Médias dans le monde arabe : une question géopolitique ?

Médias dans le monde arabe : une question géopolitique ?

Est-ce pertinent d'affirmer que les médias et les chaînes satellitaires sont uniquement des instruments politiques et diplomatiques ? C'est en tout cas ce qu'avance Mamoun Fandy dans son dernier ouvrage. Retour sur une nouvelle manière d'analyser les médias dans le monde arabe.

Temps de lecture : 7 min

Introduction

Novembre 1996 : la chaîne qatarie Al Jazeera est lancée. Ce qui n'est à l'époque qu'une (coûteuse) volonté du cheikh Hamad bin Khalifa Al-Thani va très vite devenir l'une des entreprises médiatiques les plus influentes de la région. Au fil des années, les chaînes satellitaires vont prouver leur importance en termes de pouvoirs, et ce d'autant plus qu'elles touchent leur public par delà les frontières du fait de leur caractère transnational. Les médias arabes, éminemment politiques, sont autant de facteurs de puissance, que ce soit sur le plan interne ou régional.

 
Dans son ouvrage (Un)Civil war of words, Mamoun Fandy, Senior fellow à l'Institut International des Etudes Stratégiques (IISS) de Londres et éditorialiste régulier à Al-Ahram et Asharq Al-Awsat, propose deux principales réflexions : premièrement, il considère que les chaînes satellitaires sont avant tout des instruments de soft-power (1) et doivent donc être analysées comme telles. Deuxièmement, l'auteur avance l'idée que la littérature universitaire occidentale, outre le fait de mésestimer ce facteur, se base sur une grille analytique trop ethno-centrée pour être exacte(2) . En somme, une majorité de chercheurs analyserait Murr TV, Al Manar et consorts comme elle le ferait pour la BBC ou CNN. Ce qui serait, bien évidemment, contre-productif. 
 

Médias et chaînes satellitaires comme instruments de soft-power

La récente multiplication des chaînes satellitaires au Proche et au Moyen-Orient a prouvé l'importance qu'elles peuvent avoir pour les gouvernements. Pour des pays à faible population ou peu présents sur la scène internationale, elles peuvent être l'occasion de se faire connaître, de se fonder une image et de la valoriser à travers le monde (Qatar) (3) , tandis qu'elles permettent à d'autres d'asseoir une puissance régionale sur la scène médiatique (Arabie Saoudite, Egypte, Iran). Pour Mamoun Fandy, toutes ces chaînes sont de proches descendantes de la radio Nassérienne Sawt al-Arab, et poursuivent peu ou prou le même objectif (4) . Mais si dans les années 1950 Sawt al-Arab était unique, ce sont aujourd'hui des dizaines de chaînes financées par autant de pays qui souhaitent s'imposer. Une véritable bataille fait rage, reflétant ainsi, via le prisme médiatique, les conflits interétatiques. Cela est d'autant plus flagrant lorsqu'on regarde les initiatives égyptiennes (Nile News TV) ou saoudienne (Al Arabiya, du groupe MBC), réponses claires à la dérangeante chaîne qatarie. L'Iran et la Turquie, dont l'arabe n'est pas la langue principale, entrent même dans la compétition avec le lancement respectif d'Al-Alam (2003) et de TRT 7 (2010).

 
A ses débuts, cette guerre satellitaire provoqua quelques conflits d'ordres diplomatiques, en particulier dus à l'ébranlement de la stabilité des relations interétatiques qui s'en est suivi. Une initiative comme Al Jazeera a pris de court de nombreux gouvernements et ministères des Affaires étrangères, autochtones comme occidentaux, qui ne savaient pas s'il fallait la traiter comme une chaîne télévisuelle classique ou comme un organe qatari semi-officiel. Cette ambiguïté (5) , démentie dès le départ par le Qatar et par la chaîne, a tout d'abord fait porter la riposte sur le plan diplomatique : la Libye et le Maroc rappelèrent par exemple leurs ambassadeurs « à titre définitif », tandis que la Tunisie mit fin à ses relations avec le Qatar (6) , suite à des reportages ou des talk-shows jugés diffamants. Ces actions restèrent pourtant sans grand effet, le Qatar se défendant de ne pouvoir imposer quoi que ce soit à cette chaîne indépendante qu'il ne contrôlait en rien. L’offensive se fit ensuite sur le plan économique : « la pression saoudienne sur le gouvernement du Qatar était essentiellement commerciale, l'objectif étant de priver Al-Jazeera de l'accès au marché publicitaire du Moyen-Orient largement dominé par les agences saoudiennes et libanaises. » Pour Hugh Miles, « Fin 2002, les pressions diplomatiques et financières à l'encontre de la chaine culminaient donc à un niveau sans précédent. Ses bureaux avaient été fermés dans six pays et le nombre de plaintes officielles qu'elle avait reçues se montait à plus de quatre cent. » (7) Au final, ayant épuisé toutes les alternatives, la voie choisie fut de mettre en place des chaînes concurrentes basées sur un même modèle, comme nous avons pu le constater.

Déconstruire le système occidental d'analyse des médias

Si certains chercheurs ont vu dans Al-Jazeera le symbole d'une libéralisation du système médiatique, voire même le porte-drapeau d'une révolution de l'information, Mamoun Fandy y voit plus simplement une volonté géostratégique mise en place par un nouvel émir soucieux de stabiliser son pouvoir sur le plan national et international. De même, il dénonce clairement l’indépendance affichée des médias envers le politique : « Les médias arabes peuvent parfois donner l'impression d'être indépendants, mais ils sont en fait toujours contrôlés par les gouvernements, directement ou indirectement. » <(8) A l'inverse des médias occidentaux, la dichotomie public / privé n'aurait dans ce cas pas de sens puisque au final l'Etat, qu'il passe par une, plusieurs entreprises ou en son nom propre, en serait toujours le gestionnaire, déclaré ou non. Mamoun Fandy avance l'idée que le système de la kafala (9) , initialement destiné aux travailleurs migrants, serait également valable pour les journalistes autant que pour les médias. Au Maroc, certains journaux seraient ainsi « sponsorisés » par un kafil saoudien, et des chaînes de télévisions égyptiennes ou libanaises seraient détenues, directement ou non là encore, par un kafil qatari, koweïtien, saoudien, ou encore libyen. (10)

 

Perspectives critiques

Avec (Un)Civil war of words, Mamoun Fandy tente de faire avancer l'actuelle réflexion sur les médias dans le monde arabe. Mais s'il propose de nouvelles perspectives, il désire tout autant déconstruire les schémas de pensées existants en empruntant un cheminement complexe. Quitte à s'enfermer lui-même dans une analyse unidirectionnelle, l’auteur impose d'emblée les médias comme géopolitiques. Il met ainsi en lumière un facteur souvent délaissé par des universitaires focalisés sur les impacts sociologiques, anthropologiques, voire économiques de telles évolutions. De même, en affirmant le rôle tout-puissant des Etats, Mamoun Fandy va cette fois-ci à l'encontre de politologues certains de la baisse de leurs influences ou de celles de leurs institutions, et remet ainsi en question une analyse de la mondialisation effectuée à plus large échelle et qui, pour l'instant, continue de faire débat. Le tout sans apporter d'éléments théoriques ou scientifiques à sa réflexion. Nous ne pouvons que constater que ce qui fait l'une des forces de l'ouvrage en fait donc également sa principale faiblesse. Notons également qu'en prenant l'exemple du Liban pour affirmer l'aspect politique intrinsèque des médias, Mamoun Fandy se focalise sur une situation unique dans la région que rien aujourd'hui ne permet de généraliser, même s'il se peut qu'elle soit amenée à se développer. Le pays du cèdre mériterait à lui seul une analyse séparée, et le fait de le réunir avec une approche régionale est contestable.

 
L'ouvrage, publié en 2007, mériterait donc une sérieuse mise-à-jour qui prendrait en compte l'aspect global de telles confrontations médiatico-diplomatiques. Car en privilégiant les conflits étatiques inter-arabes, Mamoun Fandy omet ce qui n'est pas négligeable : d'une part l'attrait qu'exerce cette région du monde pour les médias occidentaux (Rusiya Al-Yaum pour la Russie, Al Hurra pour les USA, BBC TV Arabic pour la Grande-Bretagne ou encore France 24 en arabe pour la France), et d'autre part une possible redéfinition des flux informationnels du Sud vers le Nord, en direction des populations arabophones ou anglophones installées en Europe ou en Amérique du Nord. Espérons que cet exercice intellectuel ne soit que l'ébauche d'une réflexion plus fouillée, plus équilibrée et également plus ciblée, qui prendrait en compte les critiques qui lui ont été faites. Une simple introduction à un ouvrage et à un argumentaire autrement plus pertinent en somme.
 

Bibliographie

- Tourya GUAAYBESS, Télévisions arabes sur orbite : Un système médiatique en mutation (1960 – 2004),  CNRS éditions, 2005

- Josh RUSHING, Mission Al Jazeera,  Palgrave Macmillan, 2007
- ss. la dir. de Yves GONZALEZ- QUIJANO et Tourya GUAAYBESS, Les Arabes parlent aux Arabes : La révolution de l'information dans le monde arabe, Actes Sud, 2009
- Kamal KAJJA, « Al-Jazeera, phénomène ou leurre ? »Hérodote n°133, La Découverte, 2ème trimestre 2009
- Mamoun FANDY,« To reach Arabs, try changing the channel », Washington Post, décembre 2001
- Interwiew with Mamoun Fandy, PBS NewsHour, janvier 2003
- Book review by Aaron Wenner, Arab Media & Society, spring 2010
 
    (1)

    Dans le sens où l'entend Joseph N. Nye dans Bound to Lead : The Changing Nature of American Power, soit, en synthèse, "co-opting rather than coercing". Dans son ouvrage Economie politique internationale, Christian Chavagneux résumait la pensée de Nye en affirmant que les ressources de soft-power correspondent « à la capacité d'attraction, de séduction, exercée par un modèle culturel, une idéologie et des institutions internationales qui font que les autres s'inscrivent dans le cadre déterminé par celui qui dispose de ces ressources. Elles représentent une capacité à faire affirmer comme universelle une vision du monde particulière afin que la domination de celui qui la produit soit acceptée car considérée comme légitime ». (La Découverte, nouv. éd. 2010, p. 27 - 28)

    (2)

    « This is my contribution to the emerging debate that is aimed at de-Westernizing media studies. Thus, instead of examining where news outlets like Al-Jazeera stand relatives to CNN or Fox News, or focusing on images of the West in the Arab media, I explore how Al-Jazeera and Al-Arabiya function in the tension between Saudi Arabia and Qatar. », p. 2 

    (3)

    « Al-Qaradawi et Al-Jazira occultent la fragilité du Qatar, lui offrant une visibilité régionale et internationale enviée par ses voisins. Il devient même un acteur régional incontournable. », in Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, Olfa Lamloum, La Découverte, 2004, p. 64 - 65 

    (4)

    Mamoun Fandy met en avant trois principaux points de comparaisons : « First, the regime used to gain legitimacy among the Egyptian public and to mobilize support for his revolution. […] Second, Nasser used Sawt Al-Arab to settle scores with Arabs leaders who challenged Egypt's regional hegemonic ambitions. […] A third function of Sawt Al-Arab and of all Nasser's media broadcasting was to redirect peoples' anger away from the failure of the policies of Nasser's regime toward an outside force beyound their reach and beyound national boundaries. », p. 41

    (5)

    Notons cet extrait, qui comporte deux rares verbatim aussi explicites : « Al Jazeera c'est la politique étrangère du Qatar, c'est un produit d'exportation, c'est une ambassade du Qatar » explique Ahmad Kamel, un ancien directeur d'Al Jazeera. « Ce n'est pas une ambassade, corrige Atef Dalgamouni, l'un des fondateurs et principaux dirigeants d'Al Jazeera à Doha. C'est le Ministère des Affaires étrangères du Qatar. », in Mainstream, Frédéric Martel, Flammarion, 2010, p. 319 

    (6)

    De nombreux exemples sont cités dans Al-Jazira, la chaîne qui défie l'Occident, Hugh Miles, Buchet / Chastel, 2005 (principalement au chap. 2, « Un pavé dans la mare arabe »)  

    (7)

    Hugh MILES, Al-Jazira, la chaîne qui défie l'Occident, Buchet / Chastel, 2005, p. 229

    (8)

    p. 8 

    (9)

    Toute personne étrangère travaillant dans un des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, etc.) doit être placé sous la responsabilité et la protection d'un kafil (sponsor) local. En échange, celui-ci doit donner son accord pour une ouverture de compte bancaire, pour une demande de crédit ou pour passer son permis de conduire. Généralement, le kafil garde le passeport du « protégé », empêchant celui-ci de quitter le territoire sans son accord. Le système de la kafala est sensé réguler le nombre de travailleurs migrants mais, pour certains, favoriserait surtout l'exploitation des travailleurs. Voir à ce propos Golfe : l'ONU appelle à améliorer le statut de la femme et des étrangers, lexpress.fr, 19/04/10

    (10)

    p. 18  Les journalistes seraient quant à eux redevables à leurs kafils, qui sont le plus souvent des gens proches du pouvoir, voire même des membres de gouvernements. Pour l'auteur, « une première étape pour comprendre la guerre des mots dans les médias arabes est de regarder celle que se livrent les kafils. » Enfin, dans le même ordre d'idée, nous pouvons ajouter à toutes ces analyses ce que l'auteur appelle le phénomène du « anywhere but here », soit la capacité et la pugnacité de certaines chaînes à critiquer l'ensemble des régimes arabes, sauf celui qui les accueille. Cette constatation critique, qui n'est pas nouvelle en soi, accentue l'image de chaînes satellitaires aux ordres du pouvoir politique, et renvoie donc à la guerre diplomatico-médiatique dont nous avons parlé précédemment.

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