Reading Communities : from Salons to Cyberspace est un recueil de neufs articles publiés en 2011 qui explore la place du communautaire dans l'activité de lecture à partir d'une perspective historique (de 1740 à 2009), géographique (les États-Unis, la Grande-Bretagne, ses colonies) et un matériau (lettres, clubs de lecture face-à-face/sur Internet, etc.) larges. Avec une double ambition : d'une part, montrer qu'on ne lit jamais seul, même enfermé dans un espace clos, et que l'on convoque toujours des façons de lire, des gestes, des grilles d'interprétation hérités d'un groupe, d'une communauté ; d'autre part, comprendre ce qui change lorsqu'une société se peuple de lettrés. Cette question et cette démonstration ont, bien évidemment, déjà fait l'objet d'innombrables et importantes études. Mais comme le note le directeur de l'ouvrage, elles ne semblent s'être attaché jusque-là qu'à des objets importants quoique limités, notamment constitués de carnets de notes ou d'annotations, de lettres ou de journaux à partir desquels l'univers mental d'un lecteur donné était reconstitué (cette prétention à la reconstitution fait cependant débat
.
La perspective ici envisagée est celle héritée d'un Robert Darnton
dans le monde anglo-saxon, Roger Chartier
ou Christian Jacob
en France, pour lesquels l'ensemble des phénomènes qui pèsent sur un lecteur dans sa lecture doivent être pris en compte, qu'il s'agisse de la matérialité des supports de lecture, de leur économie, de leur circulation ou de leurs imaginaires. Interroger la "lecture", la "communauté", le "groupe", la "société", c'est donc les inscrire dans des exemples suffisamment variés et concrets pour les ancrer, les densifier et, enfin, les déporter.
L'introduction de DeNel Redberg Sedo, directeur de l'ouvrage, dresse rapidement une histoire de la lecture en société avant de justifier le découpage historique (1740-2009). C'est en effet au XVIIIe siècle que les femmes commencèrent à former aux États-Unis des groupes de lecture sur lesquels seront bâties, deux siècles plus tard, 75 % des bibliothèques publiques américaines, héritières de cet idéal démocratique (les femmes purent s'émanciper et se définir en adoptant un langage et un horizon intellectuel communs).
Les premières études sur les groupes de lecture du XXe siècle confirment ce lien historique entre les clubs, les femmes et l'éducation. Celle de Jenny Hartley
, par exemple, a montré que le public de ces formations était majoritairement constitué de quarantenaires de la classe moyenne désireuses d’acquérir de nouvelles connaissances. Leurs buts et leur influence sur l’individu (le groupe continue de nous influencer, même lorsqu’on n’est plus en sa présence
furent cependant mieux identifiés, à mesure que les études se multiplièrent. Ainsi, selon Elisabeth Long
, l’adhésion à un club est fondé sur le besoin de partage qui participe de la construction de l’identité et de la solidarité entre membres, de la conscience de soi et de l’auto-amélioration
, marquées, dans certains cas, par un processus culturel ritualisé
. Malgré cette influence du groupe, les lectrices continuent de rendre compte de variations dans leur lecture, mesurables selon la position sociale qu’elles occupent. Les mères de famille et les bibliothécaires ont par exemple un statut de « literary agents »
qui les porte à plus de vigilance dans leur lecture, comme elles ont une responsabilité. L’inscription sociale influence ainsi les pratiques privées de lecture et vice versa : l’espace entre le privé et le social est donc « greffé » (« grafted space »
, c’est-à-dire que ces deux régimes d’exercice de la lecture s’interpénètrent en permanence. Ce constat positif fut cependant nuancé par des études menées sur les clubs de lecture plus mainstreams, populaires, voire industralisés, nés dans les années 1960 et popularisés dans les années 1990 par la figure d’Oprah Winfrey
.
Le recours à ces nombreux exemples permet surtout d’articuler la notion de “communauté imaginée” popularisée par Benedict Anderson
, qui décrit comment l’appartenance à un ensemble constitué d’individus prend forme à partir de rituels et d’opérations mentales postulées. La lecture du journal, par exemple, pousse chaque matin des millions de lecteurs à pratiquer non seulement la même activité mais en plus à l’imaginer chez d’autres. L’acte visible de lecture, celui qui conduit des lecteurs à se rassembler en groupes, ne permet donc pas, à lui seul, d’expliquer leur sédimentation : un ensemble de gestes, de procédures, de circulations matérielles (lettres, livres, notes, etc.) et d’interprétations y participent, qui placent par conséquent les membres sur des lignes temporelles et spatiales très variées avant de les rassembler dans un espace
communautaire où des valeurs
communiantes sont partagées.
La première étude du livre est à ce titre exemplaire. Betty A. Schellengerg (« Reading in an Epistolary Community in Eighteenth-Century England ») examine la constitution d’un groupe de lecture à distance, dans une communauté épistolaire (« the Bluestocking network ») de la seconde moitié du XVIIIe siècle britannique. Elle montre ainsi comment des choix, des opinions sur les livres et les auteurs, mais également des manières de lire (corporelles, critiques) s’infléchissent et se nuancent, à mesure que chaque lecteur prend conscience de son appartenance au groupe. Si le partage autour de la lecture permet donc d’asseoir une position et un statut, il fonctionne aussi comme l’affirmation d’un socle commun rendu possible par la stabilisation de références, d’abord débattues par chacun puis partagées par tous. Cette effervescence n’aurait cependant pas été possible sans une logistique précise. Situés sur des échelles spatiales différentes, les membres de ce groupe étaient ainsi structurés par le travail collectif des femmes, chargées de repérer les nouveautés, de les acquérir et de les répartir. Si le réseau Bluestocking peut donc être considéré comme une communauté de lecteurs, c’est parce qu’il s’est constitué autour de textes pour créer et rendre visibles des liens et un ensemble d’opérations intellectuelles (échanger, critiquer, débattre, etc.) cristallisantes à partir desquelles chaque membre a été intégré dans un espace où il a pu
communier avec les autres.
Les membres d’une communauté de lecture partagent donc un certain nombre de positions et de “valeurs” sociabilisantes, au point que l’activité même de lecture peut passer, dans certains cas, comme secondaire, voire comme un seul prétexte à la réunion. Mais ce sont bien les livres, plus que n’importe quel objet, qui auront permis leur formation, parce qu’ils jouissent d’un pouvoir d’attraction intellectuelle et de sédimentation sociale, qui porte les gouvernements à s’y intéresser et à les instrumentaliser politiquement. Robert Snape montre ainsi dans le chapitre 3 comment un programme culturel lancé à la fin du XIXe siècle (National Home Reading Union) permit de sociabiliser un ensemble de personnes situées dans des zones désertiques de l’Australie, du Canada et de l’Afrique du Sud qui appartenaient alors à l’empire britannique. Le programme était ainsi chargé d’identifier les positions d’un certain nombre de personnes isolées – c’est-à-dire d’obtenir des informations sur elles – et de les articuler à la vision nationale, bien différenciée de celle des indigènes colonisées. En maintenant un lien quotidien entre l’individu isolé géographiquement et sa famille métropolitaine, par l’entremise d’une pratique intime normativisée, l’empire assurait par conséquent sa cohésion. Une tension est cependant perceptible entre cette volonté de contrôle et la conscience de chaque lecteur, pris dans des jeux politiques et identitaires de plus en plus complexes, à mesure que les relations entre les nations colonisées et l’empire s’affaiblirent.
Ce type de relations, riches, moins caricaturales qu’on le croit souvent (d’un côté, les manipulateurs, de l’autre, les manipulés), est également perceptible dans le circuit éditorial, notamment entre les éditeurs et les clubs de lecture (chapitre 9). Si, bien évidemment, ces derniers sont envisagés comme des cibles et des échantillons représentatifs pour tester certains livres, ils s’inscrivent aussi, dans les visions des premiers, comme les garants d’une activité culturelle que le marketing direct et les aides économiques permettent de promouvoir. La naissance et le pérénité de certaines habitudes doivent ainsi être éclairées à la lumière d’interactions entre un membre et des hiérarchies culturelles renseignées, codifiées, influencées par des stratégies marketing qui s’adaptent à elles, sans pouvoir jamais tout à fait les anticiper (résistances de certains membres à la pression du groupe et des éditeurs).
L’étude de DeNel Rehberg Sedo (chapitre 5), consacrée à l’analyse d’un club de lecture “en ligne”, montre plus précisément comment se forme un canon. Les clubs de lecture permettent certes l’acquisition d’un capital culturel et matériel, mais cette acquisition se fait par l’intermédiaire de membres influents (généralement, des experts dans leur domaine, reconnus pour leurs compétences), qui déterminent ce qu’est un bon ou un mauvais livre. Autrement dit : des facteurs sociaux pèsent sur les “goûts personnels”, qui les fabriquent, les orientent et définissent des grilles de lecture à partir desquelles un membre va lire d’autres livres. Mais là encore, des négociations ont toujours lieu entre les prescriptions et les positions personnelles, notamment sur Internet où les contraintes du face-à-face (qui, chez Goffman, définit l’interaction), absentes, permettent des déplacements et une diversité sociale plus riche, même si les membres ont tendance à mimer ce face-à-face dans leurs échanges écrits pour retrouver une norme qu’ils connaissent (formules de politesse et salutations, par exemple). Ces relations permettent de faire émerger la notion de “communautés d’interprétation” de Stanley Fish : un lecteur ne lit jamais seul face à un texte, mais toujours plus ou moins avec un cadre, un groupe réel ou imaginé. L’usage social des textes se mesure ainsi à l’aune de cette imbrication qui rend visible une infrastructure de la littératie et des déterminants institutionnels.
Reading Communities : from Salons to Cyberspace offre donc un parcours riche, qui multiplie les cas d’étude pour élargir notre compréhension de différents acteurs (le lecteur, l’auteur, l’éditeur, etc.) et de différentes objets (la lecture, le livre), pris dans des structures relationnelles, architecturales, spatiales complexes. À la lecture de ce recueil, on réalise notamment que la notion de « texte » peut être déplacée et appliquée à un ensemble d’éléments : tout, en un sens, est texte (les individus, les groupes mais aussi les programmes culturels, comme le National Home Reading Union), tissage de fils sociaux, linguistiques, sémiotiques, anthropologiques potentiellement démêlables. La notion d’espace, elle aussi, gagne ici en épaisseur, articulée autour de pratiques qu’on peut cependant penser, dans la perspective de Christian Jacob
, à partir d’autres termes (la frontière, la marge, le centre, la périphérie, etc.) que ceux généralement utilisés (privé/public).
L’étude de réseaux de lecteurs (Goodreads, Babelio, Librarything, etc.), déployés sur le web ou sur Internet (
Twitter,
Facebook,
les applications pour tablettes) aurait peut-être permis de tester cette hypothèse de lecture.