Rendez-vous à 8h15 sous l’ombrière-miroir du Vieux-Port de Marseille, embarquement pour l’archipel du Frioul à 8h30, départ de la navette à 8h45, arrivée sur l’île de Ratonneau à 9h15.
Les consignes données par Annabelle Perrin et François de Monès, fondateurs de La Disparition étaient pourtant claires. Alors pourquoi, neuf minutes avant le départ du bateau, l’écrivain Raphaël Meltz, fondateur de la revue culturelle Le Tigre n'est-il toujours pas présent sur le quai ? Ce matin doit avoir lieu la première balade du cercle des disparus volontaires, « à la fois club de marche, de correspondance et de lecture de La Disparition ».
Cette marche, c’est lui qui l’anime. Auteur de deux lettres pour ce jeune média épistolaire, sa tâche consiste aujourd’hui à guider les participants sur les traces de lieux disparus de l’île de Ratonneau, l’objet de sa première lettre. L’occasion de lier passé et présent, fiction et journalisme, virtuel - les lecteurs et lectrices de La Disparition ne se découvrent que maintenant, sur le port - et réel. Ce matin, l’absence de l’auteur permet justement de briser la glace chez la trentaine de marcheurs, réunis en cercle sous l’Ombrière.
« Tu sais à quoi il ressemble, toi ?
- Non, il n’aime pas les photos. Mais je l’imagine grand, un peu décoiffé.
- Peut-être qu’il est parmi nous et qu’on ne le reconnaît pas. »
Les Disparus volontaires attendent Raphaël Meltz sous l'ombrière du Vieux-Port. Crédits : Cynthia Artstudio.
Bermudes
8h37. Soupir de soulagement à l’apparition de l’auteur, chapeau Fedora sur la tête. Décoiffé ? Nous ne le saurons jamais. Dans son dernier roman, 24 fois la vérité (Le Tripode, 2021), Raphaël Meltz emmène Adrien, son personnage principal, découvrir l’île de Ratonneau à bord de l’Edmond Dantès, en référence au héros du roman d’Alexandre Dumas enfermé au château d’If. Les disparus volontaires embarquent, eux, sur le Henri-Jacques Espérandieu, du nom de l’architecte phocéen à l’origine de la basilique Notre-Dame de la Garde. Tant pis pour les jusqu'au boutistes de l’escapade romanesque.
Bientôt, vingt-six paires de chaussures de randonnées font vibrer la passerelle qui sépare le quai de la navette, suscitant les regards méfiants des propriétaires d’une cinquantaine de tongs, déjà à bord. Comment ne pas craindre que la présence des disparus volontaires attire leur vaisseau dans un Triangle des Bermudes phocéen ? À l’avant du bateau, une silhouette s’agite et domine les eaux couleurs d’opaline. C’est celle d’Annabelle Perrin, la rédactrice en chef. « Il manque quelqu’un, on devrait être vingt-sept. » La disparition semble opérer au coup par coup.
Réalité
Au XIXe siècle, c’est par la correspondance que les nouvelles étaient transmises. On dit que les journaux ont tué le genre épistolaire. Tout en paradoxe, La Disparition fait réapparaître la lettre comme une source d’information et de récit. « Notre boîte aux lettres est devenue un fardeau. On reçoit des lettres de la banque, des pubs. C’est rarement gai. Des longues lettres qui racontent des histoires, il n’y en a plus », explique Annabelle Perrin. D’autres journalistes ont fait le même constat et imaginent aujourd’hui le reportage comme un récit de voyage épistolaire. Parmi eux, citons Timbrées et Les Lettres d’Alice. La Disparition préfère se présenter en média politique.
L’idée, Annabelle et François l’ont eue il y a trois ans. L’envie de raconter la France si elle était amputée de quelque chose que l’on croyait présent pour toujours. Une France sans armée, sans service public, sans cinéma. En somme, imaginer une sorte de journalisme-fiction qui raconterait un futur qui n’arrivera peut-être jamais. Plus ils y réfléchissent, plus ils trouvent le projet bancal. Et puis, la pandémie. « Quand on a réalisé que sur décision du gouvernement on pouvait en quelques jours prendre la décision de nous ôter notre droit à la mobilité, qu’on ne pourrait sortir qu’une heure par jour en montrant une attestation aux contrôles de police, cela a été le déclic. » Partout, les choses disparaissent déjà. C’est cette réalité qu’il faut raconter.
Quelques jobs alimentaires, trois mille euros mis de côté et le 31 décembre 2021, les deux journalistes bouclent leur campagne de financement participatif, forts d’une base de 800 abonnés. Parmi eux, cinquante adhèrent au club des disparus volontaires. Au Frioul aujourd’hui, une dizaine exerce, comme eux, la profession de journaliste. D’autres sont des amis d’Annabelle et François. Le tiers restant se compose d’abonnés. « D’habitude, on ne rencontre jamais les autres lecteurs et lectrices d’un journal. C’est la première fois que je prends conscience de la communauté réelle d’un même média », sourit Benjamin, assistant d’édition de 27 ans à Marseille. Près de lui, une chercheuse en nouvelles technologies explique avoir fait le trajet depuis Paris. À côté d’elle se tiennent un journaliste au mensuel marseillais Le Ravi, une mère accompagnée de son fils de cinq ans et un couple de physiciens.
Suburbs
Le groupe suit Raphaël Meltz en file indienne sur l’esplanade où quelques familles font déjà la queue pour louer kayaks et paddles. Lui avance vers la caserne des marins-pompiers, loin du bruit et de l’agitation du port de plaisance. Plus on s’enfonce et plus l’île est hostile. Les orties et chardons commencent à griffer les jambes. Certains randonneurs trébuchent sur des pierres. Les plus grands doivent se baisser pour se frayer un passage dans les branches basses des pins d’Alep et des oliviers sauvages. Soudain, Raphaël Meltz s’arrête, invite le groupe à s’asseoir ici, dans une sorte de clairière où le soleil projette de longues ombres à travers les arbres.
La première lecture débute dans une clairière, loin de l'agitation. Crédits : Cynthia Artstudio.
Un mot d’introduction et l’auteur s’efface, laissant la place à Louise Moaty, comédienne et scénariste de leur dernière BD, Des Vivants (2024). L’ouvrage, paru en 2021 et primé au festival d'Angoulême, raconte l’organisation des premiers réseaux de Résistance en France. Mais ce n’est pas cette histoire qu’elle racontera aujourd’hui. De sa voix claire, elle débute une lecture de Suburbs, un cycle de livres de Raphaël Meltz autour de ces lieux qui échappent d’ordinaire à l'œil du promeneur, dans les zones périurbaines. Le premier volume est consacré au Fort d’Aubervilliers.
« J’entre ! Presque quatre ans que je passe devant et maintenant je suis dedans. Le cœur battant, comme dans le Club des Cinq de mon enfance. Je franchis la première grande porte qui indique qu’il s’agit d’une propriété privée, ouverte en journée uniquement… »
Secte
Un jeune homme à l’allure de pirate, cheveux longs tenus par un bandana, ferme les yeux, bercé par l’aventure qui lui est contée. Une enfant dessine la scène, perchée dans un arbre. « On dirait une secte », murmure Juliette, une cheffe de projet dans le numérique venue spécialement de Paris.
Cette marche suit la même logique que celle employée dans Suburbs : faire découvrir des zones du Frioul que les touristes de passage fuient. Donner des histoires à des lieux qui en semblent dénués. Cet archipel, c’est l’idéal. « Le Frioul m’a longtemps attiré, pas pour le château ni pour les baignades mais pour son étrangeté inattendue qui ne correspond pas au projet touristique classique de ce type d’île », explique Meltz, installé à Marseille depuis cinq ans. Il évoque l’internement des Alsaciens et Allemands, enfermés dans des baraques en bois du fort pendant la Première Guerre mondiale. Puis, tous ces projets d’urbanisation abandonnés : la création d’un village de 1 500 logements, l’aménagement de zones de loisirs, le développement d’activités touristiques… « Cousteau voulait créer ici une base sous-marine où les vacanciers auraient pu observer les fonds marins. » Le pirate sourit.
1926
L’auteur guide le groupe vers une chapelle aux allures de temple grec. Au XIXe siècle, celle-ci devait permettre aux voyageurs mis en quarantaine pour suspicions de maladie contagieuses d’assister aux offices depuis les bateaux. C’est ici que Meltz choisit de partager l’ébauche de sa première lettre pour La Disparition. « C’est un exercice complexe. Je pensais plier cela en quelques heures mais cela fait maintenant une semaine que je travaille dessus. » Il explique tenir à ce que les marcheurs constatent la fabrique de son travail pour ensuite le comparer avec la vraie lettre qu’ils recevront bientôt. En date du 6 août 1926, elle s’adresse à Gaston Defferre, alors maire de Marseille. Secret des correspondances oblige, son contenu ne sera pas révélé ici.
De la chapelle jusqu’à un mûrier, en contrebas, puis du mûrier à une casemate, cinquante-huit mètres plus haut, les lectures journalistiques, historiques et fictionnelles s’enchaînent. Raphaël Meltz lit les pérégrinations d’Adrien, le journaliste tech de son dernier roman. Celui-ci est en pleine fuite d’un voyage de presse à Ratonneau, où la région PACA célèbre l’inauguration d’un data center zéro émission carbone. Son personnage prend la direction opposée au port, vers la pointe de Sainte-Croix. « Et puis, soudain, au détour d’un embranchement, une espèce de cuvette au fond de laquelle : un cimetière. Un cimetière ? d’étranges croix faites de béton armé, parallélépipèdes bruts à qui le métal, largement rouillé, a fait des traces brunes coulées, des croix répétées à l'identique. » Les disparus volontaires suivent sa trace.
« Qui croit encore qu’un journal peut être un objet créatif ? »
Si les médias sont de plus en plus nombreux à tester des nouvelles manières d’engager leur communauté via l’organisation de conférences, de débats et d’intégration des lecteurs et lectrices au processus éditorial, les marches aux côtés de journalistes sur le terrain sont une première. « Avec ces balades, on veut ramener le journalisme à ce qu’il est, en demandant aux reporters de nous raconter les enjeux des disparitions de certains lieux en direct », précise l’équipe de La Disparition. Dans une seconde casemate, plus sombre, Meltz explique son processus de travail, s’interroge sur le journalisme. « J’ai toujours sur moi un minuscule carnet, que je remplis de notes très brèves, presque des mots-clés. La marche, c’est le moment de l’imagination. Je ne fais pas parler les gens, je fais parler les lieux. Mais qui croit encore qu’un journal peut être un objet créatif ? »
La balade touche à sa fin. Tous en cercle dans cette casemate dont les murs couverts de tags témoignent du passage d’autres disparus volontaires, les marcheurs en profitent pour se raconter de nouvelles histoires sur le Frioul. « On dit qu’il y avait autrefois une forêt sur l’île, mais qu’il a fait si froid que les arbres ont gelé et que c’est pour cela qu’il n’y a presque plus d’arbres ici aujourd’hui », raconte Benjamin. « Il devait y avoir une station de métro, construite ici mais le projet a été abandonné… », évoque un autre marcheur. « Il paraît que François Ier a chassé au Frioul quand il est revenu à Marseille ! », s’amuse-t-on plus loin. Les récits se poursuivront jusque dans le bateau retour, comme s’il était plus facile de raconter l’absence que la présence. Cette fois, le groupe embarquera bien sur l’Edmond Dantès.