Cet homme est un cauchemar. Le matin, il donne des cours particuliers. L'après-midi, il piège des journalistes. Tommaso Debenedetti, 55 ans, est lui-même un ancien journaliste. Il s'est fait connaître en 2010. Cette année-là, une consœur venue interviewer Philip Roth lui demande pourquoi Obama l'a tant déçu. Elle se réfère à des déclarations tenues quelques mois plus tôt dans Libero, un quotidien milanais. L'écrivain ne comprend pas. Il n'a aucun souvenir de cet entretien. Et pour cause : il n'a jamais eu lieu. Il est le fruit de l'imagination d'un pigiste romain, Tommaso Debenedetti, qui, au cours des dix années précédentes, a réussi à publier dans la presse italienne quelque 70 autres fausses interviews avec des personnalités comme Noam Chomsky et Lech Walesa, Arthur Miller et Günter Grass, John Grisham et le dalaï-lama.
Démasqué, Tommaso Debenedetti s'est reconverti dans l'enseignement. En 2011, l'avènement de Twitter lui inspire une seconde carrière de faussaire : il s'amuse à usurper des identités pour y lancer de fausses nouvelles et tromper la presse du monde entier. Il forge des fake news macabres et jouit des paniques qu'il crée. Pas près d'arrêter de jouer avec le feu, il a depuis quitté Rome pour Tel-Aviv, d'où il détaille, pour La Revue des médias, sa méthode et ses motivations.
Sur le réseau X (ex-Twitter), vous apparaissez enfin sous votre propre nom. En avez-vous fini avec les masques et les faux comptes ?
Tommaso Debenedetti : Non, je vais continuer les faux comptes, mais je voudrais faire une expérience : si je préviens, sur ce compte réel, que j'ai l'intention de créer un faux compte de la ministre de la Culture française pour annoncer la mort d'Emmanuel Carrère, que va-t-il se passer le jour où je le ferai ? Je suis persuadé que cela n'empêchera pas de nombreuses personnes de publier cette fausse nouvelle.
Vous croyez ?
Oui. Beaucoup de médias ont développé des services de fact-checking. En France, je pense à l'AFP, au Monde, à Libération. Mais tout se passe comme si les journalistes, les hommes politiques, les citoyens, tout le monde avait besoin de croire aux fausses nouvelles. Cela fait douze ans que je crée des faux comptes de personnalités du monde entier pour alerter sur la faiblesse des médias, et pourtant, des gens sérieux se font prendre, encore et encore.
« Il ne se passe pas 48 heures sans que je crée un faux compte »
On pourrait en conclure que votre méthode d'alerte n'est pas très efficace. Pourquoi continuer ?
D'abord parce que c'est un jeu intellectuel qui ne cesse de m'amuser. Ensuite parce qu'il me semble important de continuer à démontrer que le fonctionnement des médias est alarmant. La presse est victime de fausses nouvelles parce qu'elle veut aller trop vite. Elle sacrifie certaines vérifications pour gagner quelques secondes sur ses concurrents. La vitesse et la quête du scoop sont ridicules.
Quels médias appréciez-vous ?
Les grandes agences de presse comme l'AFP et Reuters continuent à bien travailler. Mais pour le reste, je ne connais pas de média dont la fiabilité serait à toute épreuve. J'ai longtemps pensé que Le Figaro était un journal sérieux qui employait des journalistes compétents ; mais en 2017, ils ont publié la fausse nouvelle de la mort de l'écrivaine Svetlana Alexievitch. De la même manière, il me semblait inconcevable que l'Associated Press puisse diffuser des fake news ; elle a pourtant annoncé la fausse mort du cinéaste Costa-Gavras. Les piqûres de rappel que j’adresse aux journalistes et à leurs lecteurs sont donc plus nécessaires que jamais : confrontez différentes sources d'information !
Vous faites donc de l'éducation aux médias ?
Je ne dirais pas ça comme ça. Simplement, j'ai été journaliste pendant des années, et je veux que les gens réfléchissent.
Quand vous arrivez à tromper un média, que ressentez-vous ?
Un mélange de joie (celle d'avoir réussi mon coup) et de tristesse (parce que rien ne change). Je ressens de la peur, aussi, en imaginant ce que d’autres pourraient faire. Moi, je joue à annoncer la mort de personnalités de premier plan, qui ont les moyens de réagir immédiatement…
C'est votre ligne éthique ? Un certain degré de célébrité et un accès aux médias ?
Oui, bien sûr. Mais j'ai peur parce que je vois combien il est facile de produire et de diffuser des fake news, et que les conséquences pourraient être tragiques. Imaginez ce que pourrait faire quelqu'un qui aurait des visées politiques, économiques, terroristes... En 2012, j'ai annoncé la mort de Bachar el-Assad, le président syrien, avec un faux compte de ministre russe, et on a constaté des effets immédiats sur le prix du baril de pétrole. C'est très grave.
Mais vous aggravez le problème que vous dénoncez…
Non, j'alerte.
Vous arrive-t-il de penser à ce que doivent ressentir les proches des personnalités dont vous annoncez la mort ?
Oui, j’y pense. C’est précisément pour cette raison que dans l'heure qui suit la reprise d'une fausse nouvelle dont je suis l'auteur, j'annonce que tout était faux, que j'ai joué un tour. Cela ne suffit pas toujours à interrompre sa propagation. J’en suis vraiment désolé.
Le réseau social X occupe aujourd'hui une place moins centrale dans la vie des médias que le Twitter des années 2010. N'êtes-vous pas tenté de changer de champ d'action ?
Les informations diffusées sur les autres réseaux sociaux n'ont pas autant d'impact sur les journalistes. Même si sa place est moins centrale que par le passé, Twitter, ou X, reste la plus grande agence de presse du monde — la moins fiable, aussi, c'est clair.
Savez-vous combien d'identités vous avez usurpées ?
Je ne sais pas précisément mais depuis la fin de l'année 2011, il ne se passe pas 48 heures sans que je crée un faux compte. Certains font parler d'eux, d'autres non. Mais s'il y avait une catégorie « faux comptes » dans le Guinness des Records, il est évident que vous y verriez mon nom : je suis le plus grand menteur d'Internet.
Cela représente donc plus de 2 000 comptes. Comment procédez-vous ?
Tous les deux jours, je crée une nouvelle adresse Gmail et je l'utilise pour créer un compte sur X. Puis je passe en revue l'ensemble de mes comptes et quand l'un d'entre eux a suffisamment de followers pour être pris au sérieux, j'étudie la possibilité de lancer une fausse nouvelle.
En fonction de l’actualité ?
Oui, je reste journaliste, en un sens. Je suis l'actualité de tous les pays. Si un nouveau ministre est nommé en Espagne ou en Turquie, et qu'il n'a pas de compte X, je lui en crée un. Même chose pour les récipiendaires de récompenses importantes. Quand Claudia Goldin a reçu le Nobel d'économie, j'ai créé un compte à son nom. En moins d'une heure, elle avait plus de 15 000 followers. Alors je me suis dit que je pouvais l'utiliser pour annoncer la mort d'une personnalité. J'ai étudié son parcours, repéré avec qui elle avait travaillé, et j'ai choisi le grand économiste Amartya Sen.
Quelle usurpation tenez-vous pour votre réussite la plus éclatante ?
Mes annonces de la mort de Svetlana Alexievitch, de celles de Costa-Gavras et de Benoît XVI ont rencontré un écho incroyable. Mais j'ai pris beaucoup de plaisir récemment avec une autre expérience. En septembre dernier, j'ai créé un faux compte de l'auteur norvégien Jon Fosse. Le 5 octobre, je lui ai fait proclamer sa joie d'avoir reçu le prix Nobel de littérature. Des commentateurs se sont émus de cette entorse au protocole ; mais j'ai reçu des messages de félicitations du monde entier. Trois heures plus tard, ma fiction devenait réalité puisque l'Académie suédoise annonçait qu'elle attribuait effectivement le Nobel à Jon Fosse. J'ai eu beaucoup de chance.
« J'aime beaucoup me mettre dans la peau de grands écrivains »
Il y a quelques années, j'avais créé un compte d'Ashton Carter et je lui avais fait annoncer qu'il devenait secrétaire d'État à la Défense des États-Unis. Quelques jours plus tard, Barack Obama l'a vraiment nommé à ce poste et a choisi d'en plaisanter. Il a dit : « Je sais que certains pensent que j'annonce les nominations sur de faux comptes Twitter. Ce n'est pas le cas. » Je crois que ce sont mes deux histoires préférées.
J'aime beaucoup me mettre dans la peau de grands écrivains. En 2012, un texte que j'avais signé du nom d'Umberto Eco s'était retrouvé dans le Herald Tribune. Récemment, j'ai créé un faux compte de Karl Ove Knausgaard. Il écrit habituellement de très gros romans. Sur son compte, j'ai publié un roman très bref composé d'une centaine de tweets, et certains lecteurs ont cru reconnaître son style.
Combien d'heures consacrez-vous à cette production ?
Ce n'est pas énorme. Deux heures par jour pour lire l'actualité, et autant pour créer du contenu sur Twitter. Je surveille l'afflux de followers sur mon téléphone. Si un compte prend de l'importance, je me documente un peu plus sur la personne et ça me donne d'autres idées. Si c'est un ministre allemand, je me demande, parmi les intellectuels allemands célèbres, qui sont les plus âgés. Je tombe sur Hans Magnus Enzensberger, alors je crée un compte de sa maison d'édition et j'annonce sa mort. C'est comme ça que je fais. Je crée des connexions.
Comment votre famille perçoit-elle cette activité ?
Ma femme n'aime pas quand ça prend trop d'ampleur, mais la plupart du temps, ma famille s'amuse de mes inventions. C'est une activité qui se déroule à la maison, qui je crois ne m'empêche pas d'être un bon père et un bon époux, et qui ne nous met pas en danger.
Et les personnes qui vous emploient comme professeur ?
Elles ne m’en parlent jamais.
Vous n'avez jamais été poursuivi en justice ?
Non. J'ai été menacé de poursuites, mais jamais poursuivi.
Vous avez quitté l’Italie. Ce départ est-il lié à vos activités de faussaire numérique ?
Nous vivons en Israël depuis 2017 mais ce déménagement n’a absolument rien à voir avec mon activité de faussaire.
Avez-vous déjà créé un faux Benyamin Netanyahou ?
C'est impossible. Les hommes politiques israéliens ont presque tous une présence en ligne très puissante, et des conseillers qui surveillent de très près tout ce qui se dit sur eux. J'ai essayé une fois ou deux mais j'ai été immédiatement repéré.
Avant d’opérer sur Twitter, vous rédigiez des interviews imaginaires. Laquelle est votre préférée ?
C'est une fausse interview de Banana Yoshimoto, une autrice japonaise à qui j'ai fait dire que ses chats favoris s'appelaient Dada et Kiko, ce qui était un hommage à mes propres chats. J'ai aussi beaucoup aimé écrire un faux entretien avec John Le Carré, qui a été l'occasion d'inventer de petites histoires d'espionnage. Mais mon préféré reste l'entretien avec Philip Roth.
Celui qui a provoqué la fin de votre première carrière de faussaire.
Oui. Mais d'un point de vue littéraire, je crois qu'il était réussi. J'avais passé du temps à étudier les mots, la voix, les expressions de Philip Roth. J'avais visionné quantité d'interviews pour produire quelque chose de crédible. Malheureusement, le journal qui m'avait commandé cet article m'a demandé de faire dire à Philip Roth quelque chose au sujet de l'administration Obama, dans l'espoir de susciter des reprises. Et lorsqu'une journaliste de La Repubblica a interrogé le vrai Philip Roth sur cette prise de position, et qu'il est tombé des nues, elle a compris que mon entretien était un faux, puis le New Yorker a dévoilé la supercherie.
Lorsque vous avez été démasqué, en 2010, vous avez affirmé que les journaux qui publiaient vos interviews savaient qu'il s'agissait de faux. Cela paraît difficile à admettre.
Je n'en ai pas la preuve mais qui pouvait croire qu'un petit pigiste qui travaille pour de modestes journaux de province comme La Nazione ou Il Giorno parvienne chaque semaine à décrocher un entretien avec une personnalité de premier plan comme Mikhaïl Gorbatchev ou le cardinal Ratzinger ? Je précise que j'étais payé entre 20 et 50 euros pour ces exclusivités mondiales, et que l'on ne m'a jamais demandé le numéro de téléphone ni l'e-mail des personnes que j'avais prétendument interrogées. Je téléphonais au rédacteur en chef d'un petit journal italien et je lui proposais, sur tel événement, une interview de Don DeLillo, Avraham Yehoshua ou Mario Vargas Llosa. Deux heures plus tard, j'étais en mesure de l'envoyer à la rédaction, et tout le monde faisait comme si c'était normal. C'est incroyable, non ?
Vous avez expliqué que vous réalisiez ces faux entretiens pour dénoncer les insuffisances de la presse et son manque de professionnalisme. Je crois pour ma part que c'est une justification que vous avez trouvée a posteriori.
Vous avez peut-être raison.
Votre premier faux entretien, en l'an 2000, n'était-il pas une simple tricherie ?
Le quotidien Il Mattino m'avait commandé un entretien avec le romancier Gore Vidal, qui était de passage à Rome pour présenter son nouveau livre. Je suis allé à sa conférence de presse et à la fin j'ai tenté de lui arracher quelques mots, mais il m'a répondu qu'il n'avait pas le temps et il est parti à toute vitesse. J'ai téléphoné au rédacteur en chef pour expliquer qu'on avait un problème. Il m'a répondu : « C'est impossible, la place de cet entretien est déjà réservée dans le journal de demain, trouve-nous ce Gore Vidal, même si tu dois l'interviewer dans sa salle de bain. » J'ai supplié en vain son attachée de presse. J'ai rappelé le rédacteur en chef, qui n'a rien voulu savoir. Alors, oui, j'ai fini par inventer.
« Je voulais voir jusqu'où il était possible d'aller »
Bizarrement, il n'y a eu aucun démenti. Le journal m'a dit qu'il serait ravi que je réalise d'autres entretiens avec des auteurs étrangers, puisque je savais y faire. C'est à ce moment-là que je me suis lancé, parce que c'était amusant, parce que je n’avais plus aucune difficulté à vendre mes piges, parce que j’avais le monde entier à ma disposition, et aussi pour voir jusqu'où il était possible d'aller.
À chaque entretien, vous courriez le risque d'être découvert. Est-ce que le danger vous excitait ?
Probablement.
Avez-vous ressenti du soulagement quand vous avez été démasqué ?
J'ai d'abord été sonné, parce que cela voulait dire que cette activité dans laquelle je m'étais investi allait immédiatement s'arrêter. Le soulagement est venu ensuite, quand j'ai réalisé que tout se terminait plutôt bien. Cela aurait pu s'achever dans un silence un peu médiocre. Être démasqué par Philip Roth et le New Yorker, ça avait de la gueule.
Vous considérez-vous comme un artiste ?
Je considère Internet comme un grand roman collectif, une œuvre d'art collective à laquelle nous contribuons tous. La falsification est une voie de création parmi d'autres.
Votre grand-père était un immense critique littéraire. Votre père, qui travaillait au Corriere della Sera, était un journaliste réputé pour sa rigueur. Vous, au fond, n’avez pas réussi à percer dans le journalisme. Vous me voyez venir ?
Vous pensez que je suis un cas intéressant pour la psychanalyse et vous avez probablement raison. Vous pensez que j’ai cherché un moyen d’échapper à la possibilité d’être comparé à eux. Mais j'ai parfois l'impression de continuer leur œuvre, à ma manière, dans une époque radicalement différente, dominée par le diktat de la vitesse et l'impossibilité de distinguer le vrai du faux.
Vous ne distinguez plus le vrai du faux ?
La frontière entre fiction et réalité est à mon sens une illusion. Le mensonge est partout. Quand un journal publie une vraie nouvelle — la démission d'un pape, par exemple — elle est entourée d'une quantité de faits invérifiables, d'hypothèses, d'interprétations, de conjectures, qui sont présentés comme des vérités mais qui n'en sont pas, et on finit par tout mélanger.
C'est ce que vous expliquez à vos enfants et à vos élèves ? On ne peut rien croire ?
Je leur dis de ne pas tout croire, et de ne pas prêter attention aux conjectures alarmantes que nous entendons toute la journée.
Votre prénom est parfois orthographié avec un S, parfois avec deux. Ici aussi, la vérité est incertaine ?
Parmi mes premiers faux comptes, cinq concernaient des ministres du gouvernement de Mariano Rajoy, en Espagne, et quand les médias espagnols ont raconté l'histoire, ils ont transcrit mon prénom avec deux S, alors, depuis, il m'arrive de signer des tweets en écrivant Tommasso. Mais sur mes papiers d'identité, mon prénom est Tommaso, avec un seul S.
Il y a dix ans, vous aviez pourtant insisté auprès de l'AFP pour que votre prénom soit écrit avec deux S.
Ah non, c'est l'inverse. Leur journaliste avait mal compris. Mais le flou qui en résulte est presque artistique.
Avez-vous menti au cours de notre entretien ?
Je ne vous ai pas menti. Vous pouvez me croire.