Photographie d'un kiosque à journaux parisien le 9 avril 2020 pendant le confinement dû à l'épidémie de Covid-19 en France. On y voit un homme masqué en train de regarder des magazines, tandis que le kiosquier est derrière une vitrine.

À Paris, certains kiosques sont restés ouverts pendant le confinement, mais il reste difficile d'acheter les journaux et magazines papier. 

© Crédits photo : Bertrand Guay / AFP.

Pour les médias, « le confinement agit comme accélérateur de particules »

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les médias, tous supports confondus, connaissent une forte hausse de leur fréquentation. Mais dans le même temps, ils rencontrent la fermeture de près de 20 % des points de vente et un effondrement de leurs recettes publicitaires. État des lieux avec l’économiste Dominique Augey. 

Temps de lecture : 8 min
Dominique Augey est chercheuse spécialisée dans l’économie des médias à Aix Marseille School of Economics, et directrice du magistère et du master JCO (Journalisme et Communication des Organisations). Elle est également autrice d’Écosystème de l’Information en ligne (Smart Presse, ISTE, 2019).

Quelle est la situation économique des médias dans le contexte du confinement ?

Dominique Augey : C'est une longue histoire qui se retrouve bouleversée par le confinement, phénomène nouveau : plus de kiosques, difficulté de distribuer des journaux aux abonnés, etc. Mais tous ces phénomènes existaient déjà avant : le confinement agit comme une sorte d'accélérateur de particules. Deux tendances sont installées depuis longtemps : la baisse de consommation des supports traditionnels de média (du moins pour la presse papier) et un déplacement vers le support en ligne.

On observe par ailleurs en ce moment une hausse du nombre d’abonnements aux médias, sans doute parce que ces derniers proposent des offres aux conditions très avantageuses (deux mois pour le prix d'un, premier mois offert, etc.). De nombreuses techniques de marketing sont utilisées pour profiter de cette « opportunité » (même si le mot est horrible) : les gens sont chez eux donc sur des supports numériques, ce qui permet aux médias d’attirer vers eux des lecteurs qui n'étaient pas forcément dans leur escarcelle jusqu'alors. Les interrogations suscitées restent les mêmes : ce changement sera-t-il pérenne ? Le déplacement vers le numérique compensera-il les recettes traditionnelles ? Il y a une grande difficulté aujourd'hui à retrouver un chiffre d'affaires suffisant pour compenser le modèle d'avant. 

Les hausses du nombre d’abonnements observées dans de nombreux médias sont-elles uniquement liées au contexte actuel ?

Dominique Augey : L'accélération absolument spectaculaire est liée au confinement, mais un autre phénomène permettra aux médias de sécuriser ces abonnements : la montée en gamme de la qualité de l'information qu'ils diffuseront. Nous avons besoin d'informations au cours de la journée : nous sommes très anxieux, inquiets, et l'on reçoit des informations médicales dont on ne sait ce qu'il faut penser... Les médias sont là en train de trouver une légitimité (qui est intrinsèquement la leur d'ailleurs) : celle d'apporter des clés de compréhension et d'approfondissement. Il y a là une sorte de challenge à gagner pour les médias en offrant de la densité, de l'explication, moins d'instantanéité. 

Par ailleurs, ces fortes hausses d'abonnements ne sont pas constatées partout de façon identique. La presse locale la rencontre, mais elle n'est pas aussi importante que pour les grands médias nationaux. 

Ces dernières semaines, la presse en ligne a multiplié la mise à disposition de contenu gratuit pour traiter de l’actualité liée à l’épidémie de Covid-19, que ce soit à travers des pages dédiées ou des paywalls plus flexibles. Ces médias risquent-ils de retomber dans l'écueil des années 2000 en offrant l'accès à une vaste quantité de contenus gratuits sans contrepartie ?

Dominique Augey : Le nombre de visiteurs des sites média a augmenté de manière significative, mais encore faut-il distinguer entre les médias qui connaissent une augmentation de fréquentation sans que cela ne génère forcément de recettes supplémentaires, et ceux qui arrivent à transformer cette hausse soit en abonnements, soit (très marginalement, vu l'état du marché) en augmentation de recettes publicitaires.

Face à ce flux, on observe une réflexion dans les médias sur leur position vis-à-vis de leurs lecteurs ou clients potentiels, via notamment des stratégies marketing imaginatives. Certains enrichissent leur fichier de « prospects » grâce aux formulaires remplis par les lecteurs qui souscrivent à l'offre d'inscription. Celle-ci passée, de nouvelles formes d'abonnement leurs seront proposées.

Les directeurs de journaux ou de rédaction voient cela comme un investissement pour drainer un flux qui sera, pour une partie, surpris et convaincu de l'utilité durable du média dans le temps, et s’abonnera... Face à l’afflux de « fake news », ces responsables de médias estiment aussi devoir jouer ce rôle essentiel, même si cette posture [de gratuité] n'est pas leur posture initiale puisqu'ils défendent le fait que l’information a un coût. Il n'y a pas que le pari marketing, il y a aussi l'engagement. 

La situation actuelle (le va-t-elle pousser les médias à repenser leur mix économique ? 

Dominique Augey : Le problème des médias avec ce mix de recettes est particulièrement aigu dans un pays comme la France, où ce sont de « petites entreprises », à la capitalisation relativement modeste, qui vivent dans un environnement de baisse de leurs recettes depuis un grand nombre d'années. Leur capacité à encaisser un choc, et encore plus un choc aussi violent que celui que l'on traverse, est difficile à assumer sans capitalisation boursière ni trésorerie, et alors qu'une augmentation des aides financières existantes semble limitée. Les modèles économiques devraient donc être amenés à évoluer. Les journaux vont-ils mutualiser plus de fonctions ? Sans doute. Resteront-ils aussi nombreux ? Je l'ignore.

La partie pub est très conjoncturelle, et ce sont certainement les recettes qui diminueront le plus vite (de 30 à 80 % d’annulations de campagne pub ont été enregistrées par les médias à partir du 16 mars selon Kantar Media, le journal La Provence parle d'une baisse de 50 % de ses recettes publicitaires, NDLR). La baisse attendue du PIB en France sera de l’ordre de 9 %, ce qui est considérable. Il en sera de même pour la pub globalement, avec en plus un déplacement vers les médias fortement fréquentés. Je pense par exemple au succès des podcasts radios durant l’isolement. Pour compenser, il est possible d'augmenter les recettes des ventes, comme je l'ai énoncé plus tôt, ou de créer une fondation — certains, comme La Presse au Canada qui se base sur un modèle mixte (mécénat et recettes traditionnelles) le font car ils considèrent avoir des caractéristiques de service public, mais tout le monde ne le pourra pas. À ce jour, je ne connais pas de journal financé uniquement par une fondation (et donc des dons), permettant ainsi au journal d’être dégagé de toute contrainte économique (abonnés ou pub). Une autre option est la diversification vers d'autres activités, ce qui est déjà le cas, notamment pour Les Échos, qui organisent des conférences, des petits déjeuners pour exploiter différemment le savoir-faire de ses journalistes. En Allemagne, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, un journal équivalent, avait, un temps durant, monté une école type HEC, espérant tirer profit des compétences financières de ses journalistes. 

Pour plusieurs entreprises de médias, cette diversification des activités s’est faite dans l’évènementiel. Or, c’est un secteur qui traverse une crise profonde avec les interdictions progressives de rassemblements, puis le confinement…

Dominique Augey : À un moment, tout le monde s'est plus ou moins lancé dans les événements. Mais pour avoir cette capacité, il faut être sur un marché extrêmement précis. Certains médias ont fait de la culture, de l'opéra... Un éloignement du secteur premier trop important fragilise cette entreprise. On observera surement un resserrement autour de quelques médias qui auront acquis une grande crédibilité sur ces sujets-là. Mais, là aussi, il y a une grande fragilité car ce sont les entreprises qui achètent ce genre d'événements, et ce ne sera pas leur priorité dans la période à venir.

Qu’en est-il des chaînes privées d'information en continu (LCI, CNews, BFMTV), qui dépendent davantage de la publicité ?

Dominique Augey : Le pari du gratuit est la facilité d'accès, celle-ci ayant pour objectif d'avoir un taux de fréquentation élevée qui permet de vendre des espaces publicitaires. Même si la fréquentation est très importante — ce qui est le cas aujourd'hui : on sait très bien que les gens sont grandement branchés sur les chaînes d'informations en continu —, les recettes publicitaires ne suivent pas cette augmentation, parce qu'elles viennent d'entreprises dont l’activité est-elle même arrêtée ou ralentie.

Ces chaînes d'information en continu perdurent parce qu'elles sont dans des groupes qui incluent d'autres activités, et perdureront tant que ces groupes trouveront que c'est une bonne idée de financer une entreprise qui ne rapporte pas de chiffre d'affaires. Il ne faut pas penser une chaîne d'info comme une entité seule, n'assurant que par elle-même sa survie. Ce sont des chaînes aux coûts de fonctionnement peu élevés, appartenant à des groupes qui eux-mêmes ont de logiques commerciales. Tant que TF1 trouve utile d'avoir une chaîne d'info en continu, car cela lui permet d'avoir accès à un autre écran publicitaire moins contraint par la loi, ils peuvent continuer à trouver cela intéressant au niveau de la stratégie de groupe. BFMTV appartient, elle, à un groupe aux ramifications multiples (Altice). 

Les pays où les médias vont bien sont dans cette logique de groupe, présents dans tous les secteurs. Dans le même groupe il peut y avoir un journal identifié à droite et un autre à gauche, parce que c'est une stratégie de balayage, on embrasse toutes les parties du marché. L'intérêt d'un groupe est de pouvoir faire des arbitrages entre ce qui est utile maintenant, ce qui est bon pour l'image malgré des pertes financières, les diversifications possibles, les complémentarités entre les offres de TV, de films, les médias papier, etc.

Le principal problème des chaînes de télévision aujourd'hui est Netflix. Dans le magister de journalisme que je dirige, mes étudiants ne regardent plus la TV — ou rarement —, et ne sont pas forcément abonnés aux médias, ce qui me sidère. Ils possèdent par contre un abonnement à Netflix. Rien ne dit que la plateforme ne fera pas un peu d'info dans le futur pour fidéliser tout le monde.

La situation actuelle est-elle de nature à réduire la dépendance des médias à l’AFP pour produire plus de valeur pour les lecteurs ?

Dominique Augey : On observe en ce moment un effet de cloche avec un sujet unique et plusieurs offreurs de type chaîne d’info en continu. Il y a une difficulté extrême à la différenciation : l’image qui circule à côté du journaliste est souvent la même en boucle, ce qui s’explique notamment par la difficulté d'envoyer des journalistes sur le terrain aujourd'hui. L'envie d'originalité est présente mais difficile à obtenir : la dépêche AFP apparaît tout de même en bandeau en bas de l'écran en permanence. On voit une volonté de donner l'information tout de suite.

Dans quel état sortiront les médias ?

Dominique Augey : Ils vont être touchés de deux manières. Économiquement, d’abord, et de manière profonde, puisque toutes leurs sources de recettes sont affectées par le confinement et la crise économique dont on ne connait pas la durée. Mais positivement aussi, même s'il est difficile de le dire et qu'on ne peut le mettre en balance du négatif — cela ne compense pas. Si, dans leur manière de proposer de l'information, les médias arrivent à proposer une information fiable, approfondie, permettant de se faire une opinion argumentée et solide sur les grands débats fondamentaux du moment —à la fois médicaux, politiques, sociétaux —, ils peuvent trouver leur place et participer à la réflexion sur l'avenir du monde. 

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