Anticiper les usages des téléspectateurs
La réussite de Netflix est d’abord d’avoir su anticiper et s’adapter aux transformations des usages des téléspectateurs avec l’arrivée d’Internet. Mais toute sa puissance de frappe repose sur son algorithme, un algorithme de filtrage collaboratif qui analyse de façon très détaillée les habitudes de chacun : « à quel moment le téléspectateur interrompt-il un film ? Quels sont les passages du long-métrage qu’il revoit ? Sur quel volume le son est-il réglé ?… Au total, plus de 300 millions d’heures de visionnage seraient ainsi passées au crible chaque semaine par 900 ingénieurs de l’entreprise »
. À partir des habitudes et des goûts identifiés de ses clients, Netflix propose des contenus en adéquation avec leurs attentes (modèle prédictif) et offre ainsi un système de recommandations extrêmement perfectionné.
Internet plonge les médias dans un nouvel univers, beaucoup plus large que celui dont ils sont issus. Créateurs, producteurs, chaînes de télévision, distributeurs mais aussi pouvoirs publics, tous voient muer le modèle organisationnel de la filière audiovisuelle, poussé par des téléspectateurs connectés avides de contenus. Si Netflix constitue pour les acteurs du secteur un véritable raz de marée, notamment côté diffuseurs, il représente en revanche une formidable innovation et une aubaine pour tous les consommateurs. Pour une somme relativement modique d’environ 6,50 euros par mois (8 dollars), il offre un catalogue de films et de séries extrêmement riche (100 000 titres), très diversifié (on compte environ 70 000 genres différents) ; un catalogue accessible immédiatement par tous, soit par Internet directement depuis n’importe quel appareil connecté, soit via la box d’un opérateur ou d’un FAI, donc sans contrainte technologique, sans bidouillage. Il ne serait donc (enfin !) plus nécessaire de pirater pour accéder à ce que l’on a envie de voir.
Mais cet eldorado en est-il vraiment un ? Tentons de comprendre l’architecture qui sous-tend ce modèle, en commençant par répertorier toutes les questions que pose Netflix, mais aussi celles qui se posent depuis l’arrivée d’Internet dans les médias.
Internet et la numérisation des contenus constituent une révolution pour tous les secteurs économiques et notamment ceux de la culture et des médias. Des éléments clés sont symptomatiques de ce bouleversement : désintermédiation de la chaîne de valeur, déplacement des frontières de marché, délinéarisation des contenus ou encore recommandation comme nouvelle métrique, tout l’écosystème de l’industrie audiovisuelle est ébranlé, Netflix en est un des symboles.
Des films accessibles immédiatement après leur sortie en salle obligent à repenser la chronologie des médias, et par voie de conséquence celle du financement de la création : comment optimiser le système de contribution à la production audiovisuelle ? Peut-on conserver en l’état les obligations des chaînes de télévision ? Faut-il faire évoluer les quotas de diffusion ? Est-il supportable pour les chaînes françaises de remplir leurs obligations contraignantes
face à un Netflix, installé au Luxembourg, qui introduit des distorsions de concurrence ?
Accéder à tous les genres de films pose la question de la diversité. Une diversité longtemps prônée par Chris Anderson sous la houlette du concept de «
longue traîne ». Le numérique permet aux firmes de réaliser des économies sur les coûts de stockage, de catalogage, de distribution. Ainsi, grâce à Internet des produits de niche ne sont pas évincés par les best-sellers, et qui plus est, le chiffre d’affaires réalisé par cette traîne composée d’une myriade de titres de niche serait supérieur à celui réalisé par la vente de best-sellers. Cependant, un certain nombre de travaux remettent en cause les principales conclusions d’Anderson sur ce mécanisme, soulignant que la longue traîne est due à un effet purement mécanique et que la diversité consommée demeure la même qu’avant l’arrivée d’Internet. On observe dans les faits une très grande diversité des demandes de programmes de la part des téléspectateurs, qui se traduit in fine par la volonté d’accéder aux films américains. Quid alors des politiques européennes de diffusion à 60 % d’œuvres originales européennes dont 40 % d’origine française ?
Rappelons que pour préserver la diversité culturelle et soutenir l’industrie nationale et européenne d’œuvres audiovisuelles, la loi impose aux chaînes des quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles européennes et/ou d’expression originale française. Cette mise en place de quotas remonte aux années 1970, après la réforme de l’ORTF ; le principe a été inscrit dans la loi de 1986 (loi Léotard) pour toutes les chaînes quel que soit leur statut juridique ou économique. Ainsi, même les chaînes privées, payantes ou commerciales, sont assujetties à la règle de diffusion à 60 % /40 %. Pour les chaînes publiques du groupe France Télévisions, ces pourcentages sont encore plus élevés. Toutes les chaînes remplissent aussi des obligations en matière d’investissement dans la production d’œuvres audiovisuelles. Cette législation a été étendue aux nouveaux services délinéarisés proposés par la télévision de rattrapage et par la vidéo à la demande (Vàd).
Le déploiement et le succès de ces nouveaux services, et notamment la Vàd, conduit aussi à s’interroger sur l’obsolescence probable de l’actuelle
chronologie des médias. Cette dernière concerne les films (et non les séries) et résulte des textes réglementaires définissant l’ordre et les délais dans lesquels les diverses exploitations d’une oeuvre cinématographique peuvent intervenir après sa sortie en salle : vidéo,
pay per view, Vàd, télévision, Vàd par abonnement. Afin notamment d’assurer la protection des exclusivités, on institue des délais pendant lesquels les consommateurs peuvent visionner un film sur des supports, dans des conditions, à des prix différents selon les fenêtres d’accès.
Initialement, l’objectif était de protéger le cinéma de la télévision qui constituait, aux yeux des ayants droit, une menace pour leur modèle d’affaires, mais aussi un moyen de rentabiliser le plus efficacement possible chaque fenêtre d’exploitation. Ainsi, les recettes de sortie des films en salles s’avérant généralement très insuffisantes dans de nombreux pays, à commencer par les États-Unis, les distributeurs tentent de se rattraper sur les autres marchés, comme la vidéo ou la cession des droits télé. Il a donc fallu inclure, dans cette chronologie, les nouvelles formes d’exploitation des œuvres, dans un premier temps la vente de cassettes, puis celle de DVD, et plus récemment la Vàd. Depuis l’accord du 6 juillet 2009, dans la dernière chronologie des médias, le délai de la Vàd en paiement à l’acte est passé de sept mois et demi à quatre mois après la sortie du film en salle, en revanche, celui de la VàD par abonnement est resté fixé à trois ans.