« Nos regards se sont tournés vers les États-Unis et ne s’en détournent plus », affirme le journaliste et historien Thomas Snégaroff, spécialiste de la politique du pays. Les élections américaines occupent depuis plus d’une décennie une place cruciale dans les médias français.
Les États-Unis restent globalement le pays étranger le plus médiatisé dans les journaux télévisés. L’actualité américaine atteignait même une moyenne de sept sujets par jour (2 498 au total) dans les six journaux principaux du soir en 2008, selon un baromètre de l’INA. Et tous les quatre ans, les élections présidentielles représentent un moment fort de cette médiatisation, bien plus que celles de nos voisins européens.
L’influence de la première puissance mondiale
Selon l’historienne Nicole Bacharan, spécialiste des États-Unis et des relations franco-américaines, « l'influence est proportionnelle au poids économique, politique et militaire du pays ». Première puissance mondiale, « patron de l’OTAN », principal partenaire commercial de l’Union Européenne, les États-Unis et leur vie politique se répercutent directement sur le Vieux Continent. Avec « le sentiment qu’une partie de notre avenir se joue dans ces élections », complète Thomas Snégaroff.
On pourrait presque déceler une « frustration française » de ne pas pouvoir voter à ce scrutin étranger crucial, compensé par une hyper-médiatisation, selon Nicole Bacharan. « Les Français ont souvent l'impression que c'est un pays qu'ils connaissent, qui fait partie de leur imaginaire », explique la politologue. «Et les Européens s’interrogent aujourd’hui : qu’est-ce que cette Amérique en crise va produire sur nous ? Est-ce que ces crises américaines augurent une grande vulnérabilité pour l’Europe, isolée sur la scène internationale ? »
Ce statut central, c’est ce qui motive surtout les chaînes à accorder à la présidentielle américaine une telle place. Pour Stéphane Gendarme, directeur de l’information chez M6, « si on s’y intéresse encore plus aujourd’hui, c’est surtout parce que les enjeux économiques ou géopolitiques mondiaux sont encore plus marqués et ont encore plus d'interférences avec le reste du monde, donc avec la France ». La chaîne propose ainsi une journée spéciale États-Unis le 1er novembre.
Même constat pour France Télévisions, qui consacre une soirée spéciale au scrutin le 3 novembre sur France 2, sous-titrée « L’élection qui va changer le monde ». Le directeur adjoint de la rédaction du groupe, Amaury Guibert, explique : « Ça illustre notre volonté de ne pas seulement raconter l'élection américaine d'un point de vue 100 % américain. C’est très intéressant de décrypter cette société, mais c'est aussi important d'expliquer à notre public quelles conséquences cette élection, qui se passe à des milliers de kilomètres, peut avoir sur notre vie de tous les jours. »
« Une machine médiatique de plus en plus efficace »
Au-delà de cette influence réelle, Thomas Snégaroff évoque aussi la « dimension spectaculaire de l’élection. La machine médiatique est de plus en plus efficace. Tout est aujourd'hui filmé dans une campagne électorale aux États-Unis. Il y a une espèce de ‘story-tellisation’ de la vie politique américaine. Par exemple, les conventions démocrates de 2008 pour l’élection de Barack Obama ont vraiment été des spectacles mondiaux, avec des concerts de stars comme les Black Eyed Peas. » Les médias racontent donc ces élections comme un show à suivre de près. « Traditionnellement, les élections américaines, c'est un feuilleton extraordinaire avec des grands personnages, des rebondissements, l’aspect ‘vie privée’ qui se mêle, une espèce de grandeur hollywoodienne », abonde Nicole Bacharan.
Olivier Predhomme, rédacteur en chef chargé des émissions et des opérations spéciales sur BFM TV, ajoute : « Pour Donald Trump, on a presque autant parlé de ses frasques et de sa personnalité, que de sa politique, parce qu’on est allé de surprise en surprise ».
Le développement des chaînes d’information en continu au début des années 2000 semble avoir accéléré ce processus. Elles couvrent largement les élections, et selon Thomas Snégaroff, « ont mis la pression sur les journaux de 20 h, en déplaçant le standard de l’information. Ce sont des chaînes qui fonctionnent beaucoup à l'information sensationnelle, et les États-Unis en offrent tout le temps. »
D’ailleurs, ces chaînes d’information en continu (BFM TV, CNews, LCI, France 24 et France Info) diffusent toutes cette année en direct les débats, parfois chaotiques, entre les candidats américains. Pour le rédacteur en chef de BFM TV, « ça fait partie de notre devoir de média de donner accès à cette information, même s’il n’y a qu’une minorité de Français qui s’y intéressent d’aussi près ». La chaîne a même retransmis le débat entre les personnes candidates à la vice-présidence, Kamala Harris du côté de Joe Biden, et Mike Pence pour Donald Trump, une première qui étonne Thomas Snégaroff.
Le journaliste pointe surtout un effet d’entraînement : « Ces chaînes ne peuvent pas laisser faire les adversaires, sinon ça serait un signe d'archaïsme. Être présent sur l'actualité américaine en particulier, c’est donc un moyen de montrer qu'on est sur l'info tout le temps, et un signe de modernité, même si ça fait des audiences minuscules. Par ailleurs, chaque chaîne a un peu un modèle américain », dépeint-il. Selon BFM TV, le premier débat entre Joe Biden et Donald Trump, diffusé à trois heures du matin le 30 septembre, a réuni 109 000 téléspectateurs et téléspectatrices, un chiffre faible mais supérieur de trois fois à la moyenne sur cette tranche horaire tardive.
« Un miroir ou un repoussoir pour la France »
Un autre changement majeur dans le traitement médiatique de l’actualité américaine concerne le focus sur les questions de politique intérieure. Dans les années 2000, les relations internationales, à travers les guerres en Irak ou en Afghanistan, occupaient encore une bonne place à l’antenne. Mais à partir de 2012, les journaux télévisés français évoquent davantage des problèmes de société, notamment le racisme et les violences policières qui secouent de plus en plus les États-Unis. « L’état de la société américaine suscite la stupéfaction à l’heure actuelle », alors que la politique étrangère est « très entravée », justifie Nicole Bacharan. Dans ce contexte tumultueux, des chaînes comme celles du groupe France Télévisions veulent proposer « un gros travail de radioscopie de la société américaine, du système politique et de la démocratie aux États-Unis », selon Amaury Guibert.
Aujourd’hui, les mêmes questions traversent aussi la société française : droits des femmes à disposer de leur corps, place des minorités raciales, violences policières… « Ces débats nous offrent un repoussoir ou un miroir de ce qui pourrait se passer ici. Ils arrivent chez nous, parfois avec un petit décalage, et toute une génération d'activistes français regardent certains mouvements aux États-Unis comme un modèle », commente Thomas Snégaroff.
Ce traitement n’est pas le même sur toutes les chaînes, même si elles suivent des tendances comparables. Jusqu’à l’arrêt du journal télévisé de Canal+ en juillet 2016, la chaîne était en tête des sujets sur les États-Unis en général, et les élections en particulier. « Canal+ a toujours eu un tropisme très américain, bien sûr avec le cinéma mais aussi les shows. Et la chaîne considérait que les États-Unis intéressaient davantage la génération plus jeune à laquelle elle s’adressait », décrit Thomas Snégaroff. Cette année, en l’absence de journaux d’actualité le soir, Canal+ a proposé une « semaine américaine » dédiée au cinéma.
D’autres chaînes revendiquent leur attachement à l’international, et notamment à l’actualité américaine. C’est le cas de France 2, qui délocalise tous les quatre ans son journal de 20 h sur place, une tendance à présent suivie par d’autres médias. « France 2 s'est toujours positionnée fortement sur l'actualité étrangère, c’est un vrai marqueur du service public. On est encore un groupe avec de nombreux bureaux à l'étranger, ce que nos concurrents privés n'ont quasiment plus. Une cinquantaine de personnes sont sur place au total », affirme le directeur adjoint de la rédaction. On retrouve aussi ce penchant international chez Arte, et les dispositifs mis en place par les chaînes concurrentes se rapprochent de plus en plus de celui de France 2.
Une « Obamania » sur les chaînes françaises
Jusqu’aux élections de Barack Obama puis de Donald Trump, les scrutins présidentiels américains occupaient moins l’antenne. « Avant 2008, avec Bush, Clinton, etc., on était dans des schémas politiquement assez classiques. Depuis 2008, on est passé à quelque chose de très différent et c'est pour cela que notre intérêt, qui traduit aussi l'intérêt des téléspectateurs, s'est considérablement renforcé », explique Amaury Guibert, de France Télévisions.
« Les élections sont de plus en plus palpitantes depuis 2000 », confirme Thomas Snégaroff, citant notamment l’épisode de Floride, où le recomptage des votes et la bataille juridique avaient « tenu en haleine le monde » pendant des mois. En parallèle, la vie politique française se serait « américanisée », avec des personnalités plus inattendues, l’explosion des partis traditionnels, une « peoplisation » sous Nicolas Sarkozy, « rapprochant les codes des deux pays ».
2008 et 2016 constituent donc les dates clés de cette médiatisation. Au moment de l’élection de Barack Obama aux États-Unis, Nicole Bacharan pointe une véritable « Obamania » dans le monde entier et spécifiquement en France. Cet « enthousiasme incroyable » s’est reflété à l’écran avec 800 sujets consacrés au candidat démocrate dans l’année sur les six chaînes principales. Barack Obama incarnait alors « un nouveau cap, l'espoir d'une réconciliation, le sentiment que si les Américains arrivaient à dépasser l’histoire terrible de l'esclavage et de la ségrégation, pour élire ce premier président noir, cela augurait une nouvelle ère dans le monde », analyse l’historienne. Les responsables des chaînes interrogés pointent tous le « charisme et la personnalité » du président en exercice entre 2008 et 2016, qui a nourri leur curiosité.
Pour expliquer cet intérêt marqué, Thomas Snégaroff parle d’un personnage « assez européen dans sa manière de fonctionner, qui se présentait lui-même comme un candidat rationnel, empathique, intellectuel ». Après la présidence de George W. Bush, moment de relations plutôt « froides » entre les deux pays, « la France pouvait aimer à nouveau les Etats-Unis, revivre un peu le rêve américain » à travers le candidat du Yes, we can.
Depuis 2016, « Trump, c’est une info, une gaffe, une blague, un mensonge par jour »
Nicole Bacharan considère l’élection de 2016 comme un moment « un peu similaire, mais dans le sens inverse. Donald Trump représentait une Amérique que généralement, les Français ne voient pas ou ne veulent pas voir. C’est un personnage tellement hors normes, tellement hors de la tradition politique officielle américaine… Tellement inquiétant que cela a suscité cet intérêt énorme, qui n'a pas faibli pendant tout son mandat. » Son élection a donc suscité un « effet de sidération » jusqu’à la télévision française, selon le directeur adjoint de la rédaction de France Télévisions.
Les caméras braquées sur Donald Trump s’expliquent aussi par sa maîtrise des codes de la télévision. Amaury Guibert le qualifie ainsi de « redoutable animal médiatique ». « C'est sans doute lui qui joue le mieux de ces codes depuis dix ans aux États-Unis. Ce qui montre que son élection ne vient pas de nulle part : elle s'est aussi construite sur une stratégie et sur une maîtrise très, très fine d'un média traditionnel comme la télévision, mais aussi de médias nouveaux comme les réseaux sociaux et notamment Twitter », détaille-t-il. Mais ce talent de communiquant a d’abord été perçu comme le côté « un peu marrant » de celui qui attirait les regards par ses sorties polémiques continues, amenant les chaînes à le considérer comme une sorte de « clown », selon Thomas Snégaroff.
D’ailleurs, cette attention ne s’est jamais détournée. « Trump, c’est une info par jour. C'est une gaffe, une blague, une image, un mensonge par jour, voire plus. Et ça marche à chaque fois, à chaque fois c'est des grosses audiences », explique-t-il. Même si aujourd’hui, sa capacité de choquer serait en train de s’user et pourrait lui poser des difficultés.
Quelle part de responsabilité les médias ont-ils eu dans son élection ? Bien sûr, les chaînes françaises n’influent pas sur l’élection américaine. Mais aux États-Unis, la question s’est posée : « Est-ce qu'on n'a pas trop fait ? Est-ce qu'on n'a pas finalement été la magnifique caisse de résonance de la com’ de Trump ? Et la France, par ricochet, a connu le même phénomène, avec moins de conséquences puisqu'on n'a pas voté pour Trump », retrace Thomas Snégaroff.
« On est obligés de s’attacher à ce qu’il dit »
Du côté des journalistes, c’est plutôt le sentiment de simplement faire son travail qui domine. « On est obligés de s’attacher à ce qu’il fait, ce qu’il dit, parce que la moindre parole peut avoir des conséquences importantes sur la scène internationale. C’est l’une des personnes les plus puissantes du monde », rappelle Olivier Predhomme pour BFM TV.
Stéphane Gendarme, directeur de l’information de M6, nuance aussi l’importance accordée aux caractères des présidents américains : « On ne parle pas de communication là, on parle d'enjeux internationaux. Ce n’est pas simplement parce que Donald Trump est un personnage qui fait rire ou qui fait peur. La question, c'est les conséquences de ses décisions.» Quitte à décortiquer ses moindres tweets dans les médias.
2020, le spectre de la guerre civile
D’habitude, les réélections constituent un moment moins palpitant pour les médias, comme le creux de médiatisation en 2012 l’atteste. Même si l’épidémie de Covid-19 et les questions de terrorisme mobilisent cette année l’antenne, les enjeux des élections américaines poussent les chaînes françaises à s’y pencher d’encore plus près. Le risque, c’est « la guerre civile », « la crise, voire l’effondrement de la démocratie américaine ». Ces termes reviennent dans la bouche de tous les observateurs aujourd’hui. Surtout si en cas de défaite, Donald Trump refuse d’abandonner le pouvoir.
« On va rester sur place quelques semaines après les élections, car on se dirige sûrement vers des résultats un peu longs », décrit ainsi prudemment Olivier Predhomme. « Si Trump est réélu ou si Biden gagne, la marche du monde va en être radicalement bouleversé, dans un sens ou dans un autre. On sent bien que le pays est à un tournant, donc on a mis la barre encore plus haut », avance Amaury Guibert.
Contrairement à la réélection de 2012 pour Barack Obama, « le basculement de la réélection de Trump serait largement aussi signifiant que sa première élection, voire même davantage », selon Nicole Bacharan. « S’il est choisi aujourd’hui par une majorité, l'avenir du pays change de direction de manière dramatique. L’élection de 2016 pouvait représenter une parenthèse, une colère contre l’establishment. Là, les Américains savent exactement qui est Donald Trump. »