Le free-to-play tiraillé entre innovation économique et considérations éthiques
Une start-up française, Scimob, a connu récemment une croissance fulgurante sur le marché du jeu mobile. Son jeu, 94 pourcents, a été téléchargé 15 millions de fois en quelques mois. « Mes amis me disaient que je devais être riche avec tous ces téléchargements. Sauf qu’il ne suffit pas d’avoir des millions de téléchargements pour être rentable. » déclare Benjamin Faure, directeur marketing de Scimob, à l’assistance de la Web Game Conference 2015. En effet, après avoir attiré des millions de joueurs grâce à l’argument de la gratuité, il faut encore réussir à les monétiser. « Ne faites pas payer les gens pour qu'ils s'amusent. Amusez les gens pour qu'ils payent. » conseille Jamie Cheng, fondatrice de Klei Entertainment, studio canadien de développement de jeux télécharcheables.
Le
free-to-play a permis à l’industrie du jeu vidéo de trouver de nouveaux modes de monétisation. Pour cela, les studios de développement peuvent compter sur trois principaux leviers. Tout d’abord, comme la presse gratuite, les
free-to-play possèdent d’assez grosses audiences pour intéresser les annonceurs. Leurs mises à jour très régulières permettent de renouveler régulièrement les encarts publicitaires. Bien souvent joués en ligne, ces titres gratuits récoltent quotidiennement des données sur leurs utilisateurs et peuvent ainsi proposer aux marques des publicités personnalisées, bien plus lucratives. Autre levier comparable à ceux utilisés par la presse en ligne, le modèle du
freemium. Dans ce modèle économique, une partie du jeu seulement est gratuite, le joueur devra payer pour obtenir des fonctions ou des niveaux de jeu supplémentaires. Par exemple, en prenant un abonnement au célèbre MMORPG d’Ankama,
Dofus, l’utilisateur aura accès à l’ensemble des terrains de jeu. Mais le levier le plus inédit sur lequel peut s’appuyer le
free-to-play, c’est
la vente de biens virtuels. Grâce à un système de micro-paiement, les joueurs peuvent acheter tenues, armes et autres accessoires à leur personnage, afin de se différencier des autres utilisateurs. Dans
League of Legends, les utilisateurs peuvent donner de nouvelles apparences à leurs avatars en échange de quelques euros.
Interface d'équipement du jeu Zodiac (Kobojo)
Grâce à ces trois leviers de monétisation, un jeu
free-to-play peut multiplier ses sources de revenus, là où un jeu traditionnel ne peut compter que sur ses ventes. Cependant, l’arrivée de ces modes de rémunération novateurs dans le milieu du jeu vidéo a également créé plusieurs polémiques. 90 à 95 % des joueurs ne dépenseront jamais un centime dans un jeu gratuit. La vente de biens virtuels ne reposent ainsi que sur quelques gros acheteurs, surnommés affectueusement
whales (baleines) par le milieu. « C’est un modèle économique où une partie infime des joueurs peuvent perdre totalement le contrôle d’eux-mêmes et ruiner leur vie. », s’alarme Mike Rose, journaliste pour
Gamasutra. Si certains joueurs se retrouvent à dépenser leur argent démesurément, c’est parce que les motivations d’achat de ces objets virtuels reposent principalement sur
la psychologie. Par exemple, l’esprit de compétition accru au sein des MMORPG peut donner envie au joueur d’acquérir des armes plus puissantes pour terrasser ses concurrents et dominer à coup sûr le monde virtuel offert par le jeu. Les concepteurs d’un
free-to-play peuvent également créer de la frustration chez l’utilisateur, en rendant par exemple sa progression très lente, ou en le menaçant de lui faire perdre ses gains, pour le pousser à dépenser de l’argent.
Les directions marketing cherchent également à embrouiller le joueur pour l’amener à dépenser plus d’argent, en créant par exemple une monnaie virtuelle interne au jeu. « Les recherches ont montré que placer une monnaie virtuelle entre le consommateur et l’argent réel, comme des joyaux, rend le consommateur moins apte à jauger la valeur d’une transaction. », explique Ramin Shokrizade, économiste à Wargaming America. Ainsi, dans Pokémon Shuffle, pour acheter des vies ou des pouvoirs supplémentaires, il faut d’abord acquérir des joyaux avec son argent réel. Cela permet notamment à l’utilisateur de passer le moins de fois possible par l’interface de micro-paiement, puisqu’il peut acheter des joyaux par paquets de 12, 35 ou 75. Toutes ces techniques, peu éthiques, marchent particulièrement bien sur les enfants.
La publicité, quant à elle, peut nuire à l’expérience utilisateur et fragiliser l’image de marque d’un studio. « Avec la publicité, tu peux perdre des utilisateurs. Sans parler des bugs que son intégration peut causer… », estime Benjamin Faure. Dans son jeu, 94 secondes, il recourt plutôt au native advertising, des publicités en rapport direct avec le sujet du jeu, pour qu’elles paraissent plus naturelles aux yeux du public. Le directeur marketing de Scimob a également trouvé d’autres astuces pour faire accepter les encarts publicitaires à ses utilisateurs. « Nous avons mis en place un système de publicités récompensées : lorsqu’un joueur visionne la vidéo d’un annonceur, il reçoit en échange des coins (NDLR : la monnaie virtuelle du jeu 94 secondes). », ajoute-t-il, soucieux d’allier expérience utilisateur et rentabilité. Et c’est là l’une des grandes opportunités permises par le free-to-play : pousser les studios à innover économiquement, à trouver des solutions pour se rentabiliser, tout en conservant les valeurs propres à leur entreprise.