C’est une instance qui divise la profession. Aussi appelé Conseil de presse, le conseil de déontologie journalistique veille au respect des codes déontologiques établis par les chartes structurant la profession de journaliste — en France, il s’agit principalement de la charte d’éthique professionnelle des journalistes, du Syndicat national des journalistes, et de la déclaration des devoirs et des droits des journalistes ou charte de Munich. Dans la majorité des cas, les conseils de déontologie journalistique ont un système d’autorégulation, les médias ont donc pour rôle d’assurer le respect des règles établies. Même s’ils ont « l’indépendance comme point commun », soulignait en 2017 dans un entretien à la revue des médias Adeline Hulin, chargée de projet à l’Unesco et auteure d’une thèse sur ce sujet, les conseils de déontologie ne reposent pas tous sur les mêmes règles de composition et de fonctionnement.
La plupart des conseils de presse regroupent souvent tous les médias confondus (presse écrite, web et audiovisuel) mais certains, souvent les plus anciens, ne concernent que la presse écrite, comme celui de Suède (le premier au monde, créé en 1916) ou celui d’Allemagne (créé en 1956). Si le public saisit le conseil, ou que celui-ci s’autosaisit, une enquête est ouverte et donne lieu, dans la plupart des pays, à une « sanction symbolique », ou avis que les médias concernés peuvent être obligés ou non de publier. Ces instances sont souvent tripartites, composées de journalistes, d’éditeurs de presse et de la « société civile », ou représentants du public. L’adhésion n’est pas obligatoire, mais participe souvent à une initiative collective.
Sur les 27 pays membres de l’Union européenne, 18 se sont dotés de cette instance
À ce jour, il existe une centaine de conseils de déontologie journalistique dans le monde. Sur les 27 pays membres de l’Union européenne, 18 se sont dotés de cette instance, selon l’Observatoire de la déontologie de l’information. Un tiers des pays de l’UE n’en possèdent pas, comme la Grèce ou la Pologne, selon l’Alliance des conseils de presse indépendants (Alliance of Independant Press Councils). Dans le monde, « certains sont aussi de faux conseils de déontologie, comme en Russie, où l’instance est à la botte de Vladimir Poutine », met en garde Patrick Eveno, président de l’ODI. Dans son article pour Le Monde diplomatique, Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), rappelle lui aussi « la dérive autoritaire constatée dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale », où certains gouvernements incitent à la création d’une telle instance pour limiter la liberté des médias de l’intérieur, transformant ainsi le système d’autorégulation en autocensure. Toutefois, ces pratiques restent marginales en Europe.
Quelle est la vocation de l’instance qui a vu le jour le 2 décembre ?
Ce conseil se définit comme un « organe professionnel d’autorégulation, indépendant de l’État » par l’ODI, principal organisme à l’initiative du CDJM (Conseil de déontologie journalistique et de médiation). En France, il devrait servir « d’instance de médiation et d’arbitrage entre les médias, les rédactions et leurs publics », notamment en matière de lutte contre les fausses informations, prônent les partisans de l’initiative, regroupant plusieurs collectifs et syndicats comme le SNJ, Profession : Pigiste, Informer n’est pas un délit ou l’Alliance internationale des journalistes. Ce conseil a surtout vocation à « répondre aux attentes du public », met en avant Patrick Eveno. « Il peut s’autosaisir ou recevoir des saisines, si quelqu'un estime qu'une émission ou un article a enfreint les codes déontologiques de la profession », précise le professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne.
Comme pour la majorité des pays, le CDJM a vocation à être tripartite (journalistes, éditeurs et représentants du public) : le conseil d’administration, auquel tous médias confondus, associations ou représentants du public peuvent participer, devrait être composé de 30 membres, à égale répartition entre chaque corps.
Deux sources de financements sont possibles : par les adhérents ou par l’État
Se pose également la « délicate » question du financement de l’instance, comme l’a écrit Emmanuel Hoog, ancien président de l’INA et de l’Agence France Presse (AFP) dans un rapport publié en mars dernier, commandé par le ministère de la Culture et de la Communication. Deux sources de financements sont possibles : par les adhérents ou par l’État, cette dernière proposition étant souvent « matière à débats, souvent vifs », précise le rapport. La cotisation des médias au conseil pourrait se calculer en fonction de leur chiffre d’affaires ou de leur nombre de cartes de presse.
Un financement par l’État pourrait faire l’objet d’une garantie pour le bon fonctionnement de l’institution et sa pérennité, mais aussi « fragiliser l’institution et son image d’indépendance ». Si un financement public était retenu, il ne devrait donc pas dépasser 49 % du budget de l’association, établi entre un et deux millions d’euros, « correspondant aux budgets des instances britannique et allemande, pays de tailles médiatiques comparables à la France», relate le document.
Pourquoi une telle initiative aujourd’hui en France ?
Les fondations du conseil apparaissent juste après le mouvement des « gilets jaunes », ayant ébranlé davantage la confiance du public envers les journalistes et les institutions médiatiques. Patrick Eveno voit donc l’instance comme « une réponse collective à cette défiance envers les médias ». En France, la création d’un tel conseil fait toutefois l’objet de débats depuis de nombreuses années. En 2006, des journalistes avaient déjà fondé l’Association pour la préfiguration d’un conseil de presse (APCP), avant de se réjouir de la création de l’Observatoire de la déontologie de l’information, en 2012. Promesse et bête noire du paysage médiatique français, la création du conseil de déontologie n’a plusieurs fois pas abouti, comme en 2014 à la publication du rapport Sirinelli, concluant qu’elle telle instance engendrerait « de fortes oppositions ». Suite au rapport, la loi Bloche, en 2016, a finalement imposé l’élaboration de chartes déontologiques dans chaque rédaction. Finalement, le rapport Hoog publié en mars a relancé cette idée.
La création d’une telle instance d’autorégulation « à retardement » s’explique aussi par la loi de 1881, « très précise sur la réglementation des médias », rappelait il y a deux ans de cela Adeline Hulin. Les entreprises de presse françaises n’ont finalement jamais eu besoin de développer une instance de régulation, contrairement à d’autres pays ne bénéficiant pas d’une telle loi. Le conseil de déontologie journalistique et de médiation doit ainsi répondre aux critiques du public, dont les saisines sont trop légères pour faire l’objet d’une plainte au tribunal. « Le système d’autorégulation est là pour compléter la loi, par pour la remplacer, et pour éviter l’écueil d’avoir trop de lois, notamment concernant la conduite des journalistes », précisait alors la chercheuse.
Le CDJM souhaite aussi se coordonner avec une autre instance : le CSA
Le CDJM souhaite aussi — comme d’ailleurs le recommandait le rapport Hoog — se coordonner avec une autre instance, elle administrative, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). « L'information est quelque chose de trop précieux pour tomber sous la coupe d’une instance administrative et politique, dont les membres sont désignés par le président de la République et des assemblées », souligne le président de l’ODI, Patrick Eveno. Le rapport Hoog rappelle ainsi la nécessité d’une articulation entre ces deux organes : il prend l’exemple de la Belgique francophone, où la collaboration entre le CDJ et le CSA (au fonctionnement similaire à celui de son équivalent en France) est rigoureusement définie : les plaintes ne correspondant pas aux domaines de compétences d’une des instances sont renvoyées à l’autre, les deux conseils se coordonnent si une plainte concerne les deux institutions, et un rapport commun est établi chaque année.
Quelle peut être sa portée ?
La création d’un conseil de déontologie est loin de faire consensus au sein de la profession. Vendredi 29 novembre, une vingtaine de sociétés de journalistes — notamment celle de l’AFP, de Mediapart, du Figaro, d’Europe 1 ou de LCI — ont refusé de participer à cette nouvelle instance. « Nous ne sommes pas identiques et c’est très bien ainsi. Le pire service à rendre aux médias aujourd’hui serait de les contraindre à se plier à une norme artificielle de déontologie. Ce sont les lecteurs qui jugent les journalistes, pas les journalistes qui se jugent entre eux », commentent les SDJ. Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, la création d’un conseil de déontologie dans un tel contexte risque de le définir comme « une structure qui n'est pas représentative, et qui sera donc sans arrêt en porte à faux ».
Le CDJM n’est ni un « tribunal de la presse » ni un « conseil de l’ordre des journalistes »
Pourtant, les porteurs du projet insistent : le CDJM n’est ni un « tribunal de la presse » ni un « conseil de l’ordre des journalistes » — un temps évoqué par Cédric O, secrétaire d’État au numérique, dont les propos avaient fait polémique. « Un conseil de déontologie journalistique ne prononce pas de sanctions pénales, financières ou autres, mais il publie des avis sur son site et invite le média concerné à le publier », rappelle en ce sens le communiqué de l’ODI. « Nous ne sommes pas les gendarmes de la déontologie », martèle Patrick Eveno. Cette posture peut néanmoins interroger sur son utilité, mais cela n’enlève rien son à efficacité d’après ses promoteurs, qui s’appuient sur des cas à l’étranger. En Belgique, « certains tabloïds ont refusé d’adhérer au CDJ. Ils ont été épinglés plusieurs fois, ce qui les a incités à améliorer leurs pratiques et à finalement devenir membres du conseil », raconte l’universitaire spécialiste des médias.
« Le projet est porté depuis plusieurs années par l’ODI »
Patrick Eveno
Si médias et syndicats ne coopèrent pas, « l’autre risque incontestable est une instrumentalisation de la part du gouvernement et des classes politiques », soutient Jean-Marie Charon. Dans leur texte commun, les rédactions qui ne seront pas membres pointent qu’il s’agit « d’une initiative du gouvernement », en écho au dernier rapport Hoog, ce qui désole Patrick Eveno : « Le projet est porté depuis plusieurs années par l’ODI. »
Une telle instance pourrait aussi, selon les détracteurs du projet, être en contradiction avec la fonction de médiateur qui existe aujourd’hui au sein de de quelques médias (seules huit rédactions comptent des médiateurs en leur sein : France Médias Monde, France Télévisions, Le Monde, La Montagne, La Nouvelle République de Centre-Ouest (NRCO), Radio France, Sud Ouest et TF1). Mais, selon Adeline Hulin, « l’un n’exclut pas l’autre. L’inconvénient du poste de médiateur est qu’il est interne à chaque média, ce qui le rend vulnérable aux intérêts corporatistes ».
« L’inconvénient du poste de médiateur est qu’il est interne à chaque média »
Adeline Hulin
Surtout, ce conseil n’apparaît pas comme une « solution miracle » pour répondre à la défiance envers les médias, bien plus complexe. « Ce n’est pas le bon niveau d’intervention », plaide Jean-Marie Charon. Et d’ajouter : « C’est un problème structurel (accélération du traitement de l’information, tensions des modèles économiques, conditions de travail des journalistes,…) qu’il faut traiter au sein même des entreprises. La réponse la plus adaptée à cette défiance est d’expliquer par l’éducation aux médias et les making of. »