Gouverner Internet
Le « réseau techniquement sans frontière » entre donc en tension avec un « système international westphalien reposant sur la souveraineté d’États-Nations à la juridiction géographiquement définie »
Internet, système réticulaire par excellence, se déploie dans un espace international réglé par un même langage informatique codé que ne perturbe presque aucune barrière. Le cyberespace est un espace public, qui se trouve en même temps être un espace privé, car occupé et mis à disposition par des acteurs économiques. Il permet l’émergence de groupes sociaux composés en communautés réticulaires transfrontalières, qui échappent à la logique territoriale qui a prévalu jusqu’alors, celle du quartier, de la ville, et bien sûr des États. Ce « réseau techniquement sans frontière » entre donc en tension avec un « système international westphalien reposant sur la souveraineté d’États-Nations à la juridiction géographiquement définie », débouchant sur une confrontation potentielle entre acteurs régaliens et nouveaux acteurs pour la régulation de cet espace. Pour les États, l’enjeu de la régulation est à la fois interne (lutte contre la pédophilie, enjeux de sécurité intérieure, et question juridico-économique des droits d’auteur) et externe (libérer le Web international). Pour les internautes, l’enjeu est de garantir la liberté d’usage et d’expression sur la Toile qui a prévalu depuis sa création.
Cependant, il est essentiel de bien distinguer deux aspects d'Internet: son infrastructure d'un côté, ses contenus et usages de l'autre.
Structure technique innovante, l’infrastructure d’Internet « est gouvernée depuis le début par un réseau d'institutions peu connues » et « multi-acteur ». Elle relève d’une logique d’organisation non territoriale, pour au moins deux raisons. D'abord, l’adresse d’identification des ordinateurs (adresse IP) est numérique et non géographique. Ensuite, le routage du réseau (son fonctionnement en couches distinctes de transport et d'information) permet aux producteurs de contenus de ne pas être contrôlés par les acteurs du transport. L'écosystème institutionnel qui régie l'infrastructure d'Internet reprend le caractère éclaté du système en réseau: les adresses IP sont distribuées par cinq registres régionaux, les noms de domaine sont attribués par plusieurs acteurs (coordonnés depuis 1998 par l'ICANN – Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, une association californienne à but non lucratif dont sont membres plus de 100 gouvernements). Aucune de ces organisations ne s'occupe de la régulation du contenu ou des interactions entre utilisateurs.
Certains théoriciens voient dans l'opposition autorégulation/régulation étatique une réactivation de la rupture Est-Ouest issue de la Guerre froide
Les
contenus et usages d’Internet sont en revanche encore très peu régulés. Sur ce point, Bertrand de La Chapelle voit s’affronter deux visions - autorégulation d’un côté, régulation étatique et interétatique de l’autre - et interroge la possibilité d’une troisième voie, celle d’une gouvernance multi-acteur. La première voie, celle de
l’autorégulation, est aujourd’hui mise à mal par la seconde, celle d’une
régulation étatique, à laquelle s’opposent les partisans d’une régulation ouverte et multi-acteurs. Certains théoriciens voient dans cette opposition une réactivation de la rupture Est-Ouest issue de la Guerre froide : en 2011, le groupe de Shanghai (Chine, Russie, Ouzbékistan et Tadjikistan) a par exemple proposé aux Nations unies un code de conduite intergouvernemental.
Joseph Nye conçoit ainsi Internet comme un nouvel espace de conflits potentiels dans un cadre interétatique, et place la cybersécurité au cœur des relations internationales, notamment sino-américaine. Cependant, la situation est bien moins binaire qu’il n’y paraît : les Américains par exemple, qui ont fait de la liberté d’Internet un axe fort de leur politique extérieure, sont confrontés à un besoin croissant de contrôle sur le cyberespace « intérieur » (pédophilie, contre-terrorisme, droit d’auteurs) - un « double standard » paradoxal et critiqué.
La gouvernance multiacteur, quant à elle, correspond d’avantage à l’esprit des pères fondateurs d’Internet. L’idée a été portée au niveau international lors du Sommet mondial sur la Société de l'Information (à Genève en 2003 puis en 2005 à Tunis), où une déclaration commune définissant la gouvernance d'Internet a été adoptée par 174 États. La gouvernance d’Internet est ainsi définie comme « l'élaboration par les États, le secteur privé et la société civile, chacun selon son rôle, de principes, normes, règles, procédures de décision et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation d'Internet ». Elle s’exprime au travers de plusieurs espaces de dialogue, tels que le Forum sur la Gouvernance d’Internet, qui se réunit chaque année autour d’un programme préparé par un comité consultatif, et qui devrait permettre d’avancer sur des objectifs communs, tels que « la généralisation de l’accès, la préservation de l’interopérabilité globale et l’équilibre entre accès à l’information, protection de la vie privée et exigences de sécurité ».
La gouvernance légitime et efficace d’Internet est ainsi un enjeu majeur à la fois national et international. La position marquée de la Russie et de la Chine en faveur d’une régulation par les États au sein des territoires nationaux est à repositionner dans les contextes socio-économiques de chacun des deux pays.