Montage de six vidéos publiées par Brut en mai 2023.

Montage de six vidéos publiées par Brut en mai 2023.

© Crédits photo : Brut / Capture d'écran

Aurélie Aubert : « Dans les vidéos de Brut, il n'y a pas de place pour la contradiction, ce n’est pas l'esprit » 

Dans un livre consacré à Brut, Aurélie Aubert, enseignante et chercheuse, revient sur la création de ce média et analyse les modifications profondes qu'il a imposées à la production de contenus sur l'ensemble du paysage médiatique. Entretien.

Temps de lecture : 6 min

Elles sont partout, ces petites vidéos rythmées, sous-titrées. Il y en a tellement, qu’on peine désormais à les différencier. C’est Brut, lancé en novembre 2016, qui a, en France, popularisé la formule.

Ce n’était pas le premier à le faire, (lire notre article de mai 2017 Brut, Explicite, Minute Buzz : le pari des médias 100% réseaux sociaux,), mais il en a totalement imposé l'usage dans les médias — sans toutefois parvenir, à ce jour, à inventer un modèle économique.

Dans son livre Une information brute ? Journalisme, vidéos et réseaux sociaux (éditions INA), Aurélie Aubert, maîtresse de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, revient sur les origines de Brut et analyse en quoi il a profondément modifié le paysage médiatique français. Entretien.

Expliquez-nous, en quelques mots, ce qu'est Brut.

Aurélie Aubert : Au départ, c'est un média 100 % vidéo largement inspiré de Now This, créé aux États-Unis en 2012. Les productions principales sont des capsules vidéo sous-titrées, courtes, percutantes, diffusées principalement sur les réseaux sociaux. Brut, c'est aussi un esprit start-up, avec une diversification des activités au fil du temps : une plateforme de documentaires — Brut X, qui ne marche pas très bien —, et d’autres sans rapport avec le journalisme : une application shopping, et du conseil en visibilité pour les entreprises. C'est aujourd'hui une nébuleuse, un objet hybride. 

Après l'arrivée de Brut, de nombreux médias ont cherché à reproduire ce type de vidéos. En quoi est-ce devenu un modèle ? 

Une vidéo Brut c'est un cadrage extrêmement simple : pas de fioritures, pas de zoom, en général une incarnation à l’écran, des sous-titres, une narration rythmée, avec une accroche efficace. L'internaute doit rester le plus longtemps possible devant la vidéo, c’est très important pour les réseaux sociaux, pour être bien distribué par les algorithmes. Avec le temps, le public s'est peut-être lassé, car à force les vidéos se ressemblaient un peu toutes. D'autres formats se sont dégagés, mais les principes directeurs restent les mêmes : des vidéos courtes, bien montées et percutantes. Les codes ont été adaptés en fonction des plateformes de diffusion. On ne fait pas tout à fait les mêmes vidéos pour Instagram, Snapchat, Tiktok, Twitter... 

« La subjectivité est devenue une valeur clé dans nos sociétés occidentales »

Comment s'explique le succès de ces productions ? Le côté « interview choc » ? L'approche des sujets avec une certaine subjectivité ? 

La question de la subjectivité est centrale : les gens ont besoin de voir l'actualité par leurs propres yeux. Ma subjectivité, ma manière de comprendre les choses, de les vivre, etc., est devenue une valeur clé dans nos sociétés occidentales. Le fonctionnement des réseaux sociaux, avec leur distribution algorithmique, permet cette personnalisation à outrance. Il n'est donc pas étonnant que des médias comme Brut jouent le jeu. Il faut personnaliser l'actualité pour qu'elle vous parle. 

Ces nouveaux formats s'accompagnent-ils d'une transformation du rapport des journalistes aux sources, aux sujets, aux informations ? 

Dans les écoles de journalisme, on apprend qu’il faut donner la parole à un camp puis à un autre : les journalistes enquêtent à charge et à décharge. Si on prend le cas de Brut ou de Loopsider, ce principe est complètement gommé. Le choix est fait de laisser la parole à quelqu'un qui va raconter son expérience au plus près, sur la longueur. Il y a quelques experts, mais pas trop, car ils sont jugés ennuyeux. Le témoin doit avoir vécu la chose dans sa chair, son expérience est personnelle et le message contient une note d'espoir. Il n'y a pas de place pour la contradiction, ce n’est pas l'esprit. Il y a eu des évolutions par la suite, mais à la marge. 

Quel rôle a joué l’usage du live ? 

Le live, c'est la patte de Rémy Buisine. Un format lancé dès le départ. Facebook a approché Brut et a mis à sa disposition un certain nombre d'outils, notamment Facebook Live. Rémy Buisine s'était déjà fait connaître lors de Nuit debout, avec ses lives sur l’application Periscope. C'est le seul visage et le seul nom connu de Brut, il a acquis cette notoriété par son suivi des manifestations. Il s'est attiré la sympathie des « gilets jaunes » avec cet exercice, mais a aussi été critiqué par des confrères qui estimaient, justement, que ce qu’il faisait n'était pas du journalisme car il n'y avait pas de montage. Rémy Buisine incarne tellement Brut qu'il a participé à l'interview d'Emmanuel Macron par le média le 4 décembre 2020, « au nom de la communauté Brut ». 

Rémy Buisine fait-il figure d’exception au sein de ce média ? 

Oui, car les vidéos y sont incarnées, mais jamais par les journalistes. On n’entend pas leurs questions, on ne voit pas leur visage, sauf dans le cas de Rémy Buisine. Aujourd’hui leurs noms sont donnés dans les crédits des vidéos, à la demande de Facebook, dans le but de lutter contre les fake news, mais ça n’a pas toujours été le cas. 

Brut s'est bâti comme un média 100 % réseau social. Pouvez-vous nous rappeler où en étaient alors les relations entre médias et réseaux sociaux ? 

Dans un premier temps, les médias ont vu les réseaux sociaux, à commencer par Facebook, comme un moyen de diffusion tous azimuts de leurs contenus, dans l'idée de gagner de la notoriété et de créer du trafic. Peu à peu la relation s'est inversée : les réseaux sociaux sont devenus le point de passage obligé pour tous les médias — les gens ne viennent plus les voir sur leur site. Une dépendance s'est créée. Les réseaux sociaux, ayant acquis une position ascendante, ont expliqué aux médias ce qu'ils devaient faire pour être repérés par les algorithmes. Brut est arrivé au moment où cette dynamique de relation était déjà actée. Le média n'avait pas de site, tout était distribué via les réseaux sociaux, et les contenus étaient faits pour y circuler le mieux possible. C'est ce qui a permis à Brut de devenir un modèle en France sur le plan de la réalisation de vidéos pour les réseaux sociaux numériques. Face à cette hégémonie, les autres médias, souvent plus anciens ont gardé leur identité ( avec l'enjeu de fidéliser leur public à leur « marque ») et le contrôle de leur ligne éditoriale, mais désormais une grammaire et des pratiques s'imposent. 

A-t-on déjà vu par le passé une telle influence d’un média dans le processus de fabrication des autres ? 

Qu'un média devienne un modèle pour d'autres, ce n'est pas nouveau. Il est difficile de comparer les époques, mais si l'on prend la presse à grand tirage de la révolution industrielle, Le Petit journal, influencé par des publications américaines, avait à son tour influencé de nombreux journaux en France. Les médias à succès sont copiés ou réadaptés. Pour ce qui est de l'influence par des grandes sociétés comme Facebook, c'est plus compliqué. Nous avons peu de recul sur ces nouveaux acteurs. Ce que nous avions jusqu'ici était plutôt une influence de grands groupes industriels, avec des investisseurs privés souhaitant que l'on parle de leurs idées, de leurs valeurs. Mark Zuckerberg, dans l'absolu, se fiche des contenus. L’important pour lui est qu'il y ait du trafic vers sa plateforme. La vidéo est un outil comme d'autres pour le générer, incorporer des publicités, créer de la discussion. 

Ces changements sont guidés par l’analyse des données issues des activités en ligne. Est-ce nouveau ? 

Le nombre de vues, le temps de visionnage, le nombre de partages, le nombre de likes, le nombre de commentaires, etc. font partie des chiffres scrutés, en effet. Plus ces chiffres sont bons, plus les contenus vont être remarqués par les algorithmes. En plus de ces données quantitatives, il y a aussi des datas qualitatives, notamment la possibilité de taguer les vidéos avec des mots-clés liés à des émotions

« On ne mesure pas l’audience comme à la télévision : on surveille les réactions d’une communauté, presque en temps réel »

Ces éléments viennent renouveler les problématiques sur les logiques d'audience que connaissait la télé. Ce ne sont pas les mêmes métriques : on regardait les chiffres d'audience, et surtout les parts de marché, liées à des données sociodémographiques de Médiamétrie. Pour savoir qui est derrière l'écran et à quelle heure. 

Dans le modèle des vidéos en ligne sur les plateformes numériques, pas de données sociodémographiques. Les médias surveillent eux-mêmes ce qu'il se passe sur leur site, et les réseaux sociaux leur donnent ce qu'ils veulent bien donner. Il est possible de faire des analyses de fond, mais rien d'aussi précis. La transformation se fait de façon beaucoup plus élastique et évolutive qu'avec la télévision, presque en temps réel, avec pour objectif de coller à ce qui va être partagé par une communauté. D'où une fragmentation des sujets en fonction de communautés. 

Dans un premier temps, les jeunes employés de ces médias ont disposé d’une très grande marge de manœuvre pour pointer les sujets à traiter. Est-ce toujours le cas ? 

Au départ, il y avait cette volonté de s'appuyer sur l'expertise de cette jeunesse qu'on retrouvait dans l'équipe journalistique, avec l'idée qu'ils savaient ce qui pouvait intéresser les gens de leur âge et provoquer de la discussion, des échanges en ligne. Mais il ne faut pas se leurrer, ces jeunes journalistes s’aident de logiciels comme Crowd Tangle en 2017-2018, édité par Facebook, et d’autres outils de ce type aujourd'hui pour repérer les sujets les plus porteurs sur les réseaux sociaux : ces logiciels scrutent ce que partagent les gens abonnés à une page. Comme les équipes sont conscientes qu'il ne faut pas produire toujours la même chose, ni devenir « putaclic », elles doivent rester ouvertes aux sujets de société. Brut est un média relativement progressiste, qui met le doigt sur les questions de discriminations, les violences faites aux femmes… des sujets assez graves. Les data analysts restent en retrait par rapport à la rédaction, ils peuvent donner des conseils, mais pas prendre des décisions éditoriales à eux seuls. L’enjeu pour le média, c’est de trouver un équilibre entre les indications fournies par les logiciels et la veille des journalistes. 

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