Russes, Brésiliens, Suisses… Personne ne regarde la même téléréalité

Russes, Brésiliens, Suisses… Personne ne regarde la même téléréalité

En 20 ans, la téléréalité s’est imposée sur nos écrans, partout dans le monde. Mais les différences culturelles ont amené les chaînes à adapter les émissions, voire à proposer des téléréalités spécifiques. Analyse de l’émission Big Brother et de ses multiples déclinaisons internationales.
Temps de lecture : 9 min

Qui n’est pas un jour tombé sur un article ou une émission se demandant jusqu’où ira la téléréalité ? Justement : jusqu’où va-t-elle ? C’est-à-dire dans quels pays ? Comment a-t-elle été exportée en fonction des différentes spécificités culturelles ?

Souvenirs, souvenirs… La téléréalité est née en 1996 aux Pays-Bas avec Big Brother, ce célèbre programme d’Endemol enfermant des hommes et des femmes dans une maison pour les filmer 24h/24. Il a essaimé dans le monde entier en s’adaptant à la culture de nombreux pays(1). Parfois il s’est heurté à des particularités locales si fortes qu’elles ont amené les productions nationales à proposer leurs propres programmes de téléréalité. C’est le cas du Japon, de la Chine et de la Suisse. Et parfois, la singularité culturelle sert de justification à tous les excès, comme en Russie.

À chaque pays son adaptation

Dès son apparition, la téléréalité s’impose mondialement en exportant une matrice commune que les sociétés de production adaptent aux normes locales pour la rendre plus facilement acceptable. C’est particulièrement flagrant dans les aménagements concernant le lieu de vie des candidats et le casting.

Le décor est censé renvoyer au style de vie de chaque pays. Dans le Big Brother australien, la maison est conçue pour refléter des éléments signifiant l’Australie : le surf, la plage, le soleil, et le confort. Elle se situe dans le jardin du parc d'attractions Dreamworld situé à Gold Coast dans le Queensland, lieu considéré par les Australiens comme parfaitement représentatif de leur mode de vie. L’habitation en elle-même est un lieu agréable : meublée avec un mobilier haut de gamme, pourvue d’un spa, d’une piscine, d’un barbecue autour desquels il est bien vu que les candidats s’attardent à loisir. Car c’est perçu comme un indicateur fort du style de vie décontracté propre à « l’australianité ». Même souci de parer le lieu d’habitation d’une tonalité locale en Afrique du Sud et aux États-Unis. Jacuzzi, barbecue et pelouse où les participants peuvent se détendre au soleil autour de potjiekos (une sorte de ragoût de viande et de légumes) symbolisent l’identité sud-africaine alors que l’ajout d’un terrain de basket signifie l’identité américaine.

La maison intègre d’autres spécificités culturelles importantes : les préceptes de la religion majoritaire dans chaque pays. Ainsi, la topographie du Big Brother diffusé dans l’émirat musulman de Dubaï prévoit-elle l’incorporation de salles de prières et la répartition spatiale marque une forte séparation entre hommes et femmes : chambres, salles de bains et lieux de prières sont clairement dissociés. À contrario, dans les pays non musulmans, des espaces sont organisés pour favoriser les relations intimes et l’exposition du corps. Le dispositif du Big Brother espagnol introduit un sauna. La version britannique comprend un jacuzzi, tandis que le Mexique et le Brésil optent pour une salle de bain collective.

 Les castings font l’objet d’accommodements locaux en fonction des tensions sociétales des pays 
Tout comme le lieu de vie, les castings font l’objet d’accommodements locaux en fonction des tensions sociétales des pays. Certaines adaptations rechercheront la représentativité de leur société à travers le métissage culturel et social. C’est le cas  du Brésil où les candidats ont des profils diversifiés : six hommes et six femmes provenant de différentes régions, de catégories professionnelles variées, d’une tranche d’âge de 20 à 39 ans, et appartenant à des groupes et styles de vie bien distincts (Noirs et homosexuels par exemple). D’autres versions de Big Brother préfèreront des candidats homogènes. C’est le cas de la Hollande, qui, lors de la première saison, n’a réuni que des blancs. Ou de la version mexicaine où les participants sont issus de la classe aisée et majoritairement de Mexico.

Parfois, le casting revêt une dimension proprement politique, comme en Afrique du Sud où la mémoire collective porte les cicatrices de l’apartheid. Le Big Brother sud-africain a cherché à sélectionner les candidats de façon à abolir toute discrimination (six Blancs, deux Noirs, trois Métis et un Indien), afin de proposer l’image d’une identité nationale réconciliée. Montrer les participants vivant ensemble, s’échangeant les lits ou se baignant dans le même jacuzzi sans anicroche a transformé le programme en véritable expérimentation sociale et avancée politique. Car cela aurait été illégal dix ans auparavant. 

Quand l’adaptation est impossible


Si la formule « matrice commune + ajustements locaux » fonctionne globalement, il arrive que certaines spécificités culturelles rendent très problématique l’acceptation d’un format transnational. Soit l’adaptation s’avère impossible. Soit la diffusion d’une émission étrangère est vécue comme une menace identitaire que l’on contre par des téléréalités considérées comme typiques du pays.

C’est au Japon et en Chine que l’exportation de Big Brother échoue, car le format heurte les valeurs dominantes. Au Japon, il y a trois obstacles. Le premier est religieux : l’émission place les candidats sous le regard (vertical) du public qui voit, juge, récompense ou sanctionne tous leurs actes, à l’image de Dieu dans le modèle judéo-chrétien. Pour les Japonais, seul prévaut le regard horizontal, c’est-à-dire celui que l’on porte sur le monde et les gens en se situant au même niveau, sans pouvoir de jugement ou d’action supplémentaire.

Le deuxième obstacle est lié au traitement traditionnel des images. Le réalisme est introduit tardivement au Japon, à partir de l’ère Meiji. Autrement dit, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les arts japonais proposaient des images utilisant la codification (le théâtre) ou le symbolisme (les arts plastiques). Il en découle un rapport aux images différent de celui que l’on a en Occident : les Japonais n’attendent pas qu’elles reproduisent la réalité et acceptent très bien que cette dernière soit déguisée. À la télévision, pour désigner les images truquées et les scènes destinées à produire un effet de réalité, un mot a même été inventé : yarase. La promesse de transparence de Big Brother ne trouve ainsi que peu d’écho auprès d’un public qui lui préfère un montage explicite permettant à tout un chacun de juger ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.

Le troisième obstacle concerne la représentation des relations amoureuses : des couples temporaires se formant par appât du gain choquent. Le Japon développe alors des contre-modèles de Big Brother comme Ainori qui consiste à former de vrais couples lors d’une sorte de voyage initiatique sentimental et Petit Mariage,qui soumet un jeune couple sur le point de se marier à l’épreuve de la vie quotidienne.

Même échec en Chine où l’individu n’existe qu’en tant qu’il appartient à la société dans un esprit de collectivité. De fait, les Chinois ne s’intéresseront pas à tout ce qui touche à l’intime. C’est pourquoi, dans ce pays, la téléréalité a vu le jour sous forme de jeux civiques et éducatifs portant la doctrine de l'État. Comme l’émission Jin Pin Guo (Pomme d’Or) qui a connu un immense succès. Militaire, viril et patriotique, l’esprit du programme exalte l’exemplarité du héros. Le principe : deux équipes isolées dans un village pendant une semaine doivent remporter différentes épreuves pour finalement découvrir la fameuse pomme d’or. Chaque participant a un territoire à protéger et une tâche à tenir secrète. Lors des missions, les candidats doivent recueillir le maximum d’informations et éviter que l’équipe ne perde certains de ses membres. Tous les gains sont partagés. En 2015, Big Brother fait néanmoins son entrée en Chine, par le biais d’un autre média moins règlementé que la télévision : Internet. Endemol a en effet signé un accord avec Youku Tudou, le plus important site de vidéos en Chine.

 Les Suisses ont découvert la téléréalité à travers Loft Story qu’ils ont vécu comme une menace pour leur identité culturelle 
La Suisse est un cas à part, car l’adaptation de Big Brother n’a pas échoué au sens propre. Elle n’a pas eu lieu. Les Suisses ont découvert la téléréalité à travers Loft Story qu’ils ont vécu comme une menace pour leur identité culturelle. La TSR (Télévision Suisse Romande) a alors proposé un programme censé représenter la culture romande : Le Mayen 1903. Le concept ? Une famille doit vivre pendant deux mois dans un chalet de montagne (un mayen) dans le canton du Valais  suivant les conditions du début du vingtième siècle (sans eau courante, sans électricité, sans téléphone etc.). L’objectif ? Retrouver les costumes, les objets, les gestes, et le savoir-faire suisse d’autrefois.

Le choix de participants originaires du Jura suisse a suscité la polémique parmi les Valaisans qui considéraient que seules des personnes du Valais étaient à même de les représenter avec authenticité. Après Le Mayen 1903, d’autres téléréalités ont vu le jour (comme Super Seniors ou Dîner à la ferme). Elles ont pris acte du fait qu’exprimer la spécificité culturelle du territoire romand c’est aussi respecter les identités cantonales et en montrer la richesse et la diversité. Y compris à travers un casting sélectionnant des candidats portant les couleurs de chaque canton.

La transgression du genre : DOM-2



Il existe également des cas où la notion de spécificité culturelle est instrumentalisée. À cet égard, l’exemple russe est révélateur. La Russie propose une téléréalité présentée comme entièrement spécifique à sa culture : DOM-2.  Diffusée depuis 2004 par la chaîne THT (???? ????? ???????????, qui signifie « Ta Nouvelle Télévision » en russe) plus connue en dehors de Russie sous le nom TNT, elle détient le record mondial de présence quotidienne à l’antenne, et totalise une audience moyenne de trente-cinq millions de téléspectateurs en 2016.

Le concept consiste à réunir de jeunes célibataires autour d’un projet commun (la construction d’une maison que remportera le couple vainqueur) et surtout à créer des dynamiques sentimentales entre candidats. Après plus de dix ans de diffusion, l’intrigue intègre le résultat de l’évolution des relations amoureuses. À savoir : les couples qui se sont mariés dans l’émission et les enfants issus de ces unions.

L’émission transgresse les codes du genre et marque une vraie rupture avec le concept développé par Endemol. La particularité de DOM-2 tient à deux caractéristiques. La première : son histoire au long cours (sans interruption depuis 2004, ni saison ou limite de durée de présence des candidats). La deuxième : le programme rompt avec le principe d’enfermement. Les participants résident soit dans « la clairière », soit dans des appartements privatifs au centre de Moscou. La « clairière » est un plateau situé dans la banlieue moscovite où sont construites les deux maisons qui accueillent les célibataires, l’une étant destinée aux candidates, l’autre aux candidats. Et également les « maisons VIP », c’est-à-dire des chalets comportant plusieurs chambres destinées à accueillir de jeunes couples désireux de mener une vie indépendante. Si la relation s’installe dans la durée, le couple emménage dans l’un des appartements (c’est le second lieu de tournage). De plus, pendant la journée, les candidats évoluent dans le monde extérieur. Pour voir leurs amis ou leurs familles, faire des courses, prendre des vacances à l’étranger, donner des concerts ou partir en tournée (pour ceux qui chantent) ou encore exercer toute autre activité professionnelle. Car les candidats de DOM-2 doivent impérativement travailler en dehors de leur participation à l’émission.

Alexey Mikhaylovsky, le producteur général de DOM-2, explique qu’il a rejeté le principe d’enfermement propre à la téléréalité à cause de son inadéquation avec la spécificité russe : « Nous ne voulons pas enfermer les participants, car c’est contraire à la nature russe »(2).

 DOM-2 est intéressante pour le public russe car tout peut être injuste, comme dans notre vie  
Il élargit l’explication de façon à faire correspondre la spécificité du programme avec l’identité russe. Puis, il transforme cette adéquation en justification ultime de l’émission, de l’impossibilité d’adapter la bible de Big Brother à la décharge de tout ce qui pourrait choquer, y compris l’utilisation ouvertement revendiquée de l’arbitraire : « Notre vie en Russie est soumise à certaines règles (les lois, les mœurs etc.). Nous les violons sans cesse. […] Notre propension à violer les règles fait que l’on ne peut pas adapter n’importe quelle émission en Russie. Ce fut le cas de Big Brother. Endemol avait élaboré un système de règles, une Bible, qu’il fallait respecter. Quand on a voulu adapter ce format, j’ai beaucoup discuté avec les représentants d’Endemol, parce que je savais que ces règles ne fonctionneraient pas en Russie. Couper l'eau chaude et regarder ce qui va arriver, c’est inutile. Parce que rien n'arrivera. C’est notre vie quotidienne. DOM-2 est intéressante pour le public russe car tout peut être injuste, comme dans notre vie. Et nous avons une règle : violer toutes les règles. Par exemple, un candidat est détesté de tous. Chaque vendredi, ses colocataires ont le droit de l’exclure. Ils votent dans ce sens. Mais soudain la présentatrice annule le vote, de sorte qu’ils doivent exclure l’un de leurs amis. Leur indignation est sans bornes. Mais telle est notre réalité. […]DOM-2 est plutôt basée sur nos fautes que sur des règles... […] DOM-2 est conforme à la mentalité russe. C’est toujours "comprendre" et "pardonner", c’est tellement russe. Et aussi, "cela m’est égal" et "je ne veux rien faire"... »(3).
 
Étudier la téléréalité dans le monde comporte un risque, celui de réduire les cultures à un ensemble de stéréotypes enfermant chaque pays dans une différence radicale. Dans le cas de Big Brother, il est intéressant de souligner qu’à partir d’une matrice commune acceptée par de nombreux pays, on arrive à des cas où ce sont les téléréalités elles-mêmes qui ont transgressé radicalement les codes de l’émission et justifié cette transgression en revendiquant leur différence culturelle.

Références

Charlotte BOUCHEZ, « Espace et identité culturelle dans la réception de la téléréalité en Suisse romande », Études de lettres, n°1-2, 2013, 12 p.

Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, « "Big Brother" : un phénomène international », La Lettre du CSA, n°141, 2001, 7 p.

Divina FRAU-MEIGS, «Big Brother et la téléréalité en Europe, fragments d’une théorie de l’acculturation par les médias», dans Les Cahiers du CIRCAV, n°15, 2003, pp.15-34.

Ernest MATHIJS, Janet JONES (dir.), Big Brother International. Formats, critics & publics, Londres et New York, Wallflower Press, 2004.

François JOST, Grandeur et misères de la téléréalité, Paris, Le Cavalier Bleu, 2009.   

Guy LOCHARD, Guillaume SOULEZ (dir.), La télé-réalité, un débat mondial – Les Métamorphoses de "Big Brother", Médiamorphoses, Hors-Série, n°1, 167 p., 2003.

Sam BRENTON, Reuben COHEN, Shooting people : adventures in reality TV, New York, Verso, 2003. 

UER (Union Européenne de radio-télévision), Publications Automne, 2001, 68 p.

UER (Union Européenne de radio-télévision), Télé-réalité et pays arabes, 2004, 11 p. 

Victoria IVANOVA, DOM-2 et ses critiques. Une sociologie de la controverse de la téléréalité russe, mémoire de master, Collège Universitaire Français de Moscou, 2014, 107 p.

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, Constituer une innovation télévisuelle. Le contenu et la réception numérique des émissions de téléréalité en France, thèse de doctorat, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2011, 570 p.

Nathalie NADAUD-ALBERTINI, 12 ans de téléréalité… au-delà des critiques morales, Bry-sur-Marne, Ina Éditions, 2013.

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Crédits photos :
DOM-2. THT Production. Tous droits réservés, avec l'aimable autorisation de TNT Broadcasting Network.
Le MayenRTS.ch
DOM-2 : Trailer. GPM RTV Screening Room. Tous droits réservés, avec l'aimable autorisation de TNT Broadcasting Network.

(1)

En France, l’émission a été appelée Loft Story.

(2)

Victoria IVANOVA, DOM-2 et ses critiques. Une sociologie de la controverse de la téléréalité russe, mémoire de master, Collège Universitaire Français de Moscou, 2014, 107 p.

(3)

Victoria IVANOVA, op cit. 

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