À propos des Algues vertes : « Quand on fait de l’enquête, nos certitudes sont renversées par la réalité »
La journaliste indépendante Inès Léraud vit en Bretagne depuis huit ans. Ses enquêtes ont notamment mis en lumière la pollution du littoral breton par l’agriculture intensive. Elle en a fait des documentaires sonores, une BD (Algues vertes) et un film qui sort en salle le 12 juillet. Comment travaille-t-elle ? Entretien.
Les Algues vertes sort en salle le 12 juillet. Cette fiction, en grande partie basée sur des faits réels, et réalisée par Pierre Jolivet, raconte l’enquête menée par une journaliste indépendante, Inès Léraud, sur ces marées d’algues vertes qui se développent en Bretagne. En se décomposant, elles dégagent de l'hydrogène sulfuré, un gaz toxique qui a tué des animaux (rien qu’à l’été 2011, 36 sangliers, 5 ragondins, et un blaireau) et aux moins trois hommes en 1989, 2009 et 2016). Au cours de sept à huit années d’enquête, la journaliste a démontré que leur présence, qui pollue le littoral breton, était due à l’agriculture intensive. L’industrie agroalimentaire a tenté à de multiples reprises de lui barrer la route. Elle a tenu bon, rejointe, mois après mois, par des citoyens bretons, agriculteurs ou non, qui soutenaient et alimentaient son enquête. Elle s’était installée parmi eux dans le secteur de Callac, dans les Côtes d’Armor, à deux heures de voiture de Rennes.
Inès Léraud a cosigné le scénario du film. À l’écran, son personnage est interprété par Céline Sallette. Son enquête avait d’abord été publiée sous la forme d’un roman graphique dans La Revue dessinée, puis en coédition avec Delcourt en 2020. 150 000 exemplaires vendus, un grand succès de librairie, après des années de sacrifices.
Inès Léraud incarne une forme de journalisme total. Elle est aussi à l'aise avec le son lorsqu'elle réalise ses reportages et documentaires pour France Culture (« Les Pieds sur Terre », Journal breton), que lorsqu'elle écrit pour Splann, un journal d’enquêtes qu’elle a créé et qui peut se lire en français et en breton, signe le story-board de la BD Algues vertes, l’histoire interdite ou scénarise un film de cinéma… Sur son compte twitter elle se définit comme une « enquêtrice indépendante en zone rurale ». Dans le film, elle raconte que Daniel Mermet, avec qui elle a travaillé, dit : « le journalistenationalne sait rien, mais peut tout dire. Le localier sait tout, mais ne peut rien dire ».Elle, elle a trouvé une façon de tout dire en vivant sur son terrain d’enquête. Elle nous raconte comment elle s’y prend.
Comment se passent les avant-premières du film Les Algues vertes ?
Inès Léraud : Elles sont toutes complètes ! L’accueil est très bon. La projection qui a eu lieu à Callac, le secteur où je vis, le 2 juin, m’a énormément émue. Les vrais personnages du film étaient dans la salle… À cause de cette pollution, il y a eu des morts, des gens malades. Et pour moi, voir mon personnage à l’écran, c’est très spécial. Je revis des événements traversés et l’émotion est là, alors qu’au moment des faits, j’étais tellement animée par la volonté d’en découdre, de comprendre, que je n’ai rien écouté de mes états d’âme.
Vous ne vous mettez jamais en scène dans la BD, alors que vous êtes le personnage principal du film. Comment avez-vous franchi ce cap ?
J’ai coécrit le film parce que le sujet était mon terrain d’enquête depuis sept ou huit ans. Je ne voulais surtout pas trahir mes témoins, et je voulais que le récit garde une forme de précision, de complexité. C’est surtout Pierre Jolivet qui s’est chargé d’écrire mon personnage. Je ne pouvais pas le faire moi-même.
J’avais reçu quatre propositions d’adaptation, dubitative. Je craignais qu’en se concentrant sur la lanceuse d’alerte, on ne laisse pas assez de place aux éléments d’enquête. Finalement, Pierre Jolivet est parvenu à montrer aussi ce que je ne voyais pas : ma solitude face à un système très soudé — la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA), les industriels de l’agro-alimentaire, les décideurs politiques.
Double-page parue dans Algues vertes, l'histoire interdite, représentants les intérêts économiques bretons mieux qu'un organigramme.
Deux doubles-pages de la BD Algues vertes, l’histoire interdite (Delcourt-La Revue dessinée)représentant les intérêts économiques bretons, mieux qu'un organigramme. Cliquer ici pour zoomer
Vous travailliez à Paris quand vous avez choisi de partir en Bretagne. Comment votre installation s’est-elle passée ?
J’ai voulu voir de plus près. Au début, je pensais rester trois ou quatre mois… Huit ans plus tard, j’y suis toujours ! À Paris, on ne mesure pas les conséquences de nos enquêtes. En Bretagne, au début, j’étais terrorisée à l’idée de croiser des gens mécontents de mes sujets en faisant mes courses. Et je me faisais jeter de partout quand j’allais dans les fermes pour parler avec des agriculteurs. Ils craignaient que je travaille pour une association animaliste… Comme je n’avais pas internet chez moi, j’allais travailler au café. Les cafés, en centre-Bretagne, sont souvent des lieux improbables, tout petits, parfois dans le salon d’un habitant. Une conversation unique réunit tous les clients. Quand on arrive en tant que journaliste, ça surprend.
Mais peu à peu, les gens se sont habitués à ma présence, ils m’ont adoptée. Un rapport de confiance s’est créé et ça a déclenché des témoignages. Ici, les gens vivent tous plus ou moins directement de l’agriculture industrielle. Avec le temps, ils sont devenus les partenaires de mes enquêtes et ils les assument avec moi.
Vos témoins relisent ce que vous écrivez ?
Oui. Quand une source est sensible, je lui fais écouter mon montage ou relire mon texte. Tout ce qu’on interdit de faire dans les écoles de journalisme ! Au cours de mes enquêtes, les habitants et moi découvrons des choses ensemble : par exemple des poneys qui meurent de cancer au poney club. La presse locale ou régionale fait son travail d’actu, mais elle n’a pas le temps pour l’investigation au long cours. Quand on fait réécouter ou relire leurs témoignages aux témoins avant diffusion, l’échange qui se noue autour de cette relecture permet d’aller plus loin, d’en apprendre plus. Ensuite, on assume ensemble le récit, on partage les responsabilités. Et je garantis l’anonymisation si besoin. De fil en aiguille, c’est toute la base de la population qui s’est mise à travailler avec moi. On a longtemps cru qu’il y avait une fracture entre les agriculteurs et les écologistes. Mon travail met plutôt en lumière celle qui existe entre les habitants et les agriculteurs d’un côté et le lobby de l’agro-alimentaire de l’autre.
« On s'épanouit dans l'investigation en tandem »
Qu’avez-vous appris sur l’exercice du métier de journaliste au cours de cette investigation ?
Je me suis épuisée à travailler seule. Quand on commence à enquêter, une information en apporte une autre et on découvre finalement un continent d’enquêtes. Il faut des coéquipiers pour partager le travail, les interviews, on a besoin de se passer le relai. J’étais plongée dans l’agriculture nuit et jour, je ne lisais que des livres sur ce sujet, j’étais totalement dedans. Et je me posais beaucoup de questions morales, je ne savais pas si mes réactions étaient légitimes, mesurées, trop agressives… C’est pour cela qu’on a créé Splann, une ONG d’enquêtes, avec un fonctionnement collectif. On invente une autre façon de faire du journalisme, on se soutient, on partage tout, on publie quand on est prêts. En ce moment, on propose une grande enquête sur le porc. On s'épanouit dans l'investigation en tandem.
Cela ne pouvait pas arriver dans une rédaction parisienne ?
Une rédaction est trop éloignée du terrain d’enquête. On l’a vu au moment des « gilets jaunes » : c’était compliqué, depuis Paris, ou de grands centres urbains, de comprendre que des gens peuvent se mettre en grève pour de l’essence… Il y a beaucoup de choses sur le quotidien des gens qu’on ne saisit pas depuis les grandes villes. Et notre statut, assez privilégié à certains égards, de journaliste fait qu’on ne comprend pas ce que vivent des ouvriers, des agriculteurs. Quand une rédaction vous répond « mais où est l’actu ? », alors que la pollution, par exemple, est continue, on perd de l’énergie à se battre pour faire exister les sujets. C’est parfois un combat au sein des rédactions de travailler sur des sujets d’utilité publique. Les lanceurs d’alerte se heurtent aux mêmes difficultés dans les entreprises.
Vous a-t-on reproché une forme de militantisme ?
Je suis une journaliste indépendante, plus libre qu’un journaliste travaillant pour une seule rédaction qui, elle, appartient à un grand groupe. Et quand on fait de l’enquête, nos certitudes sont renversées par la réalité. Je cherche à approcher le réel avec le plus de précision possible. Je revendique un journalisme précis.
Vous semblez aussi à l’aise pour mettre en récit vos enquêtes avec le son, la BD et maintenant le film. Comment se passe le passage de l’un à l’autre support ?
Je n’ai pas fait d'école de journalisme. J’ai eu un grand-père peintre et sculpteur, il y a une fibre artistique dans la famille. Je me suis tournée vers des études de cinéma, mais la technique était trop lourde. La radio, ça a été un déclic. La voix, c’est une matière soyeuse. Mener une enquête avec cette matière humaine, mêler un tissu si magique avec du factuel, c’est comme écrire de la musique… Pour la BD, j’ai adoré travailler avec Pierre Van Hove, le dessinateur, faire se rencontrer nos univers. Et pour le scénario du film, mes études de cinéma, qui étaient très complètes — avec de l’histoire de l’art, de la musique, l’image —m’ont bien aidée.
Vos enquêtes ont-elles eu un coût sur votre vie personnelle ?
Oui, très clairement. Je n’ai pas eu le temps de me poser de questions sur la maternité, par exemple. J’ai été happée par mes enquêtes parce qu’il y avait urgence. J’estimais que ce que les gens me demandaient de raconter était crucial. Au bout d’un moment, on ne voyait en moi que le courage, ça m’obligeait à paraître forte tout le temps. Il existe une mystification du journaliste, on le fige dans une posture, on héroïse les lanceurs d’alerte, on nous dit beaucoup « bravo pour votre courage ». Cette phrase, parfois, me glace. Moi ce que j’aime entendre c’est « votre travail m’a donné envie d’agir, d’enquêter, d’adhérer à une asso, d’investir la politique locale » ou ce genre de choses… On a besoin d’être beaucoup plus nombreux à se passer le relai.
Avez-vous été tentée de renoncer ?
Oui. À l’été 2020, après la publication du roman graphique, j’étais épuisée. L’intégralité de la BD a été attaquée. Deux plaintes en diffamation ont été déposées contre moi par des industriels bretons — pas contre mon éditeur. C'était très lourd. Ma maison d’édition a décidé de prendre en charge mes frais d’avocat. Mais un avocat ne travaille pas tout seul, il a besoin qu’on lui apporte des documents, des preuves. Dix-neuf mois ont passé entre le dépôt de plainte et l’audience. Dix-neuf mois pendant lesquels je n’ai pas dormi. Je ne pouvais plus travailler, j’étais occupée à préparer ma défense, j’ai perdu ma carte de presse…
« On cherchait à me faire peur, à me décourager pour l'avenir »
Pour me défendre, il fallait que je désanonymise des sources. C’était la seule façon de gagner mon procès et de faire avancer le bien commun. Mais c’était très angoissant. On cherchait à me contraindre à révéler les noms de mes sources, à me faire peur, à me décourager pour l’avenir. Des bruits violents couraient affirmant que j’étais responsable du suicide d’agriculteurs qui m’avaient parlé… Ça m'a usée, fragilisée. Reporter Sans Frontières m’a contactée et m’a proposé une aide. J’ai eu droit à un psy en urgence, un spécialiste de ces situations. Le jour du procès, ma page wikipédia annonçait que j’étais morte ! Mais, tout s’est envolé d'un coup, lé 28 juin 2021, à l’audience, quand on a appris que les plaignants, finalement, se retiraient… Instantanément, toute ma légèreté, ma joie de vivre, ma curiosité sont revenues.
Au-delà du film, de la BD, de vos documentaires, de Splann, que retenez-vous de ces années d'investigation en Bretagne ?
Le bien commun a progressé. Il y a eu une enquête de la Cour des comptes sur le « plan algues vertes », une parole critique s’est développée. Une forme de journalisme, qui emmène avec elle les citoyens, s’est imposée. Ce qui se passe avec les gens est très beau.
Bande-annonce du film Les Algues vertes, qui sort en salle le 12 juillet 2023.