Dans un court essai en forme de démonstration (Touche pas à mon peuple, Seuil), l’historienne des médias Claire Sécail, chargée de recherches au CNRS, alerte sur la dimension populiste de l’émission « TPMP » (C8), animée et produite par Cyril Hanouna, décrite comme « une entreprise de désinformation qui sape les termes de la conversation sociale et menace par extension les fondations de la démocratie ».
Elle en décortique tout à la fois le dispositif médiatique (le rôle du public, de l’animateur, le fonctionnement du plateau), les discours qui y sont tenus (empreints d'anti-élitisme, d'antiparlementarisme ou de populisme pénal), et la façon dont l’émission fait le jeu « des idéologies et stratégies populistes ». Morceaux choisis.
Le public-peuple (p.12, 14-15)
Le public est au cœur du dispositif hanounesque. Il en est même le cœur, à en croire l’animateur : « Je sens physiquement quand l’audience baisse, je sens les téléspectateurs partir comme si je me vidais de mon sang.
». [...]
Mais la notion la plus stratégique du public hanounesque reste sa dimension « populaire ». Pour qui convoite une place dans le débat politique, cette acception permet de métamorphoser un public en peuple et transformer l’arène médiatique en agora démocratique. « “TPMP” représente une culture populaire, il ne faut pas prendre une posture d’intellectuel pour en parler alors que les gens regardent pour se détendre. Attaquer une émission populaire, c’est un mépris du peuple. Et entre le peuple et les élites, je choisis toujours le peuple », explique Gilles Verdez
.
Résumons ce glissement sémantique : authentifier que l’on est populaire auprès du public permet de se réclamer du peuple, cette figure polysémique et plurielle qui, en retour, offre une légitimité à celui qui entend peser dans le débat. Dans cet imaginaire, le public-peuple guidé par le bon sens et l’intérêt commun a forcément raison : critiquer l’émission revient à dénigrer ce public, donc le peuple.
Pas de montage, pas de triche (p.17-18)
Pour représenter le public (peuple), l’animateur (leader) Cyril Hanouna doit d’abord montrer sa différence, imposer des qualités particulières pour prouver son aptitude à « représenter » ses concitoyens (téléspectateurs). Comme l’Italien Umberto Bossi, le Britannique Nigel Farage ou l’Étatsunien Donald Trump, il emprunte les caractéristiques langagières de ses représentés. Registre verbal simple, direct et fleuri d’argot, identification à l’« homme de la rue », valorisation de l’inculture, stéréotypes sexistes, familiarité avec les invités : ce style est mis en avant pour rejeter le langage technique ou précieux attribué aux élites et ainsi faire corps avec le « sens commun » du peuple.
Cyril Hanouna cultive également la spontanéité des échanges, là encore par opposition aux conventions et bonnes manières d’autres plateaux. Le direct, réel ou « de condition » (l’émission du vendredi est pré-enregistrée), est essentiel pour renforcer l’effet d’authenticité visé. Pour l’animateur populiste, […] un « homme du direct » est un homme direct, c’est-à-dire sincère. Pas de montage, pas de triche.
Les opinions sans les faits (p.23-25)
La mécanique populiste cherche à faire entrer dans une interprétation duale du monde une réalité souvent complexe. Une première caractéristique du plateau populiste consiste à brouiller le débat en laissant penser que les opinions n’ont pas besoin des faits pour être défendues. [...]
De ce point de vue, « TPMP » contribue à amplifier l’effacement du partage entre le vrai et le faux, encourage le processus de falsification de la réalité qui s’observe plus largement dans les sociétés médiatiques contemporaines. Exemple parmi d’autres : le 12 avril 2023, réagissant aux propos du chanteur Gim’s expliquant dans une vidéo virale que l’Égypte antique aurait eu l’électricité grâce à l’or conducteur des pyramides et que les historiens cacheraient cette vérité, Gilles Verdez sème la confusion : « Je ne suis pas en désaccord avec lui ! […] Pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas un savoir caché des Égyptiens ? Qu’est-ce qui va vous permettre de démentir les propos de Gim’s ? Moi je n’en sais rien. Peut-être que Gim’s a raison. » Les deux experts choisis ce soir-là pour trancher le débat : le directeur de C8, présenté comme « spécialiste des pyramides », et une romancière, dont les ouvrages sur l’Égypte, truffés d’erreurs, sont depuis longtemps épinglés par les historiens.
Faux dilemme (p.26)
La deuxième caractéristique du populisme de l’agora hanounesque est de présenter les enjeux d’un problème en mode binaire. Chaque soir sur le plateau, la danse des pancartes brandies par les chroniqueurs matérialise cette mécanique de réduction à deux termes : « Pour / Contre », « J’aime / J’aime pas », « Oui / Non ». Loin d’être un gadget du dispositif, cette simplification des sujets d’actualité parasite la compréhension des enjeux et cristallise une ligne éditoriale basée sur la primauté d’un régime d’opinion sur un régime d’information.
Deux traditions de talkshow (p.28)
Au fond, l’émission réunit deux traditions de talkshow. La première, ce sont les émissions de troupes, qui lient un animateur à des chroniqueurs récurrents (« Les Grosses têtes » créées en 1977 sur RTL ; « On a tout essayé » en 2000 sur F2). « TPMP » s’éloigne du pluralisme chaque fois que le leadership personnaliste de l’animateur compromet la capacité individuelle des chroniqueurs à exprimer librement une critique réelle de l’autorité. L’autre tradition est celle des émissions agonistiques (ou « de clash »), qui regroupent des dispositifs soit multipolaires, soit bipolarisés. Les multipolaires (« Droit de réponse », 1981‑1987 ; « Face à France », 1987‑1988), n’ont pas cherché à écraser la pluralité des positions exprimées ; les bipolarisées (« Ciel mon mardi », 1988‑1992) ont au contraire renforcé la binarité simplificatrice des échanges.
Des louanges au mépris (p.30-31)
À ses débuts, l’animateur n’a pas toujours suscité le mépris. Depuis 2010, le succès croissant de son émission lui a certes valu des railleries mais aussi pas mal de louanges dans la presse : Le Figaro salue « un phénomène suffisamment prometteur pour avoir relancé la mode du talkshow » (22 juin 2013) ; Le Télégramme applaudit « le roi de l’impro » (28 juillet 2013) ; Le Parisien voit dans le « maître Hanouna » un « chef d’orchestre » (25 août 2014) ; même les Garriberts, volontiers plus grinçants dans Libération, reconnaissent qu’il a « la baraka » (10 septembre 2013).
Mais le climat se dégrade à la rentrée 2015 : l’audience à plus d’un million de téléspectateurs et la signature par Vincent Bolloré d’un contrat de 50 millions d’euros par an sur cinq ans (contre 19 millions auparavant) nourrissent un sentiment d’impunité chez Cyril Hanouna. « On a tous senti le changement », confie un ex-employé de sa société
. L’émergence de critiques plus vives contre « TPMP » de la part des journalistes coïncide avec la multiplication des dérapages en plateau. Après « l’affaire des nouilles dans le slip » de Matthieu Delormeau (25 janvier 2016), le journaliste médias Bruno Donnet dénonce avec force sur France Inter des « humiliations […] sans précédent dans l’histoire de l’abjection à la télévision » et la normalisation télévisuelle de pratiques de harcèlement (1er février). Le soir dans « TPMP », Cyril Hanouna réplique en généralisant déjà à une catégorie plus large de personnes : « Je ne sais pas où vivent ces gens. Il faut qu’ils arrêtent de rester entre eux. Ils ne comprennent pas les jeunes aujourd’hui, qui ne font que de se charrier, se vanner ! C’est ce qu’on fait ici. »
Antiparlementarisme ordinaire (p.36-37)
Un élu de la République traité en direct de « merde » par l’animateur de « TPMP » : si l’affaire Louis Boyard, le 10 novembre 2022, a provoqué une vague d’indignation transpartisane c’est bien parce que la charge contre l’ancien chroniqueur devenu député Insoumis est aussitôt apparue comme le symbole d’une attaque contre l’institution parlementaire. Inédite par son intensité, la séquence n’est pourtant pas une première dans « TPMP » et constitue plutôt l’aboutissement d’une caractéristique de certains populismes anti-élite : l’antiparlementarisme ordinaire. [...]
Le mouvement des Gilets jaunes (2018) a joué un rôle clé dans l’émergence de ce discours hostile aux corps institués. Avant cette date, nulle trace d’antiparlementarisme formulé au nom du peuple.
Populisme pénal (p.46)
Après la crise des Gilets jaunes (2018), « TPMP » s’ouvre plus franchement aux sujets de société en s’emparant de faits divers non liés au microcosme médiatique (agressions sexuelles, actes racistes, etc.). Le talkshow trouve une nouvelle vocation en intégrant sur son plateau une puissante figure des récits criminels : la victime. « Les victimes ont un droit supérieur à la parole, et la télévision doit remplir ce rôle, à la fois d’alerte publique et de soutien psychologique. […] En partageant leur douleur, en s’exprimant rapidement alors que la justice ne leur offre comme tribune qu’un lointain procès, les victimes trouvent sur les plateaux une aide précieuse. Je ne suis pas leur avocat, mon émission n’est ni juge ni partie, mais je leur ouvrirai toujours la porte », explique Cyril Hanouna
. La pente vers le populisme pénal se produit quand la victime est opposée au fonctionnement ordinaire de l’institution judiciaire, jugée inefficace, lente ou inadaptée. Dans le discours hanounesque, la violence originelle subie par la victime se double d’une violence institutionnelle naturalisée de l’État de droit.
La touche CNews (p.47-49)
À partir de 2020, on observe dans « TPMP » une porosité croissante entre C8 et CNews. L’importation de la ligne éditoriale de CNews sur C8 a en réalité commencé dès septembre 2018, via le nouveau talkshow « Balance ton post » (« BTP ») que produit Cyril Hanouna. Cette date marque le début de la contribution active du « trublion du PAF » dans le projet idéologique de son patron Vincent Bolloré. [...]
Dès les premiers numéros, l’émission assure la promotion des thèmes sur l’insécurité, l’immigration, la religion, le communautarisme, auxquels s’ajoutent des domaines plus hanounesques comme la sexualité et l’ésotérisme. Les sujets faisant l’agenda de la droite (extrême) et stimulant la volonté de punir de la part des publics se multiplient : « Les policiers peuvent-ils encore intervenir en banlieue ? » (19 septembre 2018), « Montée de la violence en France : doit-on vraiment avoir peur ? » (3 septembre 2020), « 55 % des Français sont pour la peine de mort, êtes-vous d’accord ? » (17 septembre 2020), etc.
Entouré de chroniqueurs plus politiques que dans « TPMP », Cyril Hanouna convie désormais des intervenants conservateurs, identitaires, ultra-catholiques (Mouvement Pro-vie, Manif pour tous, Les Survivants, Génération Identitaire, etc.) et des responsables politiques d’extrême droite (Florian Philippot, Jean Messiha, etc.). Le dispositif du contradictoire permet d’atténuer la perception du tournant réactionnaire de l’émission et d’épargner l’image personnelle d’un animateur soucieux de sa fibre inclusive anti-discriminations mais qui, face aux critiques, rode déjà son principal argument de défense : « Ici on donne la parole à tout le monde. »
« Pourquoi est-ce qu’on déciderait qu’à tel endroit on n’y va pas ? » (p.53-55)
Au début des années 2010, inspiré par les travaux postmarxistes (E. Laclau, C. Mouffe), le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon cherche à remplacer le clivage « gauche-droite », jugé obsolète, par le clivage « peuple-oligarchie ». L’adoption de la stratégie du « conflit permanent » pour repolitiser le débat sur des thématiques socio-économiques et promouvoir les idées d’une gauche alternative à la gauche sociale-démocrate doit passer, selon les artisans de ce nouveau populisme de gauche, par une offensive médiatique, notamment télévisuelle. [...]
C’est dans ce contexte que « TPMP » reçoit Jean-Luc Mélenchon le 31 mai 2013. C’est la première fois qu’un responsable politique se rend chez l’animateur. Mais le leader du Parti de gauche balaie l’incongruité de sa venue dans une émission de divertissement : « Il y a quelque chose que je n’accepte pas trop, c’est cette idée qu’il y a des endroits où on n’a pas à aller. […] Je sais où je suis et je sais que ma parole, elle peut porter. Pourquoi est-ce qu’on déciderait qu’à tel endroit on n’y va pas ? Parce que vous êtes trop bête ? Parce que c’est trop populaire ? […] »
Coming out lepéniste (p.59)
À l’automne 2021, la concurrence Zemmour oblige le RN à descendre dans l’arène. Jordan Bardella, qui assure l’intérim à la direction du parti, multiplie les invitations dans « TPMP » (six en six mois), toujours affable, rieur et poli. Cette réussite – qui aboutira au coming out lepéniste de la chroniqueuse et ancienne Miss France Delphine Wespiser pendant l’entre-deux-tours – achève de convaincre Marine Le Pen en personne. Celle qui avait toujours refusé de participer aux émissions de Cyril Hanouna, craignant d’y perdre des plumes, est ravie de son « Face à Baba » (16 mars 2022), où elle apparaît souriante, préparée sur ses dossiers et sympathique [...].
Gilets jaunes (p.61, 69-70)
Cyril Hanouna se félicite souvent – à juste titre – d’avoir été le premier à recevoir des Gilets jaunes sur ses plateaux. Mais son intérêt précoce répond moins d’une prise au sérieux de leur discours que d’une admiration pour leurs performances sur les réseaux sociaux. À l’écoute des phénomènes de viralité dans l’arène numérique, l’animateur relaie dès le 5 novembre [2018] dans « TPMP » la vidéo de Jacline Mouraud, « une Bretonne qui se plaint de la hausse des prix du carburant », impressionné par les 5 millions de vues récoltés : « Cette vidéo, ça a été énorme ! » Le 9 novembre, elle est donc invitée sur le plateau de « BTP » : « Jacline, tout le monde la voulait. Elle a même signé des exclusivités pour des émissions. C’est une star ! » jubile l’animateur. [...]
Marlène Schiappa profite de son « amitié » avec Cyril Hanouna pour enrôler l’animateur dans [la] stratégie de sortie de crise. Rappelant qu’il « a été l’un des premiers à percevoir l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes » (Le Huffington Post, 22 janvier), elle l’appelle pour lui proposer de « coanimer » un numéro de « BTP » officiellement labellisé « atelier » du Grand débat national. Flatté, qu’« un membre du gouvernement vienne faire le médiateur entre nous et le gouvernement… », il annonce que, à l’issue de l’émission, sept idées seront « données au chef de l’État » (22 janvier).
Le clash contre la démocratie (p.76-77)
« TPMP » cristallise les limites de la politique par le divertissement : si aucune parole distinctive n’est possible car toutes les opinions se valent (sans valoir grand-chose), alors il n’y a plus d’horizon politique selon les critères de la démocratie représentative, même participative. Car le débat démocratique est un processus conflictuel qui repose sur l’égalité de conditions des individus mais également sur l’élaboration d’un cadre normé où la parole se distribue en fonction de compétences, de savoirs et d’expériences reconnus. Or, le populisme hanounesque mine insidieusement la notion d’intérêt général en organisant le spectacle permanent d’un conflit d’individus. [...] L’histoire est tristement ironique : baptisé en hommage au slogan antiraciste des années 1980, « TPMP » renforce désormais les idéologies d’exclusion et de stigmatisation et fait régresser l’esprit critique dans les médias.
* Claire Sécail, Touche pas à mon peuple, Seuil, coll. « Libelle » 84p, 5,90 €
(Mise à jour du chapô le 24 juillet 2024.)