Derrière le mythe du « stagiaire BFM », le minutieux travail des « scrolleurs »
Au service du « scroll » de BFM TV, trois personnes se relaient tous les jours, de 3 heures à 10 heures, puis de 10 heures à 17 heures, et de 17 heures à minuit trente.
Derrière le mythe du « stagiaire BFM », le minutieux travail des « scrolleurs »
Sur BFM TV, infos et titres se succèdent sur les incontournables bandeaux de texte, en bas de l'écran, de jour comme de nuit. Avec, parfois, de grosses boulettes à la clé. Immersion dans le service du « scroll ».
Gabriel Attal, tout juste nommé Premier ministre, avance au milieu de personnes touchées par les inondations dans le Pas-de-Calais. Des caméras le suivent. Nous sommes le 9 janvier. Il est 18 h 07. Sur BFM TV, le bandeau affiche une citation du chef de gouvernement : « Attal : “réaliser les travaux au plus vite” ». 18 h 08 : « Attal auprès des sinistrés du Pas-de-Calais ». La caméra se rapproche du Premier ministre. 18 h 09 et 42 secondes, le bandeau est mis à jour : « Attal Premier ministre : premier bain de boule ». L’extrait, repris en boucle, provoque les moqueries des internautes. Pointé du doigt : le fameux « stagiaire bandeau », sans état civil, sans visage, ce gaffeur invétéré et analphabète, passé par toutes les chaînes d’information en continu.
16 février 2024, huit heures du matin. Dans les locaux de BFM TV, dans le quinzième arrondissement parisien, il n’y a pas encore foule, mais quelques journalistes sont déjà à leur bureau. Au détour d’un couloir, une discussion animée, quelques rires. Parmi les participants, le « stagiaire » en poste ce matin, devant ses écrans, concentré. Il s’appelle Romain Langlet, il a 29 ans, et n’est d’ailleurs pas stagiaire. À BFM TV depuis 2019, aujourd’hui en CDI, il occupe un poste de journaliste au desk — où il écrit et monte des sujets pour l’antenne — mais assure aussi deux « shifts » en tant que « scrolleur ».
47 caractères
« Scrolleur » : le nom barbare donné à BFM TV aux membres du service du « scroll », du verbe anglais signifiant « faire défiler ». Leur mission, chaque jour : alimenter le texte affiché en bas de l’écran. Dans la journée, trois personnes se relaient, du lundi au dimanche : de 3 heures à 10 heures, puis de 10 heures à 17 heures, et de 17 heures à minuit trente. Dix personnes composent l’équipe, la moitié en CDI, l’autre en piges.
Il y a d’abord le fil actualité : le scroll originel. Il contient des titres de dépêches et d’autres informations importantes, présentées sur deux lignes, tout en bas. Au-dessus, se trouve le bandeau, le « une ligne », avec un titre simple et efficace, écrit en gros. En bas à droite, de temps à autre, un « ticker » apparaît, annonçant des évènements à venir sur la chaîne. Tous ces éléments, les scrolleuses et scrolleurs peuvent les modifier.
Lorsque l’on rejoint Romain Langlet, la fin de son service approche : plus que deux petites heures à tirer. En commençant à 3 heures du matin, une heure et demie avant le début de la pré-matinale, « on part d’une page blanche, ça donne l’impulsion de la journée, explique-t-il. C’est mon shift préféré. » Il doit aussi, constamment, surveiller le programme des tranches infos à venir — séquencées en demi-heures — et proposer des titres de bandeau pour chaque reportage et rendez-vous. En une ligne, 47 caractères, ils doivent tout dire. Bien souvent, dans les cafés par exemple, BFM TV est une chaîne lue, diffusée sans le son.
Le bandeau est un élément si constitutif de l’antenne de BFM TV que lorsqu’il disparaît à la suite d’une refonte graphique en 2016, les audiences chutent. Il revient au bout de cinq jours ; le public aussi. Cependant, BFM TV n’a rien inventé : le dispositif existe sur les chaînes économiques depuis de nombreuses années, avec l’affichage des indices cotés en Bourse. Sur les chaînes d’information américaines, réservé initialement aux « breaking news », il est resté en place depuis le 11 septembre 2001. Les chaînes françaises d’information en continu l’ont repris. LCI et i-Télé les premières : il s’agit alors d’un bandeau défilant de droite à gauche, en grande partie des reprises de dépêches d’agence.
Mais dès son premier jour d’existence, le 28 novembre 2005, BFM TV fait les choses différemment : chaque information est affichée sur deux lignes pendant quelques secondes, avant d’être chassée par la suivante. Au fil du temps, le bandeau dans son ensemble évolue. En 2007, est ajoutée une sorte de présentation en deux lignes du reportage diffusé au même moment. Puis « le contextuel », la reprise de ce qui est dit à l’antenne, fait son apparition.
« Nous avons changé notre approche, nous faisons plus court, plus succinct, plus percutant »
L’influence de BFM TV sur les autres chaînes d’information en continu est manifeste. L’inverse se vérifie aussi. « Nous avons changé notre approche, nous faisons plus court, plus succinct, plus percutant », analyse Sabrina Ribein, la cheffe du service des scrolleurs.
Bientôt huit heures et demie : Romain Langlet continue de compléter les conducteurs avec ses titres, entouré d’écrans, immergé dans l’information. La lumière filtre derrière lui à travers une baie vitrée sale et des toiles d’araignées. Sur son ordinateur, une myriade d’outils ouverts : ses mails, pour recevoir les instructions des rédacteurs en chef et les informations des services maison ; un lecteur de dépêches des agences de presse ; Word pour taper ses brouillons ; Teams, pour signaler les bugs à la technique. Romain Langlet recevra aussi quelques appels sur le téléphone à sa droite pour écrire de nouveaux titres de bandeau, en rebond à l’image ou à des déclarations à l’antenne. En face de lui, trois très grands écrans : on y voit les autres chaînes d’info en continu, les flux d’agence, les images prises par les caméras de BFM TV en direct, celles captées et partagées par des chaînes concurrentes lors d’un déplacement officiel…
La personne du « scroll » a deux outils à sa disposition pour agir sur l’antenne : un logiciel permettant de gérer le « ticker », mais surtout Dalet, un couteau suisse utilisé pour le montage vidéo et l’habillage de l’antenne. À travers lui, le scrolleur peut changer directement le texte du scroll, tout en bas. Il écrit aussi le titre bandeau, mais la régie décide du moment idoine de sa diffusion. Ou alors le rédacteur en chef de la tranche en cours décide de l’écrire, depuis le studio même, situé à un niveau inférieur du bâtiment.
Dans le « bocal »
Les couloirs bruissent soudain des pas de journalistes sur le pied de guerre : l’interview d'Apolline de Malherbe, diffusée simultanément sur BFM TV et RMC, est sur le point de débuter. Un moment d’audience important. L’invité du jour, Arnaud Rousseau, grand patron de la FNSEA, vient faire une annonce. Il ne participera pas au grand débat voulu par l’Élysée au Salon de l’agriculture. Raison invoquée : l’invitation lancée par la présidence au groupe Les Soulèvements de la Terre, dont Gérald Darmanin demandait la dissolution quelques mois plus tôt.
Avant même l’arrivée du dirigeant syndical, Romain Langlet choisit de mettre le scroll en « Alerte info » : texte rouge sur fond blanc. Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture invité de la matinale de TF1, s’exprime sur le sujet. Le journaliste en reprend trois citations. Au fil de l’interview d’Arnaud Rousseau, casque sur les oreilles, concentré, Romain Langlet tape, copie-colle, efface, corrige. Les téléspectateurs et téléspectatrices doivent comprendre la substance des évènements s’ils arrivent en cours de route.
« Ça nous arrive à tous de louper une lettre, d’oublier un mot, sous la pression »
Le scrolleur n’est pas seul dans le « bocal », un espace situé juste en face du bureau de la rédaction en chef. Tout au long de la matinée, des collègues passent la tête pour dire un mot ou deux, poser une question, lâcher une vanne, demander des nouvelles. À la droite du poste de scroll, le chef d’info, qui change à chaque tranche d’info, est en lien avec la régie, et peut communiquer les demandes de titre de la rédaction en chef. On trouve aussi, de l’autre côté de la pièce, des assistants d’édition. Leur travail consiste à préparer des extraits sonores et vidéos.
L’interview terminée, Romain Langlet se remet à la préparation des bandeaux. « Il faut que je fasse tout ce que je peux dès que je peux, pour ne pas être dans le jus. » Le téléphone sonne : c’est Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction. L’imam Mahjoub Mahjoubi, expulsé du territoire français dans la nuit, sera en direct sur la chaîne à 11 heures depuis la Tunisie, pendant le « Live Switek ». Romain Langlet doit annoncer le rendez-vous via le ticker, mais aussi retranscrire des éléments de la discussion hors antenne entre le religieux et Vincent Vantighem, grand reporter. Sans compter l’interview de l’avocat de Mahjoub Mahjoubi, sur le point de commencer, dont il faut reprendre des citations en alerte info.
Il est neuf heures et demie. Le scrolleur ressent un léger coup de barre. « C’est assez multitâche ici, on gère pas mal de trucs à la fois, décrit Romain Langlet en tapant. Il faut résister à la pression, elle arrive d’un coup sans qu’on s’y attende. » Il se souvient des annonces à l’Assemblée nationale d’Édouard Philippe au sortir du premier confinement, en 2020. Des chefs omniprésents dans son dos, chaque phrase devenant une alerte info. « Tout ce qu’il disait avait un sens pour les Français. Dans ce genre de situation, il ne faut pas se noyer. »
Des profils de presse écrite
À l’origine dépendants de l’édition, les scrolleurs sont réunis en 2011 dans un service à part sous l’impulsion de Maxime Daridan, lui-même scrolleur à l’époque. « Je voulais acter qu’il ne s’agissait pas d’un poste d'édition d'audiovisuel classique, raconte-t-il. Il valait mieux avoir un recrutement spécifique qui recherchait des profils de presse écrite, type agencier, avec une vraie compétence pour l'écriture synthétique. » Il est soutenu dans son initiative par Guillaume Dubois et Hervé Béroud, alors directeur général et directeur de la rédaction de la chaîne, conscients de l’importance de l’écrit.
La relève arrive. Sabrina Ribein, cheffe de service — dix ans d’expérience en presse et radio à son entrée en 2016 — s’occupe de la tranche 10 heures – 17 heures. Elle nettoie consciencieusement ses outils de travail avec une lingette. Romain Langlet la met au parfum — Salon de l’agriculture (agitation à l’ouverture et tenue incertaine du débat), l’interview de Mahjoub Mahjoubi une heure plus tard, les alertes sur la tempête… Elle doit ensuite préparer les bandeaux pour la séquence « BFM répond » — un rendez-vous de la chaîne lors duquel un journaliste aborde plusieurs questions posées par le public — et les prochaines tranches info, tout en restant à l’affût de l’actualité pour le scroll. « De 10 heures à 17 heures, il n’est pas vraiment possible de lâcher, explique-t-elle. Bien sûr, on peut aller aux toilettes, mais on ne peut pas vraiment prendre de pause, on mange devant l’écran. »
Avec ce rythme de travail, des bourdes surviennent, fatalement : « Ça nous arrive à tous de louper une lettre, d’oublier un mot, sous la pression. » Pendant la matinée, deux sont signalées par des collègues des scrolleurs. La première : un ticker annonce la venue de « Mahjoub Majboubi ». L’autre : un bandeau parle de « tempêtre ». Nous ne saurons pas qui est derrière le « bain de boule », et en réalité, peu importe : cela aurait pu arriver à n’importe qui. Nous sommes toutes et tous le « stagiaire bandeau » d’un autre. Ce quolibet, Romain Langlet le prend d’ailleurs avec philosophie : « Lorsque tu débutes, tu le prends un peu mal, mais après, tu t’habitues. »