Encrypted Media Extensions : chronologie d’une controverse
En février 2012, Google, Microsoft et Netflix proposèrent d’intégrer au standard HTML, dont la version HTML5 était alors en train d’être discutée, une API (Application Programming Interface) nommée « Encrypted Media Extensions » (EME). Le but de celle-ci était de permettre aux développeurs d’ouvrir un canal de communication entre une page web et les logiciels de DRM. Concrètement, des lecteurs pourraient être intégrés aux pages web pour lire les vidéos sans module d’extension spécifique (contrairement à Flash) et grâce auxquels il serait possible d’obliger l’ordinateur de l’internaute à obtenir une clé depuis un serveur dédié avant chaque lecture du fichier, et ainsi d’autoriser le visionnage de la vidéo aux seuls individus ayant acquis ce droit. Sur un service comme Youtube, il deviendrait possible de protéger les vidéos sans module spécifique (grâce à la commande « Clear Key ») mais aussi de faire interagir différents modules de décryptage comme Widewine (supporté par le navigateur Chrome, de Google) et PlayReady (supporté par Internet Explorer 11, de Microsoft).
Les acteurs attachés à la libre circulation et à la transparence s’opposèrent immédiatement à l’EME, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient même pas que la discussion soit ouverte au sein du W3C. L’Electronic Frontier Foundation (EFF) et la Free Software Foundation
(FSF)
lancèrent une pétition avec pour objectif d’atteindre les 50 000 signataires avant le 3 mai 2013.
Une lettre ouverte fut également signée en avril 2013 par 27 organisations et adressée à Tim Berners-Lee pour « implorer le comité du
World Wide Web ainsi que ses organisations participantes de rejeter la proposition EME ». Tout en comparant la spécification à des « menottes numériques », la lettre prévenait le directeur du W3C que le fait de l’intégrer à l’agenda du HTML5 « constituerait une abdication de ses responsabilités face aux objectifs essentiels du W3C et des utilisateurs du web ».
Mais malgré cette lettre et les 27 500 signatures reçues par la pétition, le 9 mai 2013, Tim Berners-Lee accepta de publier l’EME sous forme de FPWD et de l’inscrire sur la charte du HTML5. Ce faisant, il rappela qu’un FPWD n’était pas une REC, et que le fait de discuter de l’EME ne signifiait en rien que le W3C permettrait qu’il accède au statut de norme officielle. Il expliqua
dans une lettre datée du 9 octobre 2013 qu’il était lui-même opposé à certaines formes de DRM. Et il réitéra sa volonté de faire en sorte que le web soit « ouvert » et « universel ».
De nombreuses personnes, au premier rang desquelles Cory Doctorow, membre de l’EFF représentant l’organisation au W3C, accusèrent Tim Berners-Lee de faire le jeu des producteurs de contenus, et notamment des producteurs de cinéma d’Hollywood rassemblés au sein de
la Motion Picture Association of America (MPAA) qui, aussitôt assurée que l’EME serait bien discuté au sein du W3C, décida de devenir membre de manière à pouvoir participer à la discussion.
Selon Doctorow, Tim Berners-Lee « semblait avoir cru au mensonge selon lequel les producteurs d’Hollywood allaient abandonner le web et s’intéresser à d’autres médias (AOL ?) dans le cas où ils n’obtiendraient pas que l’Internet ouvert soit reprogrammé pour correspondre à leurs projets de maximisation profits ».
Les concepteurs de navigateurs ont tous accepté de re-paramétrer leurs logiciels. Certains comme Google (Chrome) et Microsoft (Internet Explorer) l’ont fait dès le stade FPWD. Pour Mozilla (Firefox), en revanche, ce fut moins immédiat, notamment parce que la fondation était plus proche de l’EFF que des partisans de l’EME.
Et s’ils re-paramétrèrent malgré tout en mai 2014, ce fut à contrecœur et parce qu’ils ne voulaient pas empêcher leurs usagers d’avoir accès aux contenus protégés de Netflix, Amazon Video et Hulu.
En mars 2017, l’Unesco a rejoint officiellement les rangs des opposants à l’EME (passé au stade CR le 5 juillet 2016) lorsque le sous-directeur général pour la communication et l’information, Frank La Rue, a adressé une lettre publique à Tim Berners-Lee destinée à lui faire savoir qu’une des valeurs fondamentales de l’Unesco était « la libre circulation des idées et de l’information » et à le prévenir que l’EME « pourrait avoir un impact sur les navigateurs au point de rendre impossible l’exercice des utilisateurs de leur droit légal d’une utilisation équitable des vidéos sous copyright ».
À peine un an plus tard, en juillet 2017, on annonça que l’EME était sur le point de devenir une REC. C’est alors que l’EFF, par l’intermédiaire de son représentant au W3C Cory Doctorow,
lança la procédure d’appel en réunissant 5 % des signatures des membres et en exhortant tous les autres à « sauver le web ». Cette procédure n’avait encore jamais été invoquée en vingt-trois ans d’histoire du W3C. Seulement 185 des 463 membres du W3C s’exprimèrent lors du vote, et finalement, malgré la pression de l’EFF, l’EME obtint 58,4 % de voix « pour » (108 ont voté oui, 57 non et 20 blanc) et passa au stade REC le 18 septembre 2017. Cela provoqua le départ de l’EFF du W3C, Cory Doctorow considérant que le W3C s’était trahi lui-même en publiant une norme «
faite pour contrôler l’usager au lieu de lui donner du pouvoir ».
Concrètement, la normalisation de l’EME ne changera pas grand-chose puisque tous les principaux navigateurs étaient déjà re-paramétrés et que de nombreux services vidéo l’utilisent depuis 2014. Mais elle a quand même deux implications majeures pour le web et son avenir.