Reed Hasting avec un sourire malicieux

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Ce que Netflix a changé au Canada

Netflix s'est implanté au Canada en 2010 : c'était un point de départ dans sa stratégie d'internationalisation. Qu'est-ce que la société de Reed Hastings a bousculé dans le paysage audiovisuel canadien ? Quel bilan économique et juridique ?

Temps de lecture : 10 min

Depuis l’annonce de son arrivée dans l’Hexagone, la société Netflix est au centre des débats et soulève de nombreuses interrogations sur les conséquences de cette intrusion sur le paysage audiovisuel français. Aujourd’hui présente dans une quarantaine de pays, la société de Los Gatos qui, à l’image d’Amazon pour le livre, a connu en quelques années une expansion internationale fulgurante revendique 44 millions d’abonnés. Le point de départ de cette internationalisation de Netflix fut le Canada qui a eu une importance stratégique fondamentale.
 

Ce qui nous amène aux interrogations suivantes, depuis 2010, comment Netflix a-t-il progressé sur le marché canadien ? Et quels enjeux socioéconomiques, technologiques et juridiques son implantation a-t-elle soulevés ?  

Du loueur de DVD au producteur de contenus à dimension internationale

Fondé en 1997 par Reed Hastings, Netflix est passé en quelques années du simple statut de loueur de DVD à un concurrent direct des puissants câblo-opérateurs états-uniens. Rapidement, Netflix a connu une croissance fulgurante à l’image de la forte appréciation du cours de l’action NETFLIX INC. En effet, depuis 2002, date d’entrée en Bourse de Netflix, la valeur du titre de la société a augmenté de 2 645 % soit une moyenne d'environ 240 % par an, une évolution proche de celle des grands acteurs de la communication.
 
Selon Philippe Bouquillion, « la plupart des huit étapes type de la trajectoire d’un acteur des industries de la communication : la création, l’entrée en Bourse, l’atteinte de l’équilibre financier, l’internationalisation, les alliances stratégiques, les acquisitions ou prises de participation dominantes, l’entrée dans la création/production ou surtout la diffusion de contenus informationnels et culturels, la diversification dans des activités étrangères à la fois à leur métier d’origine et aux contenus culturels et informationnels. »(1) . Cette trajectoire n’est pas sans rappeler celle de la société fondée par Hastings.
 
À ses débuts, Netflix proposait un service de location de DVD en illimité par correspondance, en payant une souscription mensuelle, l’usager recevait les films de son choix par courrier. Aujourd’hui, Netflix c’est un service vidéo à la demande proposant un catalogue de contenus en consultation illimitée sans publicitéet sur une multitude de supports. Le service repose sur un algorithme basé sur une hyper-catégorisation des programmes proposés et une collecte fine et continue des données utilisateurs. Cet algorithme conditionne 75 % des visionnages sur le site.
 
Pour Netflix, comme pour la plupart des acteurs des industries de la culture et de la communication (ICC), le nerf de la guerre c’est le contenu, plus on distribue de contenus plus on crée une offre attrayante. En 2014, la société a ainsi dépensé plus de 3 milliards de dollars US pour obtenir du contenu télévisuel et cinématographique et projette d’investir plus de 6 milliards de dollars US au cours des trois prochaines années. En 2012, avec des programmes comme House of cards et Orange Is the New Black, la société a même décidé de se lancer dans la production de contenus, en s’appuyant notamment sur les données des usagers récupérées par leur algorithme. Cette stratégie marque une évolution du cœur de métier de la firme qui passe de simple statut fournisseur de contenus à celui de producteur de contenus et donc d’acteur culturel. Ce choix de produire des séries tient notamment au fait qu’aujourd’hui ces dernières apparaissent comme des genres créatifs à part entière et sont devenues un des principaux programmes d’appel de la télévision(2) . L’une des originalités de Netflix est, lorsqu’elle propose la nouvelle saison d’une série, de mettre à disposition des usagers tous les épisodes de cette dernière d’un coup, ce qui correspondrait mieux aux nouvelles pratiques de consommation des biens culturels, en particulier le « binge-watching » ou « binge viewing ».
 
Le choix de Netflix de lancer un service de film en flux continu pour les ordinateurs ainsi qu'un certain nombre d'appareils compatibles date de 2007 et depuis, la société s’est attelée à rendre compatible son service avec un maximum d’appareils. Aujourd’hui, plus de 1 000 supports seraient ainsi compatibles. Lors de son implantation au Canada, Netflix s’est particulièrement focalisé sur son activité de vidéos à la demande en ligne. Ainsi, comme l’a expliqué, Reed Hasting lors d’une conférence à Toronto, « Le Canada a été le premier pays où nous avons offert seulement du contenu en ligne. À l’époque, nous nous demandions comment c’était possible d’offrir assez de contenu en ligne pour intéresser les gens. Ce fut un grand succès qui nous a aidés à faire une expansion uniquement en ligne dans 40 pays. » Pour Reed Hasting, le Canada marque ainsi le point de départ d’une croissance à l’internationale fulgurante.
 

Le développement de Netflix au Canada

Dans un premier temps, cette internationalisation s’est avérée coûteuse puisqu’elle représenta un investissement de 38,8 millions de dollars et généra des pertes opérationnelles s’élevant à 10,7 millions de dollars au premier semestre 2011. Ce choix stratégique s’avérera néanmoins gagnant puisqu’en trois trimestres, Netflix convertit 803 000 Canadiens et réussit à s’imposer clairement en Amérique du Nord. Selon Sandvine, début 2014, en Amérique du Nord, Netflix monopolise 34 % de la consommation d'Internet sur les lignes fixes lors des pics d’audiences c'est-à-dire en soirée.
 
Même si le catalogue proposé au Canada est moins attractif que celui des États-Unis, Netflix a su développer une importante audience au Canada. Entre 2012 et 2013, on observe ainsi une croissance de 70 % des services de vidéo en ligne et fin 2013, on dénombre 25 % des ménages canadiens abonnés à Netflix – un pourcentage s’élevant à 29 % lorsque l’on s’intéresse aux Canadiens anglophones. Netflix connaît ainsi une forte popularité auprès du public anglophone canadien en touchant par exemple 40 % des ménages en Saskatchewan et 31 % en Alberta. Ce succès s’explique par la similarité des pratiques des consommations culturelles du public américain et du public canadien dû à la proximité géographique (80 % des Canadiens vivent dans une région frontalière) et aux grandes affinités linguistiques existantes entre les deux pays. Comme l’ont bien saisi les majors américains, le Canada (anglophone) peut se définir comme un prolongement du marché de la culture et du divertissement étatsunien.
 
En revanche, le service de vidéo à la demande rencontre certaines difficultés pour pénétrer le marché francophone, en particulier le marché francophone québécois. En effet, selon une étude réalisée par l'Observateur des technologies médias, seulement 5 % des francophones sont abonnés à Netflix et autant ont essayé le service pour l’abandonner ensuite. Le manque de contenus francophones serait la principale raison de ce désaveu. Cette difficulté que rencontre Netflix à s’implanter au Québec s’explique donc en grande partie par le manque de prise en compte des spécificités de l’identité culturelle francophone québécoise. Notons toutefois qu’environ les deux tiers des abonnés francophones ont opté pour Netflix au cours de la dernière année ce qui pourrait laisser présager un prochain développement de la société au sein de la province francophone.

La vidéo à la demande et la diffusion multi support, des enjeux stratégiques

Alors que le Canada est un pays où les ICC apparaissent particulièrement concentrées et le secteur des médias contrôlé par quelques grands conglomérats intégrés verticalement, ce succès de Netflix au Canada soulève des questions d’ordre socio-économique pour les acteurs composant et dominant le secteur médiatique canadien et interroge l’organisation des ICC à un niveau national.
 
Avant de nous intéresser à ces conglomérats et à leur stratégie, précisons qu’à l’heure actuelle, au Canada, le développement Netflix ne semble pas avoir généré une baisse des abonnements à des services « traditionnels » de télévision ou renversé la domination des câbloopérateurs sur le marché de la culture et de la communication. À ce titre, selon l’étude de l’Observateur des technologies médias évoquée précédemment, on constate que 87 % des usagers de Netflix restent abonnés à un service « traditionnel » de télévision. Ainsi, on semble observer plutôt une coexistence de pratiques dans la mesure où Netflix vient compléter une offre préexistente. Cette observation renvoie au fait qu’en matière de médias une nouvelle technologie ou un nouveau service recouvrant un ensemble de pratiques ne remplace pas forcément un « ancien » média, mais peut également coexister avec ce dernier laissant ainsi se dessiner « une superposition des pratiques de communication et de consommation culturelle ».Précisons que l’arrivée de Netflix au Canada ne date que de 2010, il est donc encore difficile de prévoir quelle sera à long terme l'incidence de l’arrivée de ce nouvel acteur sur le paysage médiatique. Ce que l’on peut dire c’est qu’aujourd’hui, la « télévision traditionnelle » reste, en particulier pour certains événements sportifs et culturels, un important lieu de célébration de rituels collectifs.
 
Néanmoins, redoutant l’émergence et le développement de nouveaux acteurs tel que Netflix, les acteurs dominant le paysage médiatique canadien tel que Québécor (Club Illico), Bell (Télé Fibe) et Rogers Canada ainsi que le radiodiffuseur public Radio-Canada (Ici Tout.tv) ont choisi de lancer leur propre service d’écoute en ligne afin, selon eux, de s’adapter à l’évolution des ICC et de mieux répondre à l’émergence de nouvelles pratiques de consommation culturelles. On retrouve des acteurs qui, depuis les années 1970, ont développé d’importantes infrastructures de communication et câblodistribution au sein d’industries culturelles où les fonctions de distribution et de diffusion apparaissent comme la clef de la domination.
 
Au Canada, l’un des services de vidéo à la demande les plus aboutis est Club illico de Vidéotron que le groupe définit lui-même comme un « Netflix québécois ». Vidéotron est le câblo-opérateur de Québécor, un conglomérat dominant les industries médiatiques au Québec et qui développe des activités dans les domaines de l’impression, de l’édition de journaux, de magazines et de livres, de vidéo, de vente au détail de produits culturels, télédiffusion, de télécommunications d'affaires, de câblodistribution, d’accès Internet, de portails Internet et de téléphonie. En 2013, Vidéotron décide donc de lancer Club illico à volonté, un service illimité de vidéos sur demande (films, séries, émissions jeunesse et documentaires) disponible sur une multitude de supports (télévision, ordinateur, tablette, etc.) pour 9,99 dollars par mois. Pour Robert Dépatie, président de Vidéotron, Club illico a pour vocation de concurrencer Netflix et d’adapter Vidéotron à la nouvelle réalité du marché. Mettant en avant ses programmes francophones et québécois pour Québécor, Club Illico correspondrait mieux aux pratiques culturelles des Québécois et Québécoises et à l’identité culturelle de la province qu’un service comme Netflix. Le service de vidéos à la demande compte actuellement environ 4 000 titres, des titres que Vidéotron cherche régulièrement à renouveler tout en obtenant des contenus originaux en exclusivité afin d’avoir l’offre la plus attractive possible. À titre d’exemple, en mars 2014, Vidéotron annonce ainsi que Club illicoproposera une nouvelle production québécoise, Mensonges,une série policière produite par Sophie Deschênes de Sovimage, écrite par Gilles Desjardins et réalisée par Sylvain Archambault.

 
Ainsi, la croissance fulgurante d’un acteur comme Netflix, mais aussi les « stratégies de modernisation » des acteurs que nous venons d’évoquer font apparaître les services de vidéo à la demande ainsi que la diffusion multisports comme des enjeux stratégiques au sein du secteur de l’audiovisuel. Ces dispositifs qui interrogent les modalités de diffusion, de valorisation et de consommation de la culture tendent à conforter les acteurs que nous d’évoquer dans leur domination des ICC, des acteurs qui aujourd’hui semblent les plus à même à répondre aux pratiques des usagers en matière de consommation de contenus télévisuels. Ainsi, pour un service de vidéo à la demande, proposer une offre attractive veut dire disposer d’une manne de contenus importante, mais aussi être capable de valoriser et mettre à disposition ces derniers en étant conscient des pratiques des usagers. Dès lors, comme Philippe Bouquillion  l’explique, « les acteurs des industries de la communication semblent mieux à même que ceux des industries de la culture de tirer profit des modes de valorisation spécifiques qui se développent grâce au déploiement des supports électroniques. »

Quelle réglementation pour les « nouveaux » médias ?

L’arrivée et le développement d’acteurs comme Netflix ou YouTube, non soumis à la réglementation canadienne en matière de médias, soulèvent de nombreux de débats. En effet, l’environnement médiatique actuel marqué par l’explosion des pratiques communicationnelles et de consommation culturelle liées à internet et par la croissance fulgurante d’acteurs liés aux nouveaux médias interrogent fortement le bien-fondé et l’équité de la réglementation sur les médias au Canada à commencer par la loi sur la radiodiffusion que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qui réglemente les activités de radiodiffusion et de télécommunications au Canada est censé faire appliquer.
 
Parmi les contraintes imposées par cette dernière, on trouve une limite de la propriété étrangère des médias ou encore l’obligation pour les stations de télévision d’inclure un minimum de contenu canadien à hauteur de 60 % sur une base annuelle ou de 50 % aux heures de grande écoute. Les fournisseurs de télévision ont également l’obligation de contribuer au financement du système canadien de radiodiffusion. C’est donc logiquement que les acteurs composant le paysage médiatique canadien, déplorant cette « inégalité réglementaire », réclament un assouplissement des règles qui leur sont imposées, notamment en ce qui concerne les quotas de contenus.
 
Conscient de cette situation, lors de la conférence annuelle de l’Alliance canadienne pour les systèmes câblés, Peter Menzies vice-président du CRTC a ainsi déclaré : « Nous observons un univers des télécommunications qui est radicalement différent de ce qu’il était 10 ans plus tôt ». Le CRTC explique ainsi que « de plus en plus de Canadiens choisissent maintenant le moment de regarder leurs émissions, que ce soit en les enregistrant sur leur récepteur vidéo personnel, en utilisant la vidéo sur demande ou des services en ligne comme Tou.tv, Netflix ou YouTube. Aujourd'hui, on peut accéder au contenu vidéo à peu près partout et à tout moment. En conséquence, les attentes des Canadiens ont changé ». En 2013, le CRTC décide donc de lancer une série de consultations publiques auprès des Canadiens afin de redéfinir son mandat et déterminer comment le système de diffusion pourrait être modifié pour répondre aux besoins des usagers canadiens. Cette étape devrait être suivie par des discussions avec les industriels du secteur.
 
L’enjeu fondamental pour le CRTC est de déterminer si les règles applicables au monde traditionnel de la télédiffusion sont transposables aux nouveaux services en ligne et plus précisément à ce que l’autorité de régulation appelle la Télévision par contournement(3) . Cette réflexion entamée par le CRTC met en lumière la difficulté pour les instances qui réglementent les médias d’appréhender les mutations des ICC et d’adapter la réglementation à la réalité de ces dernières dans un contexte marqué par l’explosion d’internet et le développement de sociétés à dimension internationale. Se crée alors une forme de course-poursuite entre les dispositifs juridiques encadrant les ICC et les changements technologiques et socio-économiques affectant l’organisation de ces industries, les premiers s’inscrivant dans horizon temporel plus long que les seconds.
   
Pour conclure, nous dirons qu’à l’instar d’acteurs comme Amazon ou Google(4) , dans le monde de la culture et de la communication, en particulier dans le secteur de l’audiovisuel, Netflix fait figure de rouleau compresseur. Avec un modèle socio-économique particulièrement efficace, nous avons vu qu’en 4 ans la société a su s’imposer dans le paysage médiatique canadien poussant les acteurs locaux à s’adapter et les autorités de régulation à réfléchir à une évolution de la réglementation sur les médias. Aujourd’hui, la stratégie d’internationalisation de Netflix entamée en 2010 se poursuit inexorablement puisque le nouveau terrain de jeu de la société est l’Europe, où petit à petit la société de Los Gatos renforce sa présence soulevant pour chaque pays des enjeux similaires à ceux qui viennent d’être abordés.

Références

Philippe BOUQUILLION « Concentration, financiarisation et relations entre les industries de la culture et industries de la communication », Revue française des sciences de l'information et de la communication, 2012
 
Jean-Pierre ESQUENAZI , Les séries télévisées : L’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Collin, 2010, 224 p.
 
Serge PROULX , « Penser les usages des technologies de l’information et de la communication aujourd’hui : enjeux – modèles – tendances » dans Vieira L. Pinède N. , Enjeux et usages des TIC : aspects sociaux et culturels, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005
 
Gaëtan TREMBLAY , « La théorie des industries culturelles face au progrès de la numérisation et de la convergence », Sciences de la Société,, 1997, pp.11-23

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Crédits photos :
Reed Hastings à Las Vegas (Cellanr / Flickr)
    (1)

    (Bouquillion, 2012, 5)

    (2)

    Esquenazi, 2010 

    (3)

    La TPC renvoie aux services de télévision sans infrastructure canadienne qui ne sont pas régis par la réglementation canadienne et dont Netflix constitue la figure de proue. 

    (4)

    "Même si la dimension de Netflix reste encore très modeste face à ces deux géants.

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