La légende racontée par les industriels du fromage

Les industriels de ces trois fromages AOP (raclette, abondance, reblochon), aiment à diffuser la légende de leur création, quitte à s'appuyer sur des approximations historiques.  

© Illustration : Émilie Seto

Quand la presse recopie les mensonges des industriels du fromage

En Haute-Savoie, les fromages sont une institution et leur production, une industrie bien installée, soucieuse de diffuser l’image de produits ancestraux et artisanaux. Un historien a découvert que ce qui était raconté par les communicants et les journalistes était parfois largement inexact.

Temps de lecture : 5 min

L’historien Arnaud Delerce dirige le château des Rubins à Sallanches, en Haute-Savoie. Ce lieu d’histoire accueille des expositions artistiques et des rencontres intellectuelles. En 2021, un conférencier lui fait faux bond, un mois avant son passage. Dans l’urgence, Arnaud Delerce doit combler avec un thème improvisé : « Allez, je vais faire un truc simple qui ne me demande pas trop de recherches, se dit-il. Je vais parler de l’histoire des fromages de Savoie. »

Dans le département, le sujet des fromages est, comment dire, un peu tarte à la crème. C’est d’ailleurs pour ça qu’Arnaud Delerce le choisit, en pensant que son histoire a été balisée par de nombreux prédécesseurs. Que les internautes qui nous lisent essayent : il est facile, en quelques clics, de retrouver des éléments sur la façon dont l’abondance, la raclette ou le reblochon sont arrivés dans nos assiettes. Les syndicats de la profession et les médias distillent les mêmes anecdotes croustillantes accompagnées — parfois — d’un discret « selon la légende ».

Trois fromages épinglés

Ainsi, le reblochon serait un fromage issu de la volonté des paysans locaux de frauder le fisc, selon les communicants de l’appellation AOP Reblochon. L’histoire est reprise par tous les médias, du journal suisse Le Temps, au quotidien communiste L’Humanité.

Le fromage à raclette savoyard, lui, serait issu de l’ingéniosité d’un viticulteur du Moyen Âge, Léon, qui « par une froide journée, chauffa un morceau de fromage sur son feu de bois et dégusta le fromage ainsi fondu ». Géo et Le Figaro se font l’écho de cette légende partagée par Raclette du Valais AOP, l’appellation protégée suisse de la racletteOlivier Reneau, auteur de l’article pour Le Figaro, ne se rappelle plus si cette information lui a été soufflée par « l’office du tourisme suisse » ou s’il l’a lue « dans un livre qui s’appelle Haute Raclette », tente-t-il aujourd’hui de se souvenir. « Mais j’avoue ne pas avoir enquêté de ce côté-là. » C’est le seul journaliste à avoir répondu à nos questions.

L’abondance, troisième fromage dont l’histoire est remise en cause par Arnaud Delerce, serait une fabrication vieille de plusieurs siècles. « Ce sont les chanoines de l’abbaye d’Abondance qui ont encouragé la fabrication de ce fromage notamment en favorisant le défrichage des pâturages », explique le cahier des charges de l’AOP Abondance. Le fromage aurait été déjà servi à la table du pape en Avignon « en 1381, lors du conclave réuni pour l’élection de Clément VII ».

« Ce n’est pas le boulot des journalistes »

Lors de l’écriture de sa conférence, Arnaud Delerce tombe également sur ces informations. Mais sa formation d’historien l’a habitué à questionner les sources qu’il compte utiliser. « Nous avons tendance à prendre au pied de la lettre toutes les informations données par les syndicats agricoles », déplore-t-il. Rapidement, ses recherches lui montrent que les sources historiques censées structurer les récits des producteurs de fromages sont bancales, saupoudrées de scènes complètement inventées. La vraie histoire de ces trois fromages AOP de Savoie est, comme bien souvent, plus complexe et moins linéaire que ce qui a été raconté. Son cheminement intellectuel a fait l’objet d’un livre, Tout un fromage. Reblochon, abondance, raclette : la véritable histoire des fromages des Alpes, publié par les éditions Inverse, une maison confidentielle de Haute-Savoie. « Les sources, latines, étaient difficiles d’accès, pardonne-t-il. Ce n’est pas le boulot des journalistes. »

Ce « debunkage » en règle pourrait prêter à rire, et apparaître comme anecdotique, s’il s’agissait d’approximations transmises par le bouche-à-oreille local. Mais selon Arnaud Delerce, ces erreurs historiques, et leur diffusion, sont imputables aux industriels, comme Lactalis, dont la part dans la production des fromages de Savoie AOP est croissante. Ce phénomène a été décrit par Véronique Richez-Lerouge, préfacière du livre d’Arnaud Delerce et autrice du livre Les Labels pris en otage (Erick Bonnier, 2024). « Beaucoup de fromages AOP présentent des histoires véridiques, commence-t-elle par exposer. Mais quand les grands groupes prennent des parts de marché dans le label, ils développent des arguments de communication, rajoutent des anecdotes, grossissent le trait et inventent des séquences. » Ce qu’Arnaud Delerce résume par la formule suivante : « Plus les filières s’industrialisent et s’éloignent d’un modelé traditionnel dans les faits, plus elles éprouvent le besoin de surmédiatiser un héritage fantasmé de leurs branches fermières. »

Un berger amoureux

À ce titre, les fromages de Savoie se développent dans la droite ligne du roquefort. Selon la légende reprise par tous les médias, d’Actu.fr à France Info, sa naissance serait due à un berger amoureux qui, en rejoignant la bergère qu’il courtisait, oublia dans une grotte son caillé de brebis. Ainsi se seraient formées les célèbres moisissures. À Roquefort-sur-Soulzon, dans l’Aveyron, unique lieu de production de ce fromage, cette légende est même l’objet d’un spectacle son et lumière dans l’une des caves disponibles à la visite. « On se croirait à Disneyland », rapporte Véronique Richez-Lerouge. Encore une fois, la légende mignonne est en réalité diffusée par un mastodonte du capitalisme français, Lactalis. Sa filiale, Société, détient 80 % du bâti et du foncier du village de Roquefort-sur-Soulzon. Une situation dénoncée notamment dans une enquête menée par « Les Pieds sur Terre » de France Culture et Disclose.

Interrogés, les professionnels du fromage mis en cause par le Haut-Savoyard ont réagi très différemment. « Notre objectif est d’être au plus proche de la véracité, promet Joël Vindret du Syndicat interprofessionnel du fromage d’abondance. Les allégations de Monsieur Delerce doivent nous remettre en question sur ce que l’on considérait comme des acquis. Le syndicat a décidé d’engager un travail d’expertise avec des historiens pour approfondir les points soulevés. » Il assure que des éléments douteux ont déjà été retirés de la communication du syndicat.

« Quand on en veut toujours plus, on raconte toujours plus d’âneries »

Le Syndicat interprofessionnel du reblochon, par la voix de sa présidente Virginie Avettand, estime, en revanche, que c’est Arnaud Delerce qui se trompe. « Ce sont mes parents qui m’ont raconté l’histoire du reblochon et, ensuite, des spécialistes ont travaillé dessus lors de la création de l’AOP. Nous ne pouvons pas remettre en question notre histoire à la suite de ce qui ressemble à une différence d’interprétation. »

Enfin, au téléphone, Urs Guntern, directeur de l’interprofession Raclette du Valais AOP, souffle très fort : il n’a pas le temps de se plonger dans les archives pour retrouver les sources historiques qu’il dit détenir concernant le récit propagé par ses communicants.

Depuis la sortie de son livre, réédité après une première parution fin 2022, Arnaud Delerce a multiplié les conférences locales sur le sujet et les interviews pour des médias locaux. Sans arriver à toucher les principaux concernés. « J’ai été en contact avec l’Association des fromages traditionnels des Alpes mais il n’y a pas eu de suite, regrette-t-il. Les industriels nous regardent nous agiter en sachant que les bouquins ne vont pas se vendre. Ils n’ont aucun intérêt à nous faire de la publicité. » Il assure pourtant ne pas être fondamentalement contre l’industrialisation des fromages de Savoie. « Elle a sorti beaucoup de monde de la misère, juge-t-il. Avec quatre vaches et deux tonnes de lait, la montagne aurait périclité. Mais quand on en veut toujours plus, on raconte toujours plus d’âneries. »

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