès de producteurs de contenus externes comme de fournisseurs d’autres services. Ce souci de placer la protection de l’environnement au cœur de ses activités quotidiennes est d’ailleurs ce qui a motivé le diffuseur à mettre en place sa stratégie « On passe au vert » à l’origine.
« Un devoir »
« On voulait changer notre approche et réfléchir à l’écoresponsabilité dans sa globalité », raconte Athena Trastelis, première cheffe Écoresponsabilité chez CBC/Radio-Canada. Si la société de la Couronne canadienne avait déjà décidé de faire de l’environnement une de ses responsabilités en 2003, c’est la première fois qu’elle l’étend à la façon de produire ses contenus. « On a le devoir d’effectuer notre travail de façon écoresponsable, avance-t-elle. Ce n’est pas seulement une question de poser le bon geste, mais de s’engager dans une démarche cruciale pour les prochaines générations et notre planète. »
Par cette démarche, CBC/Radio-Canada entend confirmer son statut de chef de file de l’industrie médiatique du pays. Elle se targue par exemple d’avoir joué un rôle de premier plan dans la formation du groupe Diffuseurs canadiens unis pour l’écoresponsabilité, dont les 22 membres — autant publics que privés — s’engagent à prendre des mesures concrètes contre les changements climatiques. Elle a aussi annoncé son adhésion volontaire au Défi carboneutre du gouvernement du Canada, qui invite les entreprises participantes à élaborer des plans de transition crédibles et efficaces pour passer à la carboneutralité.
« Ça fait évoluer certaines mentalités vers plus de sobriété »
On peut cependant lire entre les lignes une tentative de plaire (ou de ne pas déplaire) à son public. « Il y a plusieurs raisons qui peuvent motiver une organisation à s’engager dans un tel virage, analyse Luciano Barin Cruz, de HEC Montréal. En l’absence de pressions de la part de ses partenaires ou d’un cadre légal et réglementaire qui lui forcerait la main, il faut se poser la question : CBC/Radio-Canada pourrait-elle s’attirer les faveurs de certains groupes de la société en se positionnant davantage en faveur de l’environnement ? »
Poser la question, c’est déjà un peu y répondre. « On passe au vert » mentionne ainsi « les générations futures » dès ses premières lignes. « Les jeunes sont de plus en plus informés vis-à-vis les enjeux climatiques », rappelle l’expert. Ces derniers nourrissent par conséquent de grandes attentes en ce qui a trait à ces questions. Les 18 à 24 ans sont par exemple plus enclins que les plus de 55 ans à penser que les organisations médiatiques devraient prendre clairement position en faveur de l’action contre le changement climatique, rappelle un rapport de l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme de 2022.
Et les journalistes ?
En interne, on nous précise que la stratégie « On passe au vert » n’a aucun impact sur les décisions éditoriales. « La plupart des membres du personnel, voire la totalité, appuient les changements qu’on veut mettre en œuvre », dit Athena Trastelis.
Quelques « productions internes », surtout des émissions d’affaires publiques, ont été invitées à comptabiliser leurs émissions de GES. Pour ce projet pilote, les équipes doivent remplir après chaque tournage un chiffrier électronique dans lequel elles répertorient une foule de données pertinentes : nombre de kilomètres parcourus, type de véhicule utilisé, nombre de repas pris, et ainsi de suite. La démarche est en fait inspirée d’Albert, une calculatrice de bilan carbone conçue au Royaume-Uni pour l’industrie télévisuelle et cinématographique.
Ces nouvelles pratiques génèrent toutefois de la grogne, notamment de la part des réalisateurs à qui revient la responsabilité de compléter la paperasse. En coulisses, on déplore en outre que cet exercice contraignant tarde à occasionner des résultats. « Pour l’instant, je pense que ça n’a rien changé à nos habitudes de déplacements », avoue carrément une journaliste aux affaires publiques qui préfère garder l’anonymat. Les transports représentent près du tiers des émissions de GES des activités de production de Radio-Canada, le pendant francophone du diffuseur public.
L’adoption de ces exigences en matière de bilan carbone a au moins le mérite de sensibiliser les principaux concernés aux enjeux d’écoresponsabilité. « L’avantage notoire, c’est que ça lance des discussions, constate-t-elle. Que celles et ceux qui faisaient déjà attention aient une voix pour le redire et l’exprimer est positif. Ça fait évoluer certaines mentalités vers plus de sobriété lors des déplacements, en prenant une voiture au lieu de deux par exemple. Mais ce n’est vraiment pas tout le monde qui l’applique ou qui y pense… »