Carte de Kiev réalisée par Le Figaro

Une histoire en cartes animées et commentées : à travers un grand format, les lecteurs du Figaro peuvent retrouver le déroulé de la première année de guerre en Ukraine. 

© Illustration : capture d'écran Le Figaro

Guerre en Ukraine : « Une carte peut être très juste, si elle est moche, elle ne sera pas lue »

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les cartes se sont imposées comme le format phare des médias pour raconter le déroulement du conflit et offrir aux lecteurs une compréhension de ses enjeux géopolitiques et humains. Étude de cas avec le service Datavisualisation du Figaro.

 

Temps de lecture : 7 min

Comment raconter une guerre sous forme de cartes ? Nous avons posé la question à Stéphane Saulnier, chef du pôle Datavisualisation du Figaro, et à Dario Ingiusto, concepteur graphique et chef du service, spécialiste de la cartographie et de l’infographie. 

D’un direct en cartes actualisé quotidiennement lors des premières semaines de l’invasion, leur service privilégie aujourd’hui des zooms sur des localités précises, pour montrer certains mouvements de troupes. À l'occasion du premier anniversaire de l'invasion russe, Le Figaro avait produit un grand format jouant habilement avec les échelles pour raconter le conflit en cours. 

Tous deux nous expliquent comment les cartes sont devenues essentielles pour permettre aux lecteurs de saisir l’ampleur et la complexité d’un conflit, lèvent le voile sur leurs méthodes de travail et nous confient les dilemmes auxquels ils sont parfois soumis pour représenter la guerre en Ukraine de la façon la plus juste et claire possible.

Quand, en février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine, quels ont été vos premiers réflexes ?

Stéphane Saulnier : Quand une guerre se déclenche, c'est un tsunami de travail pour une équipe comme la nôtre [13 infographistes dont deux cartographes et un freelance, NDLR]. La première chose a été de mobiliser l'ensemble des ressources de l'équipe. À l’époque, Dario Ingiusto ne nous avait pas encore rejoint. Nous n’avions qu’un seul cartographe, Guillaume Balavoine. Celui-ci a défini les premières sources et réalisé les premiers templates [modèles, NDLR] de cartes qui nous ont permis par la suite de répartir la charge sur l'ensemble des infographes de façon à produire trois actualisations par jour, sept jours sur sept, pendant trois mois. Si nous avons autant investi, c’est parce que chaque papier comprenant le mot clé « cartographie » et chaque papier illustré avec une carte était un succès d’audience. Cela ne s'est pas démenti avec le temps. 

Y a-t-il une différence entre les cartes conçues pour le print et celles du web ?

Dario Ingiusto : Il y a quelques années, j'aurais dit oui, clairement. Mais je me suis aperçu que beaucoup d'interactions possibles sur les cartographies web n'étaient pas vraiment utilisées par les lecteurs. Une carte sur laquelle on peut cliquer sur 1 000 points pour connaître les détails de chaque ville, les gens vont s’en amuser dix minutes mais ne vont pas revenir dessus.

Carte de Marioupol réalisée par Le Figaro
Le Figaro a produit un grand format en cartes, un an après l'invasion russe. Elle montre notamment pourquoi le port de Marioupol intéressait les séparatistes russes. © Crédits : capture d'écran Le FigaroCliquer ici pour zoomer

Stéphane Saulnier : Les lecteurs sont néanmoins demandeurs de cartes animées. La rédaction en chef  nous sollicite donc très souvent pour  en concevoir. Une de mes grandes causes, c'est de pousser notre service à produire une information où l'effort le plus important est fait sur le fond du sujet et non sur la forme, qui doit se mettre au service du sujet. Quand on rédige un article, on l’accompagne d’un chapô et d’un titre parce qu'il faut qu’un message essentiel soit perçu dès les premières secondes et donne envie d’aller voir le détail. En infographie, c'est pareil, sauf qu'on va jouer sur d'autres mécanismes comme les couleurs et les formes. C'est là où notre travail est difficile, d’autant qu'on le fait sur l'ensemble des rubriques du journal. 

Comment utiliser les cartes quand le conflit est figé pendant plusieurs semaines ou mois ? 

Stéphane Saulnier : On n’hésite pas à republier une carte qui n'a pas bougé. En fin de compte, c'est la carte d'aujourd'hui. L’essentiel est que nos internautes accèdent sur le site du Figaro à une information à jour. Parfois, Dario me dit « mais c'est la carte d'hier ». Oui, mais hier, il y a 50, 100, 500 personnes qui n'étaient pas là et qui ont besoin d'avoir l'information. Et on précise que la situation n'a pas évolué dans l'état actuel de nos connaissances. Ce n'est vraiment pas gênant.

Comment travaillez-vous avec les correspondants ?

Dario Ingiusto : J'échange une première fois avec eux afin de m'imprégner du sujet et je fais mes recherches sur la base de cette conversation. Je produis ensuite une esquisse assez avancée de la carte. Je demande : « Qu'est-ce que tu en penses ? Est-ce qu'il y a des choses que j'ai oubliées ? Des choses auxquelles tu voulais donner plus d'importance ? » On travaille ensemble à la hiérarchisation des informations. Si on donne plus de graisse à un texte, on peut lire la carte différemment. Nous faisons également en sorte d’aller vers une vraie recherche stylistique et esthétique. 

Peut-on vraiment réaliser une carte esthétique quand on parle de la guerre ?

Dario Ingiusto : La carte peut être très juste, complète et rigoureuse, si elle est moche, elle ne sera pas lue. L'œil humain est fait pour percevoir le beau. On doit s’en approcher. L'esthétique est une composante indispensable de notre travail, ne serait-ce que pour capter l'attention du lecteur. C’est aussi un vrai dilemme. Il ne faut pas perdre les lecteurs parce qu’on est dans le tragique. Je prends ce défi très au sérieux. Le pire des retours que l’on puisse faire sur mon travail, c’est d’avoir banalisé ou rendu simpliste ce que je raconte dans une carte. 

Comment choisissez-vous d’utiliser telle ou telle couleur ?

Dario Ingiusto : On a déjà la couleur du journal : le bleu. Certains journaux, comme The Economist, arrivent à structurer une palette si identitaire qu’ils pourraient presque ne plus signer leurs cartes ou leurs infographies. Le tout, c’est de trouver une palette à la fois esthétiquement agréable, sobre et lisible. Certaines couleurs reviennent souvent pour rappeler au lecteur l’univers dans lequel on souhaite l’emmener. Bien sûr, on peut innover avec une guerre froide où les États-Unis seraient en rouge et l’Union soviétique en bleu, mais ce serait prendre le lecteur à contrepied. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Il faut une évolution, une recherche. Mais si vous utilisez les couleurs attendues, vous captez l’attention de vos lecteurs beaucoup plus vite. Pour notre format sur l'anniversaire de la guerre en Ukraine, on a choisi une ambiance volontairement lugubre. On a mis le front de mer en noir, le fond des pays en gris foncé. Choisir la bonne couleur et le bon pictogramme, c’est comme un jeu.

Stéphane Saulnier : Une part très importante de notre audience se trouve sur le web. Nous sommes obligés d'utiliser des couleurs cohérentes. Et gardons à l’esprit que l’œil humain peut percevoir près de huit millions de couleurs. Cela en fait, des déclinaisons de bleu ! Quand on réalise une carte sur l’évolution de telle ou telle force en présence, on va pouvoir décliner sur plusieurs journées différents bleus, différents rouges, différents jaunes. En ce qui nous concerne, on s’inspire beaucoup de la palette de Riad Sattouf [auteur de la BD L’Arabe du futur, NDLR]. Le génie de son univers colorimétrique réside dans sa géospatialisation. Le bleu de la mer en Bretagne, le rose de la terre en Syrie et le jaune du sable en Libye par exemple.

Qu’en est-il du choix d’écrire les noms des villes en russe ou en ukrainien ?

Stéphane Saulnier : C’est arrivé très vite dans les débats de nos conférences de rédaction. On a des remontées du terrain de journalistes qui vont nous dire « attention, si vous écrivez le nom de cette ville de telle façon, cela va devenir plus compliqué d’avoir des retours sur place parce que vous allez froisser nos interlocuteurs ». C'est un sujet extraordinairement brûlant. La responsabilité de choisir, on la délègue volontiers au service International. [Au Figaro, les rédacteurs utilisent « Kyiv » pour désigner la capitale du pays lorsque la citation vient d’une personne ukrainienne et maintiennent la graphie française « Kiev » dans les autres cas, NDLR.] 

Dario Ingiusto : Personnellement, je préfère écrire les deux orthographes quand il y en a deux ou écrire l'orthographe la plus en usage en France. La question se pose surtout pour les frontières. Est-ce qu'on trace une ligne pointillée pour distinguer tel territoire occupé, sachant qu’aucun pays ne le reconnaît, ou que certains le reconnaissent mais pas d'autres ? Ces choix sont cruciaux, même s’ils n'occupent que quelques millimètres de notre carte. ll est déjà arrivé que pour un trait pointillé sur telle frontière, une publication soit interdite dans un pays. Cela a souvent lieu dans les publications imprimées, mais le web n'en est pas exempt, bien au contraire. Google Maps lui-même compte plus d'une trentaine de versions de cartes et de frontières différentes, que l'on visualise ou pas selon qu'on s'y connecte de Chine, de Russie, d'Ukraine, d'Inde… Les gouvernements surveillent cela et certaines législations sont assez restrictives. Déjà avant le 24 février 2022, si une carte parue en Russie ne mentionnait pas la Crimée comme territoire russe, cela pouvait vous coûter une amende ou des peines de prison. On se réfère aux Nations unies, à la vision diplomatique de la France, aux enjeux du terrain. 

carte représentant la région du Dniepr en Ukraine, réalisée par Le Figaro
Un format consacré au fleuve Dniepr comprend trois cartes expliquant comment la Russie a fait de ce fleuve une ligne de front. © Crédits : capture d'écran Le FigaroCliquer ici pour zoomer

Quelles sont vos sources ?

Dario Ingiusto : La guerre en Ukraine est sûrement le conflit le mieux documenté à l'échelle de l'histoire mondiale parce qu'il y a un nombre de sources totalement incalculable. La guerre est scrutée dans ses moindres recoins. Nous nous appuyons sur certains organismes occidentaux qui font référence parce qu'ils sont utilisés par d'autres médias et ont un suivi régulier et relativement objectif de la situation, comme l'Institute for the Study of War, un centre de recherche américain qui produit des cartes très détaillées sur le front en Ukraine, ce qui nous aide aussi à reconstruire la chronologie, l'évolution des mouvements de troupes et des territoires. On complète avec d'autres sources récurrentes sur Internet qui nous semblent fiables.

Stéphane Saulnier : Cette guerre a été l'occasion de découvrir de nouvelles sources sur les réseaux sociaux, dont nous avons vérifié la fiabilité. Notre responsabilité envers le lecteur est ultra importante. Dans un papier, on peut toujours arrondir, apporter un peu de nuance. Sur une carte on sait qu'on prend des risques importants. 

Produisez-vous uniquement des cartes de conflits militaires ?

Dario Ingiusto : On en produit beaucoup mais ce conflit nous donne aussi l'occasion de travailler sur d’autres aspects. On a pu produire des cartes spécifiquement liées à l'environnement, comme suite à la catastrophe de la destruction du barrage sur le Dniepr, par exemple. Cela a été l'occasion de réaliser des cartes qui analysent l'histoire de ce fleuve, la culture qui y est liée, la façon dont il a structuré l'identité ukrainienne... On en parle beaucoup avec les journalistes sur place.

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