Peppino Ortoleva est un spécialiste italien d'histoire et de théorie des médias pour qui l’empire médiatique de Silvio Berlusconi n’a pas de secret. Longtemps professeur à l’université de Turin, l’auteur du livre Un ventennio a colori. Televisione privata e società in Italia (1975-95) [Vingt ans en couleur. Télévision privée et société en Italie, Giunti Editore, 1998] estime que la télévision berlusconienne n’est pas plus trash que les autres programmes du pays.
Comment Silvio Berlusconi, originaire de la bourgeoisie milanaise, s’est-il constitué un tel empire médiatique ?
Peppino Ortoleva : Son père était un homme à tout faire au sein d'une banque. Avec le temps, il a gravi les échelons. Quand Silvio Berlusconi est devenu entrepreneur du bâtiment dans les années 1960, il a pu compter sur l'appui de la banque dans laquelle son père travaillait. Et en plus, il était doué dans les affaires. Sa réussite vient également du fait que c'était aussi la bonne époque pour se lancer, notamment grâce au projet Milano 2, une ville-satellite créée de toutes pièces et que son entreprise a participé à construire. Dans le même temps, la télévision se libéralisait en Italie. Une libéralisation sauvage, sans loi, mise en place dans les années 1970 à la suite d'une décision de la cour constitutionnelle. Il a alors monté une chaîne de télévision milanaise. Ce n'était pas une télévision sexuelle, contrairement à ce qu'en dira la propagande de gauche. C'était une chaîne dans la moyenne sur tous les secteurs, autant en termes de langage, que de sexe ou même au niveau de la transgression.
Si sa chaîne était « dans la moyenne », comment a-t-il fait la différence sur ce marché naissant ?
La cour constitutionnelle avait posé une limite : il était possible de faire des programmes locaux, mais pas nationaux. La légende veut que des centaines de cassettes étaient enregistrées à Milan et transmises au même instant partout ailleurs pour permettre une diffusion nationale. En parallèle, il y avait une énorme demande publicitaire de la part des industriels. Ils ont pu compter sur Mediaset, le groupe de médias de Silvio Berlusconi. C’est ainsi qu’il a bâti sa fortune médiatique, en s'appuyant aussi sur des programmes à l'américaine, diffusant des grandes séries comme Dallas. Par la suite, deux autres réseaux nationaux, plus à droite que sa chaîne Canale 5, ont été créés. L'un appartenait au groupe Rusconi. L'autre à Mondadori, grand éditeur italien. Eh bien, en deux ans, il les a rachetés ! Comment a-t-il pu ? Ce n'est pas clair.
C’est-à-dire ?
En une année, Mondadori a perdu beaucoup d'argent et a donc décidé de céder sa chaîne en 1984. L'autre réseau, celui de Rusconi, aurait craint de perdre de l’argent et a été vendu très tôt, en 1982, à Mediaset. Tout le monde se demande si cela n'a pas été facilité par ses liens avec Bettino Craxi, ancien président du Conseil socialiste. D’autres parlent de liens avec la mafia, mais je ne crois pas qu’elle puisse avoir aidé à ce niveau-là. En tout cas, on est passé d'un régime de monopole d'État, à un duopole [Mediaset d’un côté, le groupe public Rai de l’autre, NDLR], sans que ce soit questionné. Là, Silvio Berlusconi s'est fait beaucoup d'argent. À partir de 1992, il s'est même mis à faire des journaux télévisés avant de créer son propre parti, Forza Italia, deux ans plus tard. Cette entrée en politique concorde avec la chute de Bettino Craxi après l'opération « Mains propres », une série d’enquêtes judiciaires qui ont révélé un système de corruption de différents partis. J’ai la conviction qu'il est entré en politique quand son système d'appui dans le milieu, qui l'a probablement aidé à construire son empire médiatique, s'est écroulé.
Quelle empreinte laisse-t-il sur les médias italiens ?
Le moment où la fortune de Silvio Berlusconi a explosé concorde avec le moment où le système médiatique a profondément changé en Italie. Cet empire médiatique, il l'a basé sur la télévision. Bien sûr, il a par la suite acheté son propre journal, mais son système était principalement télécentré. C'est un médium politiquement incontournable et je pense que ce n'est pas vrai uniquement en Italie. Il n’y a qu’à regarder du côté des États-Unis : Donald Trump a gagné une image d'homme à succès via la télévision, c’est grâce au petit écran qu’il a conquis les masses.
« Il a produit une télévision banale, contrairement à ce qu’on entend dire »
En quelque sorte, Silvio Berlusconi était-il Trump avant Trump ?
Au niveau de la fortune, il y a une grande différence entre les deux. Donald Trump est le fils d'une famille riche... Mais il a quand même réussi à perdre beaucoup d’argent qu’il avait hérité de son père. Ce n'est pas un grand entrepreneur. Il est connu grâce à son argent, celui dont il a hérité, pas celui qu'il a généré. Même s'il n'a pas grandi dans une famille pauvre, on ne peut pas nier que Silvio Berlusconi a su gagner de l'argent. Et il l’a fait grâce à Mediaset, qui est une entreprise très bien gérée mais qui, j’insiste, produit une télévision banale, contrairement à ce qu’on peut entendre dire.
Politiquement, les deux sont régulièrement qualifiés de « populiste ».
Je n'aime pas ce terme, je trouve qu’on y classe beaucoup de personnes qui n’ont pas la même idéologie, même s’ils peuvent avoir une certaine démagogie en commun. Silvio Berlusconi a une rhétorique autour de l'idée : « Je suis le peuple et vous m'aimez parce que je prétends le représenter ». Cette rhétorique a emmené à droite une grande partie de l'électorat italien de gauche. Politiquement, il a aussi eu l'intuition de s'allier avec le fascisme, mais sans jamais trop s'impliquer personnellement et sans grande proximité. J'ai créé un terme pour le décrire : c'est le « cannibalisme modéré ». Ce que je veux dire par là, c’est qu’il était avant tout pragmatique dans ses ambitions. Donald Trump, lui, est un extrémiste et est beaucoup plus idéologue. Si on s’attarde sur leurs scandales sexuels, là, c'est vrai qu'ils ont beaucoup en commun.
Ses médias lui ont-ils servi de tremplin politique ?
Absolument, même si le pouvoir politique des grands médias n'est pas, principalement, la propagande. C'est l'une des voies de cette influence, mais c'est la plus banale. Cela montre surtout qui a le pouvoir. Le pouvoir est performatif et ostentatoire. Cet aspect est central. Quand il a commencé sa carrière politique en 1994, Silvio Berlusconi était connu comme « Monsieur télévision », il était identifiable. Tous les Italiens le connaissaient comme un homme d'argent et de pouvoir. Et de toute façon, il le mettait en avant tout le temps. Même quand il n’apparaissait pas à la télévision, il incarnait la télévision. Les grands médias donnent aussi la possibilité de payer les gens qui produisent le discours public. Silvio Berlusconi a utilisé ce pouvoir dans le cinéma italien, qu’il a financé. Mais je pense qu’il ne faut pas surestimer la propagande en période de tranquillité et de paix, ce n'est pas le plus important. Si l’on reprend l’exemple de Donald Trump, il parle à une Amérique mobilisée, dans laquelle les polarisations sont très fortes. La propagande y est donc très importante. Dans un pays tranquille comme l’Italie, c’est moins efficace.
Une étude de The American Economic Review s’est attardée sur le public italien exposé jeune à Mediaset. La conclusion, c’est que les programmes de divertissement à la télévision favoriseraient durablement le populisme. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, le divertissement n'est pas le problème. Le public exposé jeune à la télévision commerciale vit dans un environnement mental différent qui n’est pas nécessairement réductible à l'idéologie de droite mais davantage à des banalités. Mediaset, ce n’est pas une télé particulièrement divertissante. C’est une télé rassurante, qu'on met en fond, en faisant autre chose. Si on la compare à Fox News, ce sont deux cas très différents. Fox News est hystérique et c'est pour ça qu'on la décrit comme populiste. Si on analysait les discours de Mediaset sur les homosexuels, on verrait que ce groupe ne propage pas un discours anti-homosexuel, disons plutôt un discours de méfiance. Et sur l'avortement, on verrait qu'ils n’y sont pas opposés. L'Italie n'est pas un pays hystérique.
La télévision berlusconienne a souvent été accusée d’avoir introduit des programmes trash. À vous entendre, vous semblez plutôt en désaccord avec cette idée.
La Rai, le groupe audiovisuel public italien, a proposé ses propres programmes de téléréalité avant lui. Il ne les a pas inventés, mais il les a très bien exploités. Mediaset, ce n'est pas une télévision hardcore, ce n’est pas si sexuel. Le moralisme de la gauche italienne prétend que Silvio Berlusconi a introduit à la télévision les cuisses des danseuses... Mais ça, c'était la force de la Rai dans les années 1960 ! Tout monde semble avoir oublié cela. Je suis un homme de gauche, mais je déteste la narration de gauche de l'histoire de la télévision italienne. Cette narration fait croire que la Rai faisait de la télé pédagogique et puis que l’arrivé de Silvio Berlusconi a tout changé. J’insiste, il a produit une télévision banale. On peut dire en revanche que ses médias ont toujours eu une pointe de gossip. J’ai un exemple à ce propos. En 2010, Marina Berlusconi se fait refaire les seins. Le magazine people Chi (Mondadori), qui appartient donc à son père et dont elle est la rédactrice en chef, publie alors une photo d’elle seins nus. Il est absolument certain que c'était une mise en scène. Les médias de Berlusconi, c'est du gossip organisé.
Au-delà de l’Italie, le milliardaire avait mis un pied en France avec Mondadori et la chaîne La Cinq (1986-1992), mais également en Allemagne et en Espagne. Peut-on dire qu’il a aussi durablement bouleversé le paysage médiatique européen ?
Au début, lancer La Cinq sur le marché français paraissait une bonne idée. Mais il y a eu, comme souvent avec la France, une réaction nationaliste et un rejet de la chaîne. Ce qui est intéressant avec le cas français, c’est qu’on peut faire un parallèle entre Martin Bouygues et Silvio Berlusconi. Les deux travaillaient initialement dans le BTP avant de se lancer dans la télévision, et donc ils étaient habitués à avoir des relations avec les pouvoirs publics. Mais si on fait le bilan, l’aventure européenne de Silvio Berlusconi n’a pas toujours été un franc succès et l’endroit où il s’est le mieux implanté, c’est en Espagne. L’avantage avec ce pays, c’est qu’il est proche de la culture italienne. C'est un pays catholique obsédé par le sexe. Ce que montre cette aventure européenne, c’est que généralement la télévision n'est pas un média transnational. Netflix y arrive, mais est-ce encore de la télévision ?