Les journaux "La Croix" et "The Guardian" ont mené des enquêtes sur leurs origines

« The Guardian » et « La Croix » ont enquêté sur leurs origines : les fondateurs du premier avaient des liens avec des plantations esclavagistes des États-Unis, alors que le second affichait des positions antisémites.

© Illustration : Charlotte Magicmo

« La Croix », « The Guardian » : quand les médias enquêtent sur leurs origines

En 2023, deux journaux, un français et un britannique, ont publié des enquêtes retraçant leurs propres origines. Loin des rétrospectives glorifiantes, ces articles creusent les circonstances sombres de leur création. Pour les regarder en face, tenter de les réparer, et surtout ne pas reproduire les mêmes erreurs.

Temps de lecture : 7 min

Tout a commencé par un courrier, comme les journaux en reçoivent souvent. Un mot, « Nous l’avons trouvé dans notre grenier. Amicalement », accompagné d’un ancien numéro de La Croix, daté du 15 juin 1892, soit un peu moins de dix ans après la création du journal. En une, sur la colonne des brèves, le quotidien catholique relate l’expulsion de 25 000 juifs de la Russie tsariste et écrit « Pauvre pays que celui qu’ils vont envahir. » De quoi choquer Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef de La Croix et destinataire de ce courrier. « Je savais que le journal avait été antidreyfusard, mais je ne mesurais pas un tel degré d’antisémitisme, surtout que ce numéro datait de bien avant “l’Affaire”… », écrit-elle dans le premier volet d’une série consacrée au sujet en juillet 2023. L’exemplaire du journal parasite pendant un an son esprit et le tiroir de son bureau. Puis à l’approche du 140e anniversaire de La Croix, Isabelle de Gaulmyn se décide : elle va mener l’enquête sur le passé antisémite de son propre journal.

La démarche n’est pas banale. L’historienne des médias Claire Blandin ne compte qu’un autre exemple de journal qui, comme La Croix, a enquêté sur ses origines : le quotidien britannique The Guardian qui a révélé dans ses pages, en mars 2023, les liens entre ses pères fondateurs et les plantations esclavagistes du Sud des États-Unis à travers l’importation de coton. « Les journaux ont toujours eu la main sur leur propre récit et ont souvent raconté leur histoire sous un angle positif, pour prendre soin de leur marque, retrace-t-elle. Mais ce qui est nouveau dans ces deux exemples, c’est qu’ils choisissent de casser leur image, en menant une enquête à charge contre eux-mêmes. » Difficile de savoir si cette rareté est due à l’absence de racines sulfureuses dans les autres titres de presse, ou à la peur d’aller les déterrer, au risque d’abîmer sa propre image.

Un antisémitisme « congénital »

D’autres médias ont fait leur mea culpa, à la suite du traitement d’un fait d’actualité jugé problématique ou insuffisant a posteriori, à l’instar du New York Times au sujet de l’Holocauste au début des années 2000. La Croix lui-même était déjà revenu sur ses anciennes prises de position antisémites. Mais l’exercice mené par Isabelle de Gaulmyn et les journalistes du Guardian est différent : leurs enquêtes portent sur les origines de leurs journaux, leurs actes fondateurs qui, aussi controversés soient-ils, ont fait leur succès, leur prospérité et leur identité. Dans le cas de La Croix, la rédactrice en chef parle d’un antisémitisme « congénital » au journal.

Pour le comprendre, elle s’est tournée vers des historiens, dont Pierre Sorlin, auteur de « La Croix et les juifs », ouvrage pionnier sur le sujet, publié en 1967. Et elle s’est plongée dans les archives de son journal. « Certaines lectures ont été très difficiles, je n’en pouvais plus », confie-t-elle. Car elle y a découvert des caricatures antisémites, des articles que l’on qualifierait aujourd’hui de complotistes, d’autres affirmant l’envahissement de la France par les juifs ou les rendant responsables des pires crimes, sans aucune preuve. « C’était un journal populiste : ses fondateurs ont compris que ce genre de récits fonctionnaient, ils faisaient vendre », explique Isabelle de Gaulmyn. La Croix est fondé en 1883 en réaction à l’anticléricalisme de la République, hérité de la Révolution française. À cette époque, les catholiques et une bonne partie de la population, y compris certains intellectuels, font preuve d’une grande hostilité envers la communauté juive.

« L’Église, les catholiques et donc “La Croix” ont leur part de responsabilité dans la Shoah »

Mais selon la journaliste, La Croix a fait plus que surfer sur cette opinion publique. Dans le deuxième volet de son enquête, elle révèle que le journal a participé à transformer cette méfiance en une véritable haine antijuive. « On a longtemps qualifié les positions de l’Église et du journal à cette époque d’« antijudaïsme », comme s’il fallait le détacher de l’antisémitisme qui a mené, un demi-siècle plus tard à l’Holocauste, explique la rédactrice en chef. En réalité, ce sont les mêmes ressorts, et l’Église, les catholiques et donc La Croix ont leur part de responsabilité dans la Shoah, il faut en prendre la mesure et l’assumer. » Une introspection douloureuse, mais nécessaire, selon elle, « pour comprendre d’où l’on vient et le chemin parcouru ». D’ailleurs, personne au journal ne s’est opposé à son enquête. En cette période de grande méfiance envers les médias, jouer la transparence peut être un moyen de retrouver l’adhésion du public.

Statues déboulonnées

Une introspection dans l’air du temps, aussi, à l’heure où l’on déboulonne les statues. « Notre société actuelle tente de porter un regard nouveau sur les questions de racisme, d’antisémitisme, d’esclavage ou de colonisation », analyse Claire Blandin. « Il y a un mouvement de reconnaissance de la responsabilité, voire de la culpabilité des Occidentaux dans certains épisodes de l’histoire. Il est logique que les organes de presse prennent part à cette remise en question. »

C’est précisément la chute d’une statue, celle du marchand d’esclaves Edward Colston à Bristol, qui a poussé, de l’autre côté de la Manche, le Guardian à enquêter sur ses racines. À ce moment-là, en 2020, dans le sillon du mouvement « Black lives matter », plusieurs universités et musées britanniques commencent à s’interroger sur leurs enseignements et leurs collections. L’historien David Olusoga, membre du bureau du groupe The Scott Trust, propriétaire du Guardian, a alors une intuition. Il missionne des chercheurs des universités de Nottingham puis de Hull pour fouiller dans le passé du journal, créé en 1821 à Manchester. Car l’histoire de la ville, au XIXe siècle, est intrinsèquement liée à l’importation de coton depuis les plantations américaines, qui a fait la richesse de ses commerçants.

 

La question à laquelle les chercheurs doivent répondre est donc la suivante : est-ce que le fondateur du Guardian et les hommes qui ont investi dans le journal à son lancement ont fait fortune grâce à l’esclavage ? La réponse est oui. « Grâce à ces recherches, nous avons découvert que John Edward Taylor était bien un commerçant de coton donc il y a de très fortes chances qu’il ait importé du coton des États-Unis, ramassé par des esclaves », retrace Maya Wolfe-Robinson, journaliste au Guardian et responsable de l’enquête « Cotton Capital series » sur les origines du Guardian. Idem pour les cofondateurs du journal. L’un d’eux, Nathaniel George Philips, possédait également une plantation de sucre en Jamaïque. Il a donc directement exploité des personnes réduites en esclavage.

Une deuxième salve de recherches a permis de retrouver une archive listant le nom de toutes les plantations avec lesquelles ces hommes faisaient commerce. « Cette découverte incroyable nous a permis d’établir un lien direct avec les plantations de coton et de publier une troisième enquête pour retrouver les noms et les histoires de ces esclaves », explique Maya Wolfe-Robinson.

Après deux ans de recherches universitaires, le journal a choisi de les rendre publiques en grande pompe : plusieurs journalistes ont été spécialement délégués à la mise en forme des résultats en une série d’articles, diffusée à partir de mars 2023. L’enquête a aussi été déclinée en podcast, en vidéo et en posts sur les réseaux sociaux. « D’autres entreprises avaient fait la démarche d’enquêter sur leurs potentiels liens avec l’esclavage. Certaines ont publié des rapports, d’autres non. En tant que média, nous avions la responsabilité de transmettre ces informations de la manière la plus claire et la plus large possible », affirme la journaliste britannique.

Douze recrutements

Comme pour Isabelle de Gaulmyn, la découverte de ce passé fut difficile pour les journalistes du Guardian. D’autant plus que ce titre est de gauche, progressiste et s’est toujours positionné en faveur des libertés individuelles. « Lire le Guardian et a fortiori y travailler, ce n’est pas un choix neutre au Royaume-Uni, c’est une identité, ça dit quelque chose de nos valeurs, analyse Maya Wolfe-Robinson. Je n’ai pas découvert l’histoire de l’esclavage avec ces recherches, ma mère vient de Trinité et Tobago dans les Caraïbes, ça fait partie de mon histoire. Mais je n’avais pas associé ça au Guardian, où je travaille, et à Manchester, où je vis. J’ai mis du temps à me réconcilier avec tout ça. »

Pour ces deux journaux, remuer le passé n’est pas tant une tentative de réparer qu’un moyen d’éclairer leur traitement de l’actualité à l’époque et assumer ses répercussions sur la marche de l’histoire. « Nous traitons dans nos pages des sujets sur le racisme, les inégalités économiques et raciales qui découlent de l’esclavage. Nous ne pouvons pas le faire correctement sans reconnaître notre part de responsabilité », affirme Maya Wolfe-Robinson. Dans l’objectif de ne pas commettre les mêmes erreurs. « Il existe aujourd’hui, dans certains médias, les mêmes ressorts racistes et complotistes que dans La Croix il y a plus d’un siècle. Envers les juifs, toujours, les musulmans aussi, observe Isabelle de Gaulmyn. Déterrer ce passé doit nous permettre de rester vigilants. »

« Déterrer ce passé doit nous permettre de rester vigilants »

Au Guardian, la reconnaissance de ce passé a engendré une introspection encore plus grande sur la manière de traiter l’information sur les territoires d’Outre-mer, héritiers du passé esclavagiste du Royaume-Uni. Le journal a recruté douze journalistes qui seront des correspondants permanents dans ces territoires et a réaffecté à une partie de ses reporters en Grande-Bretagne et aux États-Unis pour qu’ils traitent les sujets liés aux minorités.

Après la publication de l’enquête, les médias conservateurs britanniques se sont empressés de montrer du doigt les « donneurs de leçons » du Guardian, comme l’a écrit The Sun, tout en fustigeant leur démarche de repentance. Mais le journal a aussi reçu des centaines de courriers de remerciements de la part de leurs lecteurs, dont des descendants d’esclaves et des enseignants à l’université qui souhaitent utiliser leur enquête en classe. Deux jours après la publication de l’enquête, le quotidien britannique a organisé une rencontre avec ses lecteurs. Jamais autant de personnes ne s’étaient inscrites pour participer à un de leurs événements.

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