le ciné club et l'émission consacrée au théâtre sur Direct 8

Vincent Bolloré, Axel Brücker et Laurie Cholewa en direct du cinéma Mac Mahon, à Paris.

© Crédits photo : Captures d'écran Direct 8/Julianne Rabajoie-Kany

« Quand Pharaon décide… »

La télé selon Bolloré, épisode 3. Deux mondes s’entrechoquent dans la tour Bolloré, tandis que le patron façonne sa chaîne, attentif au moindre détail.

Temps de lecture : 8 min

Cédric Drapeau, le directeur technique, a tout de suite vu que la tour Bolloré n’était pas du tout faite pour accueillir une chaîne de télé. « Cet immeuble réunissait tout ce qu’il ne faut pas : des couloirs interminables, une faible hauteur sous plafond, ni plateau ni régie, sans parler des contraintes réglementaires d'un immeuble de grande hauteur. Mais Bolloré a dit : “L'immeuble est à moi, j'ai de la place ici, vous trouverez une solution.” »

Le hall et la cantine sont amputés de la moitié de leur surface, des salles de réunion sont détruites, des kilomètres de câble sont déroulés. Cédric Drapeau récupère le matériel nécessaire « dans les caves de la SFP ». Un menuisier achève l’aménagement d’une régie quand un responsable de la sécurité incendie débarque : « Il y a trop de bois dans ce meuble en bois. »

Vincent Bolloré, qui juge la télé enkystée dans ses habitudes, remet en question tous les réflexes des gens du métier, toutes les fausses évidences. Il faut toute l’autorité de Gérard Pullicino, le réalisateur-conseil choisi par Philippe Labro, pour convaincre le milliardaire breton de construire et d’équiper quelques salles de montage — car oui, même une chaîne en direct peut avoir besoin de monter des images, ne serait-ce que les jingles des émissions.

Une pièce de Charles de Gaulle

En parallèle, des travaux sont entrepris au Mac Mahon, à un jet de pierre de l’Arc de triomphe. Vincent Bolloré, qui a racheté ce cinéma en 2000, veut y tourner pour Direct 8 un ciné-club, coanimé par l’ancien propriétaire des lieux, Axel Brücker. Ce cinéphile mondain, dont l’irrévérence le distrait, refroidit cependant ses ardeurs : « Vincent voulait qu’on filme le film en train d’être projeté. Il voulait voir les têtes des spectateurs dans la salle, comme s’il était assis quelques rangs derrière eux. Il imaginait qu’à un moment, quelqu’un se lèverait pour aller aux toilettes. C’était ça, son idée du direct. Je lui ai dit : “Vincent, attention, là on touche à des œuvres d’art.” »

C’est aussi le Mac Mahon qui accueillera les représentations théâtrales mises en scène par Jean-Luc Jeener. Frédéric Almaviva, l’animateur de ces soirées, voit la salle se transformer en une poignée de semaines : « Vincent Bolloré a fait supprimer plusieurs rangées de sièges pour créer une vraie scène, il a fait aménager une régie, installer 50 projecteurs, la clim… On n’y croyait pas, d’ailleurs pour la première, on avait choisi une pièce — écrite par le jeune Charles de Gaulle — avec un seul acteur que l’on pouvait éclairer à la bougie si les travaux n’étaient pas finis. Mais tout a été achevé dans les temps. Quand Pharaon décide… »

Vincent Bolloré a trois phrases fétiches. La première : « Puisque c'est impossible, on va le faire. » La deuxième : « Si ma méthode ne marchait pas, ça se saurait. » La troisième : « Je sais exactement ce que je fais. » Il décide de tout. « Son conseil d'administration, formule Axel Brücker, c'est le matin dans sa salle de bains. » Ou dans sa voiture : ce matin, il a entendu à la radio une chanson qu’il adore. « Ça fait na na na na na na… ça va être notre musique. » C’est Moonlight Shadows, une scie eighties signée Mike Oldfield.

Tenues échancrées

Le patron s’intéresse au moindre détail. Les documents de travail qui circulent parmi ses collaborateurs portent souvent l’inscription manuscrite « validé par V.B. » Très vite, ces six syllabes se répandent aussi à l’oral. « Validé par V.B. », ça coupe court aux discussions, ça veut dire : exécutez. Et il faut un certain courage pour oser remettre en question un choix « validé par V.B. » Le logo, par exemple : c’est un huit dont la partie inférieure accueille une image de la Terre, et la partie supérieure un visage souriant, un petit bonhomme crayonné par Philippe Labro et baptisé Didi. Tout cela est un peu trop chargé, estime Dominique Delport, qui produit les habillages des émissions. Vincent Bolloré accepte de réviser son jugement. Exit Didi, va pour deux planètes.

Le lancement de la chaîne est prévu le 1er avril 2005 — le jour du cinquante-troisième anniversaire de Vincent Bolloré. Un mois avant, les journalistes et les animateurs prennent leurs quartiers à Puteaux. Dans le hall de la tour, dans les ascenseurs, c’est un choc des cultures insensé. Un monde de costumes gris encravatés, dotés de secrétaires et de véhicules de fonction, voit soudain débouler des saltimbanques. À la cantine, on commente sans fin le physique des « avions de chasse » recrutés par la chaîne, ces fascinantes jeunes femmes aux tenues chaque jour plus échancrées que la veille et qui reçoivent bientôt le surnom de « bimbollorées ».

Les journalistes s’installent au premier étage. Les bureaux sont étiquetés au nom des heureux élus, six filles et six garçons aux dents blanches qui, à l’antenne, devront constituer des duos mixtes. « Le premier jour, énumère Boris Ehrgott, on commande nos gommes et nos stylos. Le deuxième jour, les photocopieuses et les imprimantes. Le troisième, on s'abonne aux journaux. Le quatrième, on configure les ordinateurs de montage. Le cinquième, on s'abonne aux images d'agences. En parallèle, on a des brainstorms quotidiens sur le contenu avec Vincent et Labro dans la salle du conseil d'administration. »

Cour du roi

Les journalistes, qui doivent assurer la matinale puis six flashs quotidiens, réclament un rédacteur en chef pour les épauler. Refus catégorique de Vincent Bolloré. À quoi bon puisque lui est déjà là ? Il leur expose ses convictions sur l’information : le monde médiatique est d’une tristesse épouvantable et plombe le public ; les gens ont besoin de bonnes nouvelles ; et il n’y a pas de honte à parler de ce qui va bien. Il exige aussi « le respect » : « Moi, quand j’allume mon téléviseur, je vois des gens qui posent des questions désagréables. Or il y a un bon côté chez tout le monde. »

Dans les couloirs, Vincent Bolloré appelle chacun par son prénom et tutoie ses employés comme des potes. Certains vont au devant de lui dès qu’il approche, rient à ses blagues, se sentent importants. « Il y avait un côté “cour”, résume le journaliste Mikaël Guedj. Cour du roi en présence de Bolloré, cour de récré quand nous étions entre nous. »

Une effervescence réjouie règne parmi les nouvelles recrues. Les émissions qui constituent la grille des programmes portent un titre (jeu de mot obligatoire) et une intention, mais tout le contenu est à inventer. La chaîne est un vaste laboratoire, préservé de la pression liée aux audiences puisque, Vincent Bolloré l’assume avec réalisme, il n’y aura pas de publicité la première année. « La grille du lancement a un côté très service public, formule Mikaël Guedj : il y a “J’aimerais comprendre”, une sorte de “C dans l’air” ultra-pédago avec Alexandre Adler, il y a trois émissions sur l’environnement, il y a François Busnel et une émission politique en prime-time... »

Betamax

Mais ceux qui ont déjà mis les pieds dans une chaîne de télé s’aperçoivent qu’ils doivent assumer des tâches effectuées ailleurs par deux ou trois personnes. Des brassées de stagiaires sont recrutés pour combler les vides trop criants. Les ambitions sont jour après jour revues à la baisse.

« Devant le CSA, j’avais prétendu qu’on mettrait des caméras un peu partout en France et ailleurs, et qu'on ferait du direct tout le temps. Malgré cette ambition non pas mensongère, mais disons un peu illusoire, nous avions peu de moyens », reconnaît Philippe Labro.

Presque tous les programmes seront tournés au sein de la tour Bolloré. Et la nuit, il y aura des rediffusions. « On faisait une chaîne numérique mais pour rediffuser les programmes, on avait juste des vieux magnétoscopes Betamax analogiques », se marre Cédric Drapeau.

Pour l’heure, deux choses le font beaucoup moins rire : impossible de mettre la main sur un récepteur TNT pour vérifier que la chaîne est bien à l’antenne — il finira par en trouver un en Belgique. Surtout, il s’inquiète de l’enchaînement des émissions : « Il y avait deux plateaux, deux régies, mais une seule équipe d’exploitation à la fois... » Il ne voit pas comment les techniciens et les réalisateurs trouveront le temps d’aller d’un lieu à l’autre, sachant qu’il n’y aura ni coupure publicitaire ni speakerines — l’hommage à la télé des années 1970 a ses limites. Mais Vincent Bolloré a sa petite idée : « On filmera les couloirs ! »

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