Le lancement réussi, en 2008, de XXI revendiquant d’être à rebours de la course au clic et à l’immédiateté, semblait ouvrir un espace prometteur aux mooks, contraction de « magazines » et de « books » (livres en anglais). En dix ans d’existence, le titre lancé par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry n’est pas passé inaperçu décrochant même le prestigieux prix Albert-Londres dès 2009, après seulement quatre numéros. D’autres mooks ont également été remarqués : Schnok, 6mois, La Revue dessinée, l’éléphant. Seule la revue America, dont les ventes peuvent atteindre les 40 000 exemplaires, a réussi à obtenir un succès proche de celui du XXI.
Il faut savoir que si l’usage du terme « mook » — une marque déposée depuis 2007 par les éditions Autrement — s’est répandu, il ne fait pas l’unanimité au sein de la profession en raison de sa « connotation marketing ». XXI revendique plutôt le terme « revue », « ce qui fait plutôt référence à une presse intellectuelle comme La Revue des deux mondes. C'est aussi l'avis d'Éric Fottorino, cofondateur du 1 et d'America, qui considère le terme comme « incompréhensible ». « Je ne sais pas ce qu'est un mook, je préfère parler de journal trimestriel. Comprimer le mots magazine et livre pour en faire un mot valise, c’est très réducteur », a-t-il déclaré lors d'une interview téléphonique.
Au-delà de la bataille des mots, le mook se présente sous la forme d'un objet « graphique », qui est « à la fois un livre et un journal », et qui se doit d’être « créatif, tout en accordant une place particulière au journalisme littéraire ainsi qu’aux illustrations », souligne Audrey Alves, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication et co-autrice, avec la chercheuse Marieke Stein, du livre Mooks : Espace de renouveau du journalisme littéraire. Elle précise toutefois que les mooks ne sont pas sans précédents, mais s’inscrivent dans la filiation de journaux privilégiant le format long tels que Granta et The Believer, ou encore Vanity Fair et le New Yorker. « Ce sont les héritiers des grands reporters comme Joseph Kessel et Albert Londres. Mais les mooks indiquent aussi un retour du journalisme gonzo et du New Journalism des années soixante », rappelle Audrey Alves.
Surfer sur la tendance « slow »
Au-delà de leur format et de leur périodicité, la particularité de ces magazines est de ne pas se laisser dicter les sujets uniquement en fonction de l’actualité, à l’opposé d’un journalisme numérique happé par la course aux clics. Une situation dénoncée par le manifeste XXI publié en 2013 : « La sanction du clic comptabilisé instantanément est immédiate. Elle pousse aux titres accrocheurs et aux sujets "qui buzzent". »
Les mooks sont « une manière pour le journalisme de reprendre son temps, de penser la temporalité différemment, de sortir de l’infobésité et de l’immédiateté ».
S’opposant à cette tendance, les mooks s’inscrivent dans ce que d’aucuns nomment le slow journalism. Cette approche propose un rythme de production différent et une prise de recul sur l’actualité. « C’est une manière pour le journalisme de reprendre son temps, de penser la temporalité différemment, de sortir de l’infobésité et de l’immédiateté », souligne Audrey Alves.
En outre, cette pratique journalistique permet d’intégrer de nouvelles formes de narration, comme le reportage dessiné, et d’en réhabiliter des plus anciennes, à l’image du photoreportage et du journalisme littéraire, à l’honneur au sein de titres comme XXI ou America. « Ce mouvement de retour vers un journalisme qui sort de l’urgence, est européen, puisqu’il touche aussi l’Allemagne et l’Espagne. Il n’y a qu’en Angleterre qu’il était déjà installé depuis plus longtemps », précise la chercheuse.
Un modèle économique attractif ?
De par son format, le mook permet donc de vendre à nouveau des articles longs et des grands reportages, présentant certains avantages pour ce qui est du modèle économique. Contrairement aux magazines, les mooks ne sont pas seulement distribués dans les kiosques, mais aussi en librairie. C’est sur ce pari que s’est construit XXI, qui a pu profiter durant ses premières années de parution d’une visibilité accrue, puisque le marché n’était pas encore saturé.
La périodicité des mooks est plutôt lente, le plus souvent trimestrielle ou semestrielle, ce qui leur permet de rester achetables plusieurs mois (en fonction du diffuseur) dans les kiosques (pour certains) et librairies, et donc d’atteindre un plus large éventail de lecteurs qu’un magazine. Une double possibilité essentielle, explique Éric Fottorino, qui a conditionné le lancement de sa nouvelle revue Zadig à la présence de cette dernière dans les kiosques et les librairies.
« Nous vendons à peu près 20 000 exemplaires d'America en kiosque et autant en librairie. Cela veut dire que choisir un seul mode de distribution nous aurait amputés de la moitié de notre audience. Il faut se dire que ce n’est pas le même public, même si une partie se chevauche », argue-t-il.
Les mooks n’ont par ailleurs pas vocation à être un journalisme de masse », souligne Audrey Alves. Ils affichent par ailleurs un prix de vente assez élevé, qui oscille entre dix et vingt euros, leur permettant d’exister malgré des ventes parfois assez faibles. D’autant que la plupart des illustrations et des articles sont réalisés par des pigistes. Ainsi, la très grande majorité des rédactions ne dépassent pas la dizaine de salariés. Ce modèle permet un seuil de rentabilité relativement bas, qui peut se situer autour de 30 000 euros pour certains mooks dont Gibraltar, aux dires de son fondateur. Zadig a, quant à elle, un point d’équilibre économique situé à 25 000 exemplaires, comme l’a expliqué son fondateur dans un entretien au Journal du dimanche. L’attractivité de ce modèle a conduit en septembre dernier Oh My Mag, ancien magazine féminin, à se transformer en un format plus volumineux.
Une difficulté à s’inscrire dans la durée
Derrière ce modèle économique à première vue attractif, le slow journalism ne fait pas toujours recette. Plusieurs mooks ont disparu en moins de dix numéros comme Pulp, Rukh ou encore Crimes et Châtiments. Hobo, pourtant lancé par L’Équipe, n’a pas dépassé la première parution. « Le marché s’effondre. Les librairies reçoivent trop de mooks et n’ont pas la place pour tous les présenter », analyse Santiago Mendieta, qui a fondé Gibraltar il y a sept ans. Alors qu’il avait eu recours à un diffuseur pour certains numéros, le rédacteur en chef s’est finalement passé de ses services, dont le coût était élevé. En fonction du diffuseur, différentes contraintes existent : là où certains permettent aux librairies de retourner les exemplaires de mooks invendus quand elles le souhaitent, comme la Sodis, d’autres, comme Harmonia Mundi, n’offrent pas cette possibilité.
Et si certains titres existent encore aujourd’hui, c’est parce que les journalistes qui y contribuent ne se rémunèrent pas. C’est le cas notamment de Well well well, un mook consacré à la culture lesbienne qui vend 3 000 exemplaires. D’autres ont fait le choix de changer leur périodicité, comme Long court ou encore Gibraltar. « Le premier numéro avait très bien marché, mais à partir du troisième, ça a coincé. Nous étions un semestriel, aujourd’hui nous sommes passés à une publication annuelle », explique Santiago Mendieta.
Usbek et Rica, centré sur les nouvelles technologies, a même cessé sa parution mook pour revenir à une forme plus traditionnelle : le magazine. « On souhaite que notre titre et nos idées soient démocratisés et nous n’y parvenons pas avec un prix de quinze euros. D’autant que XXI, même si c’est une belle revue, reste une exception », expose Jérôme Ruskin, fondateur d’Usbek et Rica. Pour le directeur de publication de 35 ans, le modèle économique des mooks n’est pas propice au développement de titres aux faibles ventes. « La librairie n’est pas obligée d’accepter tous les produits, surtout si elle sait qu’elle en vendra peu. Alors que les kiosques ont l’obligation de tous les prendre. »
27 mooks sur les 43 lancés depuis 2008 paraissent toujours, soit près de deux tiers
D’après les données que nous avons rassemblées, 27 mooks sur les 43 lancés depuis 2008 paraissent toujours, soit près de deux tiers. Mais pour beaucoup d’entre eux, l’avenir s’écrit encore en pointillés car les ventes dépassent difficilement les 10 000 exemplaires. « Le mook, ce n’est pas un journalisme de masse », résume Audrey Alves. Même XXI est dans une situation économique délicate, puisque ses repreneurs ont dénoncé un gonflage du nombre d’abonnés (7 200 au lieu de 10 000). Les ventes se situeraient aujourd’hui entre 25 000 et 30 000 exemplaires.
Cela ne décourage néanmoins pas les nouvelles initiatives, comme Européens et son premier numéro sorti le 28 janvier, Jésus !, un titre dont le premier numéro en 2017 a été réalisé sous la direction de Pascal Obispo, Reverse, un mook de plus de 200 pages consacré au basketball, ou encore Zadig donc. Pour son lancement le 21 mars prochain, le mook sera tiré à 70 000 exemplaires. Éric Fottorino, souhaite y « raconter la France, toutes les France » et reste « persuadé que la presse écrite va gagner la bataille du temps long », comme il l’a dit au JDD. Une ambition qui, semble lui réussir : le projet de financement sur Kiss Kiss Bank Bank a récolté plus de 270 000 euros et 2 876 abonnés et ce, avant même la parution du premier numéro.
| Article mis à jour le 22 mars avec l'ajout de propos d'Éric Fottorino tenus lors d'une interview téléphonique.