Une de Libération du 25 mai 2023, le lendemain de l'annonce de la mort de Tina Turner.

« C'était important d'être à la hauteur de ce qu'elle représente. »

© Crédits photo : Jack Robinson / Getty Images / Libération

« Ça s'est joué à une minute près »

Moins d’une heure après avoir appris le décès de la chanteuse Tina Turner, les équipes de Libération envoyaient aux imprimeurs une édition dans laquelle la nouvelle occupait la Une. La directrice adjointe de la rédaction, Alexandra Schwartzbrod, revient sur cette soirée chronométrée.

Temps de lecture : 5 min

Ce n’est pas un média sonore et pourtant, en regardant de près la Une du jeudi 25 mai de Libération, on entendrait presque Tina Turner chanter. Les cheveux en l’air, comme suspendus, et la bouche grande ouverte, la reine du rock prend toute la première page du quotidien qui fête ses cinquante ans. Tina Turner, elle, en avait quatre-vingt-trois quand elle est décédée, en Suisse, des suites d’une longue maladie. Une information suffisamment importante pour que les équipes du journal y consacrent leur Une, malgré un timing serré. Un choix éditorial qui sonnait comme une évidence et dont Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction, dévoile les coulisses.

Mercredi 24 mai, il est 20h36 lorsque l’agence de presse Reuters publie une dépêche annonçant la mort de Tina Turner. Comment votre rédaction s’est-elle organisée pour intégrer cette nouvelle au journal du lendemain ?

Alexandra Schwartzbrod : À Libération, nous bouclons le journal autour de 21 heures tous les soirs. Un ou une directrice reste jusqu'au bout pour valider le « BAT » [bon à tirer, NDLR] et la Une, bref, pour s’assurer que tout se passe bien. Le soir du décès de Tina Turner, c'était moi qui en avais la charge. L'information est tombée à une quinzaine de minutes de la fin du bouclage, alors que le journal était sur les rails, même si heureusement pour nous, en ce moment, nous bouclons plus tard. Nous avons un cahier dédié au festival de Cannes, il nous faut donc laisser du temps à nos journalistes qui sont sur place pour nous envoyer leurs articles.


Pour s’assurer d’être réactif, il est courant de préparer, à l’avance, les articles autour de la mort d’une personnalité. Était-ce le cas pour Tina Turner ?

Depuis quelque temps, nous avons un poste de responsable des nécrologies, c’est Michel Becquembois qui l’occupe. Libération a donc plus d’articles prêts à être publiés que par le passé, même si ce n'est pas systématique. Dans le cas de Tina Turner, c'était le cas. Cet article de 15 000 signes écrit par Jacques Denis était même pré-édité, ce qui fait forcément gagner du temps. Au vu de sa longueur, on s’est rapidement dit qu’avec des photos, ça pouvait tenir sur trois pages. Comme l’événement que l’on a remplacé en faisait quatre, on a rajouté de l’auto-publicité sur notre hors-série consacré aux cinquante ans du journal.

« On estimait qu'il nous fallait trente à quarante minutes pour changer la Une »

Pendant cinq à dix minutes, il a fallu voir avec les imprimeries si, par miracle, elles nous accordaient un délai. On estimait qu’il nous fallait trente à quarante minutes supplémentaires pour changer la Une. Comme la dernière page part normalement au maximum à 21h05, ce n'est pas toujours évident à négocier.

Si nous n’avons pas de nécrologie, il est possible d’écrire un article autour d’un décès le soir même. Mais quand le temps manque, le stress peut rendre cela très compliqué. En partant de zéro, en quarante minutes, on aurait peut-être pu faire deux pages. Et encore, ce n’est pas sûr puisque actuellement, tout le service culture est à Cannes pour couvrir le festival.

Le choix de changer de Une a-t-il été l’objet d’une réflexion particulière, voire de discussions ?

À l’heure où nous avons appris le décès de Tina Turner, la Une et « L'Événement », c'est-à-dire les quatre premières pages du journal, étaient finalisées. Il était évident pour nous que si la possibilité de changer de Une existait, on ferait notre possible pour le faire. À partir du moment où l'on nous a accordé ces quarante minutes supplémentaires, la rédaction s’est mise à travailler dessus en se répartissant le travail. Même si l’article était prêt, il restait des choses à faire, comme trouver une photo qui tienne la Une.

« Une photo s'est imposée immédiatement quand on l'a posée dans la maquette, avec notre logo »

Le journal Libération est justement connu pour ses grandes images en Une. Comment la direction artistique a-t-elle géré cet événement ?

Au bouclage, il restait des responsables de chaque service. Nadja Delmouly, du service photo, notre directeur artistique Nicolas Valoteau et la maquettiste Christelle Causse étaient présents. Vingt minutes ont suffi pour trouver la photo que l’on mettrait en Une et celles qui accompagneraient l’article. Nadja Delmouly a sélectionné plusieurs photos, mais l’une d’entre elles s’est imposée immédiatement à partir du moment où Nicolas Valoteau l'a mise dans la maquette avec le logo de Libération. Nous n’avons même pas eu besoin de réfléchir.

Pour le titre, nous avons initialement pensé à « Simply the best ». On s’est rapidement dit que tout le monde allait en faire de même, alors on a juste conservé « The best ». En se répartissant les tâches, choisir le nombre de pages, le titre et la photo ne nous a pris que vingt à trente minutes. Nous avons validé cela en visioconférence avec Dov Alfon, le directeur de la publication. Finalement, ça s'est joué à une minute près. À 21h40 pile, tout est parti chez l’imprimeur.

Qu’est devenue la Une initialement prévue ?

On a décidé de la repousser. C'était un sujet environnemental qui pouvait attendre. On l'avait programmé pour le lendemain, vendredi 26 mai. Mais entre-temps, comme le chanteur Jean-Louis Murat est décédé, nous avons dû le décaler à nouveau.

Vous êtes le seul quotidien français à avoir consacré sa Une au décès de Tina Turner dès le lendemain matin, comment expliquer cette singularité ?

À 20h45, c’est compliqué de changer un journal. Nous avons eu de la chance qu'une nécrologie soit prête, sans ça, nous aurions eu du mal à y arriver. Et puis, à Libération, nous sommes particulièrement attendus lors des décès. Cela peut paraître un peu prétentieux, mais nous savons que c'est important pour nos lecteurs et qu’ils vont parfois conserver nos Unes.

« On en aurait été malades de rater cette Une ! »

C’était d’autant plus important pour nous de réussir ce challenge que cela concernait Tina Turner. Elle était la reine du rock, une chanteuse aussi extraordinaire que pouvait l’être sa voix. Tina Turner, c’est aussi un parcours de femme forte et une figure de résilience. Battue par son mari, elle est sortie de son emprise et s'est construite seule. On en aurait été malades de rater cette Une ! C'était important d'être à la hauteur de ce qu'elle représente et quand on y arrive, c’est un véritable plaisir.

Ce plaisir est-il lié à cette urgence, qui renvoie à un imaginaire journalistique très ancré d’une rédaction sens dessus dessous pour couvrir un événement ?

Ces soirs-là, on se dit qu'on sert à quelque chose, que nous ne sommes pas restés tard à la rédaction pour rien. Nous sommes très contents d'avoir fait cette Une en quarante minutes. Tout le monde est resté calme, concentré et conscient de l'importance de cette tâche. C’est un travail d’équipe. Mais si l’information nous parvenait un quart d'heure plus tard, ce n'était pas possible.

En parallèle, il fallait également que le site soit alimenté. Nous avons publié la nécrologie très rapidement, après l'avoir relue. Puis, nous avons aussi mis en ligne un article sur les cinq chansons les plus célèbres de la chanteuse, pour apporter un éclairage supplémentaire. Dans ces situations, il faut être réactif pour que les lecteurs de Libération qui apprennent la nouvelle puissent directement trouver du contenu à ce sujet sur notre site ou notre application. Mais comme le reste, cela s'est fait de façon harmonieuse.

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