La BBC : un modèle de service audiovisuel public en danger

La BBC : un modèle de service audiovisuel public en danger

La BBC, service public audiovisuel de référence reconnu dans le monde entier est pourtant en difficulté au Royaume-Uni. Un aperçu des déconvenues récentes et des épreuves à venir.

Temps de lecture : 10 min

«Informer, éduquer, distraire», ces trois verbes résument depuis les années 1920 les missions assignées à la BBC, société de production et de diffusion créée en 1922, réorganisée et dotée de son nom actuel, British Broadcasting Corporation en 1926, avec charte et statut de société publique, à l’initiative d’un gouvernement conservateur. Depuis près d’un siècle, et à de nombreuses reprises, on s’est interrogé sur la manière de remplir ces missions de service public, et cela, dans des contextes politiques, économiques, techniques et médiatiques en évolution. Ce phénomène aurait même augmenté ces quarante dernières années, notamment depuis les gouvernements de Margaret Thatcher (1979-1990). Tenir l’État à distance, tout en dépendant financièrement d’une redevance dont le montant est déterminé pour l’essentiel, par le gouvernement, tient de la gageure ; dans l’ensemble, et c’est l’une des forces de la BBC, elle y est parvenue. La performance globale de cette dernière symbolise depuis des lustres, en Europe, dans l’ancien empire britannique et aux Etats-Unis, une radio-télévision de service public réussie ; elle est devenue le premier groupe audiovisuel public au monde.

D’abord cantonnée à la radio dans les années 1920-1930, la BBC a ensuite développé la télévision hertzienne (après 1936) et, à partir des années 1990, la télévision diffusée par satellite, la radio-télévision numérique (années 2000), puis en ligne via Internet, augmentant au fil des ans ses heures de programmes et ses chaînes de radio-télévision. En 2015, elle diffuse vingt chaînes de radio et de télévision à l’intention du public britannique stricto sensu. Sa réputation internationale dépend surtout de BBC World, sa branche externe : en effet, les gouvernements successifs lui demandent de contribuer au prestige britannique au titre de la meilleure et de la plus active des organisations de télévision de service public au monde – opération de l’ordre d’un milliard et demi de livres annuel qui s’avère déficitaire. L’une des émissions les plus réussies, dans le cadre de cette opération de marketing extérieur, s’avère être Top-Gear, émission de divertissement consacrée aux voitures et au sport automobile. Les frasques de son animateur en 2015 sont venues s’ajouter malencontreusement aux déboires qu’a connus la BBC depuis 2012 : Jeremy Clarkson, animateur vedette de Top-Gear agressa physiquement et verbalementun producteur du programme et fut licencié ; une pétition réunissant un million de signatures demanda en vain sa réintégration.

Malmenée depuis des décennies, la BBC a connu, ces toutes dernières années, une suite de déconvenues. Il y a à cela des raisons profondes, certaines structurelles, d’autres relevant d’une série d’épiphénomènes.

La BBC dans la tourmente

La BBC se veut impartiale dans sa couverture de l’actualité politique britannique et du monde : tâche des plus difficiles dans un pays longtemps dominé par deux partis politiques, le Parti conservateur et le Parti travailliste qui se sont succédé tour à tour au pouvoir. Le Parti conservateur est depuis longtemps le parti dominant ; ces dernières décennies ont vu l’émergence d’une troisième force significative, les Libéraux-démocrates, et l’arrivée d’autres mouvements sur la scène politique. Les effectifs rédactionnels de la BBC ont été augmentés, des opérations de décentralisation entamées ; le multi-skilling (la polyvalence) a été mis en place – ce qui signifie que des journalistes se sont mis à travailler aussi bien pour la radio, la télévision et Internet –, tout cela sur fond de tensions politiques.

D’autre part, l’hostilité de nombreux journaux nationaux à l’égard de la BBC perdure, hostilité que l’on pourrait qualifiée de structurelle. Déjà, dans les années 1920-1930, la presse s’opposait au développement de son service d’information. Au début des années 1950, alors que le Premier ministre, Winston Churchill, fulminait contre les soi-disant communistes présents à la BBC, la presse ne voyait pas d’un trop mauvais œil la création de chaînes commerciales (ITV, 1955) afin de la concurrencer ; par la suite, cette même presse a commencé à s’inquiéter du drainage de ses ressources publicitaires par les télévisions commerciales. Dans les années 1960, qui correspondent au développement de la société de consommation, la tonalité socialement libérale de la BBC, dont témoignent ses émissions iconoclastes et humoristiques, fit l’objet de critiques de la part d’une presse à grand tirage essentiellement conservatrice. Au cours des années Thatcher, que soutenait la presse de Rupert Murdoch, les pressions gouvernementales pour que la BBC «se réforme» se renforcèrent : elle serait devenue « un mastodonte ». La droite, tant au pouvoir que dans la presse, apostrophait les pinkoes, les « gauchistes » de la BBC.

La BBC porte également trace de la tension popular-quality (« populaire de qualité ») qui vise à satisfaire des publics aux attentes différentes. Selon l’analyste Michael Tracey, en 1986, il incombe à l’audiovisuel public, au Royaume-Uni, d’assurer un service accessible partout, de satisfaire à tous les intérêts et à tous les goûts, de répondre aux attentes des minorités, de se préoccuper de l’identité nationale et de la communauté dans son ensemble, d’être indépendant des intérêts établis et du gouvernement, d’être financé par l’ensemble de ses usagers, d’avoir une politique de programme marquée par la qualité et non par la recherche d’audience et d’avoir un cahier des charges qui permette aux réalisateurs de se sentir libres et non pas contraints. Le directeur général de la BBC, Mark Thompson (2004-2012), déclara en fin de mandat qu’il s’était efforcé de se centrer sur les missions essentielles de la BBC, à savoir : offrir le meilleur journalisme, une programmation au contenu remarquable pour les enfants, la transmission des savoirs et de la culture en général, en diffusant des dramatiques et des comédies de qualité, réaliser la révolution numérique de la BBC ; enfin, permettre à d’autres créateurs, réalisateurs d’avoir accès aux avantages et aux privilèges de la BBC, telle une certaine stabilité de l’emploi et une mise à disposition de ressources conséquentes.

 

 On reproche aussi à la BBC d’avoir un contenu trop orienté vers les classes moyennes 

De telles définitions et consignes ne peuvent masquer une difficulté récurrente à laquelle est confrontée la BBC : réaliser ce qu’en France, Hervé Bourges qualifiait jadis de « télévision populaire de qualité ». Dans un paysage audiovisuel et numérique profondément bouleversé, et dont les différents vecteurs et supports sont en expansion depuis au moins les années 1980, pouvoir assurer la recherche d’audience et une programmation dite de qualité s’avère de plus en plus délicat : à part de rares émissions tels les journaux télévisés, la notion de « grand’ messe » pour tous disparaît, et la BBC doit accepter de n’avoir qu’une part – une grosse part, certes – de l’audience. On estimait qu’elle assurait encore en 2012 un tiers de la consommation télévisuelle au Royaume-Uni (et plus de la moitié de l’audience radio). Il est vrai aussi que les chaînes commerciales d’ITV, développées après 1955, devaient, pour l’essentiel, assurer également des missions de service public : on parle depuis longtemps d’un « duopole BBC-ITV ». On reproche aussi à la BBC d’être par trop « middle class », d’avoir un contenu trop orienté vers les classes moyennes, de surcroît quelque peu vieillissantes, les plus de 50 ans composant l’ossature de ses audiences télévisuelles. Toujours est-il que le foisonnement des chaînes par satellite, par péage ou autre pay-per-view,depuis les années 1980/1990 (le Sky du groupe Murdoch, en tête), ne pouvait que déstabiliser la BBC.

Cela était perceptible, tout au long des années 1980, dès le débat sur ce qu’il est convenu d’appeler la «Télévision sans frontières» (ainsi baptisée, d’après le nom de la directive de l’Union européenne, en 1989). Les télévisions commerciales (les chaînes de Rupert Murdoch, Sky et ses variantes, ou de Silvio Berlusconi telle La Cinque, etc.) avaient alors le vent en poupe, bien plus que la BBC et les autres télévisions de service public, regroupées dans l’UER (Union européenne de radio-télévision). Qu’aux chaînes diffusées par télédiffusion directe à travers l’Europe se soient ajoutées ensuite les télévisions numériques, acheva de fragiliser les télévisions de service public de la BBC. Celle-ci entreprit ensuite un tel développement du numérique qu’aujourd’hui encore, des quotidiens nationaux et des opérateurs audiovisuels, tel Sky, le lui reprochent. Illustration de ce développement numérique de la BBC : sa plate-forme digitale est diffusée dans vingt-huit langues étrangères ; pour s’adapter à chaque culture, les sites web sont programmés individuellement ; les polices de caractères, l’environnement et les équipes changent selon le pays.

 

Des années difficiles pour Auntie

 Depuis longtemps appelée affectueusement « tantine » (auntie), la BBC (dite encore Beeb) occupe une telle place dans la vie des Britanniques qu’elle suscite à la fois affection et colère. En 2012, elle connut les deux. L’été, sa couverture des Jeux Olympiques lui valut des audiences considérables et il en fut de même à l’occasion des cérémonies organisées pour les soixante ans de règne d’Elizabeth II.

C’est alors que débuta sa propre annus horribilis (année horrible). Tout d’abord, la révélation que l’un de ses animateurs-vedettes, Jimmy Saville, avait abusé sexuellement de centaines de garçons et de filles, entre 1964 et1994, y compris dans les locaux de la BBC, déclencha un retentissant scandale ; à ce propos, l’une de ses émissions phares d’information, Newsnight, couvrit mal le sujet, accusant à tort un député conservateur à la retraite de mauvais comportements sexuels. La même année, un projet destiné à valoriser en ligne d’anciennes émissions télévisées s’avéra un gouffre financier. On accusa aussi la BBC de verser des retraites dorées à des cadres dirigeants ; peu après, des dissensions entre deux des principaux dirigeants ou responsables de l’organisation, le président (Chairman) du BBC Trust, Lord Chris Patten et un ancien directeur-général, Mark Thompson éclatèrent publiquement lors d’une commission de la Chambre des Communes, et devant les caméras. Et pour clore, fin 2012, le Directeur général de la BBC, George Entwistle, ne tint même pas deux mois en poste…

Acteurs particulièrement exposés de la vie publique britannique, les médias sont continuellement sur la sellette. Après le scandale des piratages téléphoniques par les titres de la presse Murdoch, (le News of the World en tête, la presse Murdoch avait loué les services de détectives privés pour pirater les messageries téléphoniques de nombreuses victimes de catastrophes ou de leurs proches, de familles endeuillées, etc.) ce fut au tour de la BBC, en 2011-2012, de faire les gorges chaudes de cette même presse.
 

 Les recettes de la BBC périclitent avec celles de la redevance 

L’audiovisuel britannique sera-t-il réformé sous les gouvernements de David Cameron comme il l’avait été sous Margaret Thatcher ? Lors de son premier gouvernement, soutenu par la coalition des conservateurs et des libéraux-démocrates (2010-2015), David Cameron n’inquiéta que moyennement la BBC. Pendant la campagne électorale de 2015, il refusa de participer à un débat télévisuel contradictoire avec son principal concurrent, rompant ainsi avec la pratique habituelle. Dès la réélection de David Cameron, dorénavant à la tête d’un gouvernement composé seulement de conservateurs, la BBC s’est vu contrainte de participer au plan d’économies imposé à bien d’autres organisations du secteur public (juillet 2015). Déjà, depuis 2010, la BBC s’était engagé dans cette voie : suppression de milliers d'emplois (sur plus de 17. 000 salariés), vente de 40% du parc immobilier, réduction des coûts administratifs, cession de certains droits télévisés sur le sport. Or, les recettes de la BBC périclitent avec celles de la redevance. La BBC publie la totalité de ses dépenses sur son site internet, détaillant la répartition de la redevance: « How the BBC collects and uses the licence fee ». Ses bilans sont en ligne, des schémas expliquent les dépenses. Ainsi connaît-on la répartition de la redevance en pourcentage sur les secteurs de la télévision, de la radio, d’Internet (1).  Un rapport en 2015 préconise la dépénalisation du non-paiement de la redevance, 145,50 livres sterling par an (environ 200 euros) et par foyer. Le gouvernement Cameron vient d’imposer aux administrateurs de la BBC de financer elle-même l’exonération de la redevance, accordée depuis 2001 aux personnes de plus de 75 ans, une catégorie de la population plutôt conservatrice et au taux de participation électorale élevée. En 2010 déjà, les administrateurs refusaient de le faire et menaçaient de démissionner. Il est prévu qu’en 2020, la BBC assumera totalement la gestion de la redevance. Cette intervention gouvernementale dans ses finances augure mal de la renégociation de la « charte royale » qui contient le cahier des charges de l’entreprise expirant fin 2016. Plusieurs grands groupes de presse estiment, par ailleurs, que la BBC utilise par trop les recettes de la redevance pour développer ses émissions d’information en ligne. Lors de la présentation au Parlement, en juillet 2015, d’un « papier vert » esquissant une réforme de l’entreprise audiovisuelle, le Ministre de la culture a évoqué son « impérialisme ». Se sont alors ouverts au moins trois mois de débats intenses entre partisans et détracteurs de la BBC. Son expansion internationale, ses succès en ligne, son mode de financement, tout fut mis en question.

Un avenir plein d’incertitude

Au-delà du contexte politique où se meut actuellement la BBC, on s’interroge encore sur la pertinence du concept d’audiovisuel public. Un élément de réponse ne se trouve-t-il pas dans les programmes qu’il propose ? La multiplicité (mix) des catégories ou genres d’émission serait l’un de ses points forts (difficile à en juger, du reste, à l’aune de la seule BBC World qu’on capte en France). Or, là aussi, il y a de quoi s’inquiéter : on relègue les programmes de la BBC aux taux d’audience faible à la chaîne BBC 2 ou à la radio ; les programmes de télévision qui réussissent sur sont parfois « promus » à la BBC 1, à la tonalité plus généraliste.
 

 L’emploi des termes «guérilla», «terroriste» et autres «mots à caractère émotif» par la BBC a soulevé la désapprobation des gouvernements 

L’analyste Jeremy Tunstall a examiné une vingtaine de genres télévisuels : les dramatiques ; les soaps ; l’information ; les émissions d’actualité (current affairs – magazines d’information) ; l’éducation ; les sciences de la vie ; la science ; les arts ; les émissions pour les enfants ; la religion ; les documentaires ; l’histoire ; les voyages ; la comédie : les divertissements/spectacles ; le talk-show ; les émissions culinaires ; la maison ; les jeux ; la télé-réalité ; les sports. (Il réalisa des entretiens avec les responsables des réalisateurs de ces émissions au début des années 1990, et de nouveau au début des années 2010). Il souligne l’osmose entre les genres. (2) Or, cette variété d’émissions n’est-elle pas l’un des ingrédients de l’audiovisuel public ? Prenons l’un des genres les plus populaires (avec les dramatiques et les soaps), l’information : chaque semaine, une vingtaine de bulletins d’informations figurent parmi les dix programmes les plus regardés et les plus appréciés. L’impartialité du traitement de l’information par la BBC est périodiquement mise en cause, notamment – mais pas seulement – par les gouvernements. Lors de la crise des Malouines, lors des longues années de « troubles » irlandais, les gouvernements Thatcher critiquèrent la recherche d’objectivité d’une BBC soucieuse d’impartialité. L’emploi des termes «guérilla», «terroriste» et autres «mots à caractère émotif» par la BBC, comme par d’autres médias, a soulevé la désapprobation des gouvernements. À la mi-2015, David Cameron critiqua un présentateur de BBC radio pour l’utilisation de l’expression « État islamique », arguant que « ce n’est pas un État », et cent vingt parlementaires préconisèrent l’emploi de « Daech » à la place ; le directeur général de la BBC, Tony Hall, répliqua que ce terme, utilisé péjorativement par ses ennemis, ne répondait pas aux critères d’impartialité de la BBC. Il n’admit que l’expression « le groupe Etat islamique ». A contrario, lors de la grève des mineurs sous les gouvernements Thatcher, on critiqua la BBC pour une couverture par trop orientée contre les mineurs.

Tunstall démontre que toute une série d’émissions, qui longtemps contribuèrent à la réputation de la BBC, serait de plus en plus mal lotie : les magazines d’information (current affairs), l’éducation, les sciences de la vie, les sciences, les arts, les émissions pour les enfants, la religion. Presque toutes ces catégories de programmes s’inscrivent dans la tradition «service public» ; on les trouve de plus en plus à la radio ou sur les chaines BBC aux taux d’audience les plus faibles (BBC3 et 4).

D’après le «papier vert» gouvernemental, les pouvoirs publics souhaitent étudier la possibilité d’avoir une BBC «noyau» qui serait gratuite, et une BBC « premium », payante. Référence de l’audiovisuel public à l’étranger, modèle contesté au Royaume-Uni lui-même mais qui a ses défenseurs : serait-ce cela la BBC ?

Références

  • Seaton (Jean), Pinkoes and Traitors: the BBC and the Nation 1970-1987, London, Profile Books, 2015.
  • Tracey (Michael), The decline and fall of public service broadcasting, Oxford, O.U.P.,1998.
  • Tunstall (Jeremy), BBC and television genres in jeopardy, Bern, Peter Lang, 2015.


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Crédits photos :
BBC World. Chiefmoamba.  / Flickr

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