Hervé Brusini est directeur en charge du numérique, de la stratégie et de la diversité de France Télévisions. Il a notamment été rédacteur en chef du journal de 20 heures sur France 2.
À quoi ressemblait le paysage audiovisuel français avant la diffusion du premier journal télévisé en 1949?
Hervé Brusini : Il y avait les actualités cinématographiques : cinq agences de presse filmée, regroupées sous le nom de France vidéo, fournissaient des séquences d’actualité pour le circuit cinématographique. Le changement de programme avait lieu chaque jeudi, sous le regard d’une sorte de commission de surveillance. Il s’agissait d’une sorte d’un résumé de 15 à 20 minutes des événements de la semaine en images, autour de critères assez variables : la légèreté, le spectaculaire, l’institutionnel, etc. Les photos dans les journaux imprimés, assuraient cette partie visuelle des événements. Et puis, il y avait la radio, bien sûr, une activité quasi monopolistique d'État, même s’il existait déjà des stations privées. C’était un autre monde que celui que nous connaissons aujourd’hui.
Hervé Brusini. Crédits : Christophe Russeil.
Lorsque Pierre Sabbagh commence à imaginer le journal télévisé en 1946, il n'y a pas ou très peu de télévisions en France…
Hervé Brusini : Les Français ne connaissaient quasiment pas ce média. On peut dire que la télévision a commencé dans les années 1930 avec Georges Mandel, un ministre qui voulait pousser un début d'industrialisation de ce média, notamment avec l’aide de René Barthelemy. Cet ingénieur croyait dans la forme mécanique de la télévision, une technologie qui a été abandonnée par la suite. À grands traits, on peut dire qu’en face il y avait l'électronique avec l'iconoscope, et c'est cette voie-là qui s’est révélée être la plus efficace. Barthélémy s’y est d’ailleurs rallié par la suite
Survient ensuite la guerre, avec l’arrivée des Allemands puis l’occupation de la France, dont Paris. Alors que cette télévision était plus que balbutiante, Kurt Hinzmann, un officier qui travaillait avec Joseph Goebbels — mais qui n’était pas un nazi radical, tant s’en faut —, s'est dit qu'il allait faire la même chose qu'à Berlin. Là-bas, la télévision connaissait déjà un certain succès. Pour la regarder et notamment les Jeux de 1936, les Allemands se rendaient dans des lieux collectifs — les Fernsehstube —, présents dans six ou sept grandes villes allemandes qui étaient câblées.
Le pouvoir hitlérien avait bien compris que la télévision représentait une arme puissante de propagande, même si la radio en restait l’instrument essentiel.
Le pouvoir hitlérien avait bien compris qu'il y avait là une arme puissante de propagande, même si la radio incarnait l’instrument essentiel. Lorsque les Allemands sont arrivés, cette volonté de faire de la télé préexistait, ils avaient de l’expérience. Kurt Hinzmann s'est dit que le plus beau pylône émetteur possible était la tour Eiffel. Tout autour de la structure, il a cherché un endroit pour établir son premier studio de télévision. Du côté de la rue de l'Université, il est tombé sur un énorme dancing, Magic City, un lieu de loisirs à la fois pour adultes et enfants, doté d’une très grande salle. De l’autre côté, se trouvait un garage, et encore derrière, sur la rue Cognac-Jay, une pension de famille. Il a fait exproprier tout le monde, et c'est ce qui a donné naissance aux studios de la rue Cognac-Jay. Là, pendant un an et demi ou deux, ils ont fait de la télé avec un groupe de Français très hétéroclite, des juifs qui se planquaient, des Allemands qui étaient contents de ne pas être sur le front russe, des anarchistes... c’était une sorte de bulle. Et c'est ce qui a, en quelque sorte, préfiguré notre télévision — ils ont par exemple inventé l'écriture de réalisation en plateau. Une fois la guerre terminée et les Allemands partis, cela a continué. Quand Pierre Sabbagh arrive, en 1946, il y a sur le plateau des caméras Telefunken ainsi que des ingénieurs allemands réhabilités, de façon à ne pas perdre la technologie qu’ils avaient amenée, plus avancée que la nôtre en ce qui concerne l'électronique et l'iconoscope. C'est effectivement très étonnant, et c'est comme cela que ça démarre en partie.
Ce qui deviendra le rendez-vous du journal télévisé est donc en quelque sorte le fruit de la Seconde Guerre mondiale ?
Hervé Brusini : Du moins son époque de naissance, oui, mais pas son format comme journal. C'est là que nous nous rendons compte que cette histoire reste encore à écrire. Nous avons apporté un certain nombre d'éléments qui n'étaient pas ou peu connus, comme les conducteurs de l'année 1949, le coup de gueule des gens du journal début 1951 pour dire qu'ils n'étaient pas aidés et que ça n'allait plus du tout. Mais il reste encore beaucoup de choses à découvrir.
En 1946, Pierre Sabbagh est alors reporter à la radio et annonce à son patron Vital Gayman son intention de réaliser un journal télévisé et d’en produire des maquettes. Pour se faire, il lui demande quinze jours de vacances, reste au bureau, et s’attelle à la tâche. Son patron est un peu perplexe, mais Pierre Sabbagh va jeter sur le papier les fondements de ce qu'il envisage être le journal télévisé. Il formule cinq principes conducteurs qui tournent tous autour de la prééminence de l'image — les témoignages, la légende, l'information pure... —, le cinquième disant : « Quand il n'y a pas d'images, on ne fait pas. On ne parle pas de quelque chose qui n'a pas d'images, ça tient de la radio et on ne fait pas de la radio, on fait de la télé. » Il a donc pour projet d'inventer l'information en images quotidiennes à la télévision, ce qui n'avait jamais été fait.
Pierre Sabbagh raconte dans ses mémoires que cette idée lui est peut-être venue grâce aux visites de foires expo avec son père, et qu’il s'est dit : « Tiens ce qu'il se passe ici au cinéma chaque semaine, peut-être que l'on peut le faire tous les jours. » Peut-être aussi a-t-il eu vent de ce qui commençait à se passer aux États-Unis, où l’on avait déjà commencé à filmer des gens parlant devant un micro. Plusieurs mois avant le premier journal télévisé en France, deux JT venaient déjà de démarrer, notamment celui de NBC que nous montrons dans le documentaire, et qui est sponsorisé par les cigarettes Camel.
Pourquoi faut-il attendre trois ans entre le début des travaux de Pierre Sabbagh et la diffusion du premier journal télévisé, en 1949 ?
Hervé Brusini : Eh bien, au cours de ces années, il ne se passe rien, ce qui est incroyable ! Nous touchons du doigt l’absence totale de conviction dans l’intérêt de la télévision — l'essentiel reste la radio. Pierre Sabbagh ne va pouvoir s’impliquer que fin 1948, début 1949. Un nouveau secrétaire d'État à l'Information est aux affaires : François Mitterand. Lui se rend compte que la télévision est quelque chose de formidable pour la politique, la télé, l'éducation, etc. Les politiques décident alors avec les grands industriels de pousser une avancée technologique, la télévision en 819 lignes. Les lignes étaient l'unité qui définissait la qualité de l'image. À l’époque allemande, il y en avait 441. On assiste donc à un doublement de la qualité, que l’on qualifiait d'ailleurs de haute définition. Un décret créant la RTF, radiotélévision française, est rédigé —Wladimir Porché en sera le premier responsable. Et une redevance pour l’audiovisuel est créée.
Avec cette affaire de 819 lignes nous allons croiser un autre personnage, un révérend dominicain : le père Pichard. Il fait une émission à la radio, Le Jour du Seigneur, et voit dans la télévision un formidable outil pour évangéliser, ce dont il parle à ses supérieurs. Il obtient qu’en 1948 la messe de Noël de Notre-Dame soit retransmise en direct. Par la suite, le bras droit du pape Pie XII, Monseigneur Montini, propose de doter le Vatican d'un pylône en 819 lignes. Tout cela va contribuer à promouvoir la télévision et l'image.
Lors de la première diffusion du JT, s'agit-il réellement d'un journal d'information ou plutôt d’un programme de divertissement ?
Hervé Brusini : Il n'y a pas beaucoup d'info, et pour une raison simple : il n’y a pas les moyens de tourner —il y a seulement deux caméras : l'une en 35mm et l’autre en 16mm, ramenée par un des caméramens recrutés par Pierre Sabbagh —, et l’un des reporters prête sa Jeep. L’équipe a donc juste les moyens de faire le tour de l’hippodrome voisin ou des lieux de pouvoir comme Matignon, l'Élysée, ce que l’on appelle le triangle d'or. Le reste du contenu présenté est constitué de ce que Pierre Sabbagh appelait des « rossignols », c'est à dire de pauvres bandes d'actualité, reliquats de la presse filmée qui alimente le cinéma, et provisionne les 10 à 15 minutes d’antenne chaque soir.
Assez rapidement, ils grondent [devant le manque de moyens] : les gens regardent, le Tour de France marche énormément, particulièrement en 1950, cependant on ne les aidera pas davantage. Tous ont une certaine opinion de ce que doit être ce journal, et sont les premiers à le critiquer, qualifiant le fruit de leur travail de très « médiocre ». Pierre Sabbagh lui-même soutient que ce qu’il fait avec son équipe n’est pas un journal, et qu’il faut progresser. Derrière l’humour, il y a toute l’exigence d’une équipe.
Donc très rapidement, le journal télévisé s’impose comme un rendez-vous de divertissement....
Hervé Brusini : Plutôt de découverte du monde ! Au moment de l’apparition du journal télévisé, nous sommes dans une France encore très rurale, les Français ne savent même pas forcément à quoi ressemble la grande ville voisine ou la capitale. Ils sont donc fascinés en voyant les images « du dehors » en direct. C'est la grande période d'une série d'émissions qui s'appelle « En direct de », d’une nouvelle locomotive, du gouffre de La Pierre Saint-Martin, d'un porte-avion ou même d'une opération sur des cordes vocales. C’est une folie du direct, une folie de l'image, une envie de l'image.
Mais à partir de quand peut-on reconnaître des liens de parenté entre le JT de l’époque et ce que nous avons aujourd’hui ?
Hervé Brusini : Le journal télévisé est une institution sans cesse en mouvement : quand on prend du recul on voit les choses changer non pas à la marge mais en profondeur. D'emblée, il y a un petit air de famille avec ce que vous pouvez voir aujourd’hui : un générique et des commentaires sur images.
En 1954, apparaît un personnage évidemment capital : le présentateur, ou plutôt LES présentateurs. Il y en a un qui va « dire » les sports, un autre l'actualité politique étrangère, un troisième les faits divers, etc. Ils peuvent être assez nombreux à se succéder. Jusque-là, pendant les cinq premières années du JT français, il n'y avait pas de présentateur et les journalistes n’apparaissaient que très rarement à l'antenne.
Trois ans plus tard, en novembre 1957, le journal atterrit à 20 h, horaire que beaucoup de téléspectateurs préfèrent. Et c’est novembre 1971 qu’apparaît le premier présentateur unique du journal télévisé : Joseph Pasteur. Il est celui qui dit toutes les infos, lance tous les sujets. Pour accomplir sa mission, il peut compter sur instrument indispensable : le prompteur, ramené des États-Unis par Philippe Gildas, sous l'égide de Pierre Desgraupes, alors directeur de l'information de l'ORTF. Pierre Bellemare s’en était déjà servi pour animer des jeux, tout comme Alain Peyrefitte, ministre de l’Information, quand il était venu présenter le nouveau format du journal télévisé en 1963. Par petites touches, par glissements successifs, avec de nouvelles infos à donner — l’économie par exemple —, avec le temps, le JT va bien sûr finir par ressembler aux programmes d’aujourd’hui. Si vous regardez ce qu'il se faisait il y a quinze ans, vous verrez des ressemblances, mais vous observerez aussi des changements profonds qui vous donneront le sentiment que quelque chose s’est passé.
L’histoire du journal télévisé, c'est aussi l'apprentissage d'une nouvelle grammaire de l'image. Cela commence dès le début par un bidonnage d'images du Tour de France, puis il y a la catastrophe des 24 Heures du Mans en 1955, événement pendant lequel une voiture explose dans le public, le tout filmé puis diffusé dans le journal. Comment cela s’est, selon vous, structuré ?
Hervé Brusini : À cette époque, il y a un grand mouvement de réflexion sur l'image. Pie XII écrit des bulles [pontificales] pour prévenir les enfants que ce qu’ils voient à la télé n'est pas le réel, que l'image dans la petite lucarne est quelque chose de très particulier, que les journalistes doivent prendre garde à l’utilisation des séquences « à la morale matérialiste ». L’inventeur du JT, Pierre Sabbagh, est très soucieux lui aussi de l’image, mais je vous rassure, en tant que journaliste. Il appelle à une sorte d’éducation à l’image, affirmant « qu’il y aura bientôt un langage de l'image dont il faudrait écrire l'alphabet ». Il y a un mouvement de réflexion de fond sur l'intrusion, le surgissement de l'image dans la société, tout à fait passionnant à relire.
Quand Pierre Sabbagh parle, de façon très ouverte, de cette fabrication des images dans une sorte de leçon qu'il donne en janvier 1951 à la radio, il aborde effectivement cette étape du Tour de France de 1949, au cours de laquelle Louison Bobet fait une échappée. L’équipe qui filme essaie de le rejoindre avec une pauvre moto, mais termine dans le fossé sans y parvenir. Puis, elle filme au loin un homme : ce n’est pas Louison Bobet mais Raymond Impanis. Cela ne va pas les empêcher de commenter les images comme s’il s’agissait de Louison Bobet. Ces journalistes découvrent donc qu'il y a des techniques de l'image qui permettent de rapporter des choses vraies, mais qui sont en fait fausses dans la matérialité des plans utilisés. Ce qui ferait aujourd’hui bondir tout un chacun.
Mais ça ne s’est pas arrêté là. Lorsque l’on regarde le document de l'époque, on peut voir Louison Bobet avec un bouquet de fleurs. En réalité, l'arrivée de Louison Bobet n’a pas été filmée sur le vif, puisque la moto ne l’a jamais rattrapé. Pierre Sabbagh raconte qu'ils sont allés chercher le coureur, qu'ils l'ont réveillé, sorti de son lit pour qu'il retourne dans la rue, embrasse les gens, on lui a même donné un bouquet de fleurs. Bref, ils ont reconstitué les événements. De manière très candide, et en même temps très grave, Pierre Sabbagh remarque que c’est une vérité qui n'en est pas une, certes, mais que c’est quand même la vérité. Tous découvrent donc ce que permet l'image en ce qui concerne la contrefaçon. Que l'écriture d’un récit est un langage hautement problématique. D’ailleurs, pour Pierre Sabbagh, le montage est « en soi » un mensonge.
Ne nous posons-nous pas aujourd’hui les mêmes questions ?
Hervé Brusini : Ces réflexions retentissent de façon extraordinaire sur les problématiques actuelles. Les jeunes sur Instagram et autres plateformes du genre parlent avec l'image, et le seul problème est qu’il n’y a pas eu d'éducation à cet art nouveau (si l’on peut dire) de s’exprimer: où est cette grammaire, où est cet abécédaire ? Je pense que nous avons une responsabilité forte et c'est pour ça, entre autres, que nous avons réalisé ce film, afin de rappeler la genèse de toute cette histoire et faire en sorte que nous puissions contribuer par l'histoire à jeter quelques éléments basiques d'une éducation à l'image.
Ensuite viennent les questions éthiques : peut-on trahir la réalité ? Avons-nous le droit de montrer la mort en face ? A-t-on le droit d'attenter à la dignité humaine en montrant une exécution dans les rues de Shanghai, ce qui a été fait à l’époque ? Pierre Sabbagh s'interroge très longuement sur ces sujets dans plusieurs émissions de radio. Il parle de la force de l'émotion, de la responsabilité du diffuseur, mais aussi de ce qu'est l'indépendance par rapport au monde politique qui veut utiliser le journal comme une plateforme pour faire d’abord passer les intérêts du gouvernement, et que personne ne se soucie du téléspectateur. Il y a beaucoup de modernité là-dedans.
Vous parlez du lien avec le politique… À l'époque Pierre Sabbagh n’appréciait pas que l'on puisse censurer ce qu'il fait…
Hervé Brusini : Il l’exprime très clairement : « Je ne censure pas les hommes et les femmes avec lesquels je travaille. » Bien sûr ils discutent de ce qu’ils vont faire au préalable, mais Pierre Sabbagh leur laisse une liberté profonde. En réalité, à l’époque, il y a très peu de téléspectateurs, ce sont donc les directeurs qui réagissent et eux sont extrêmement timorés. Pierre Sabbagh leur demande d’abord, d’aider les professionnels du JT à faire quelque chose de digne sans avoir recours à des bouts de ficelle, plutôt que de leur tomber dessus parce qu’ils n’apprécient pas ce qu’ils voient.
J'ai découvert un Pierre Sabbagh différent de celui que je pressentais. On voit un journaliste extrêmement vif sur le terrain, très inventif, avec plein d'énergie, capable de réflexions graves. On sent une possibilité de rébellion pure et dure. Je trouve formidable d'avoir eu accès à ces documents, notamment des lettres, de voir avec quelle sincérité il exprime sa volonté de bien faire, quitte à dire leurs quatre vérités aux hommes politiques et aux directeurs.
Il y a un moment frappant dans le documentaire, lorsque Pierre Sabbagh interviewe le président du conseil Guy Mollet. On voit là un autre lien entre les politiques et les journalistes que celui de la censure, en l'occurrence la complaisance. Y a-t-il eu des évolutions à ce niveau-là ?
Hervé Brusini : Très franchement, cela n'a strictement rien à voir avec l’époque actuelle. La censure, que j'ai un peu connue à la fin des années 70 et que tous les historiens normalement constitués constatent avec Alain Peyrefitte qui vient parler du journal télévisé, tient du domaine de la folie institutionnelle, de la soumission politique. Nous n'avons plus rien à voir avec ça. Il existe évidemment une relation avec la politique : le service public a comme actionnaire la puissance publique. Tous les jours, nous affirmons des principes d'indépendance sur les sujets, les invités, etc. Chacun réagit donc avec sa sensibilité, sa force, ses convictions, ses certitudes et ses doutes, mais nous ne sommes plus dans ce rapport de dépendance absolue tel que cela pouvait se passer à ces époques.
Indépendance, rigueur et qualité, ce sont des exigences quotidiennes et d’abord vis-à-vis de nous-mêmes. J'ai essayé au fil des années, avec des équipes formidables de bâtir des services d'enquête, des émissions d'investigation... Aujourd’hui, excusez du peu, mais entre L'Œil du 20 heures dans le journal de France 2, Pièce à conviction sur France 3, Envoyé spécial ou Cash investigation, je peux vous assurer que ce qu'il se fait là n’aurait pas du tout été possible à la fin des années 70, par exemple. Il ne faut pas se tromper. C’est d’ailleurs un peu triste de voir que le questionnement sur ce point n’évolue guère.
En regardant le documentaire, une réflexion m'est venue : où sont les femmes, dans cette construction du JT et de la télévision après la guerre ?
Hervé Brusini : Il y a effectivement très peu de femmes, juste Maïté Célérier de Sannois, qui s'occupait de la mode, Denise Glaser, qui faisait de l’illustration sonore, ainsi qu’une monteuse. Nous sommes alors à une époque où la France est machiste. Les femmes qui veulent devenir journalistes ne peuvent être que des chroniqueuses mode, la société ne conçoit pas encore le rôle de la femme tel qu'on le voit aujourd'hui. Ils sont entre hommes, à fumer, avec cette espèce de folklore du reporter qui va de port en port, un romantisme macho.
Le journal télévisé projette l'image de la société.
Mais aujourd’hui à France 2, le 20 h est dirigé par une équipe de femmes, la présentation est faite par une femme et je dirais que presque la majorité des grands reporters de terrain sont des femmes. Le JT projette l'image de la société, certes pas assez effectivement en ce qui concerne la diversité des origines, mais sur la parité, la révolution est faite et c'est formidable.
Pensez-vous qu'aujourd'hui le 20 h, et le journal télévisé en général, reste ce rendez-vous important pour les téléspectateurs autant qu'il a pu l’être par le passé ?
Hervé Brusini : Il n'existe aucune pérennité de la place du 20 h : il n’est pas garanti à vie. Certes, on ne retrouve plus la même force, je dirais sociétale, que dans les années 1950 ou 1960 — son contenu et son positionnement ont évolué —, mais le JT reste un rendez-vous majeur. Tous 20 h confondus, on dénombre environ dix millions de téléspectateurs, qui dit mieux ?
La réponse par les chiffres ne vaut que ce qu'elle vaut, il y a aussi le contenu. Il consiste aujourd'hui aussi à proposer des éléments de compréhension à des problèmes parfois extrêmement complexes. En 2008, toute la crise financière des subprimes, née aux États-Unis, était d'une complexité rare, mais les journaux ont attiré des millions de téléspectateurs désireux de comprendre. Et l'on retrouve ce comportement en ce qui concerne un certain nombre de malversations financières ou fiscales. L'exigence de justice fiscale, y compris une clarté du financement de la vie politique, doit beaucoup aux efforts de journalistes.
Le 20 h a déjà connu plusieurs vraies révolutions, il a la bougeotte, parce qu’il a quelque chose de la vie.
Le 20 h reste donc une place forte de l'information, mais rien ne garantit qu'il ne le demeure encore pour des dizaines et des dizaines d'années. Les équipes s'adaptent et tentent de répondre à ce qu'elles perçoivent comme des demandes fortes de la part des publics. C’est désormais une émission qui a intégré des codes du Web, des formats reconnaissables qui balisent et personnalisent l'édition, ce qui n'était pas le cas avant. Le 20 h a déjà connu plusieurs vraies révolutions, il a la bougeotte, parce qu’il a quelque chose de la vie.