L’émission franco-allemande d'Arte fête ses 20 ans cette année. Depuis octobre 2023, une nouveauté : elle se met à l’heure espagnole. Avec une obsession, ne pas perdre l’ADN de l’émission. La Revue des médias a suivi les étapes de fabrication d’un épisode.
Du monde s’agite devant la Gaîté lyrique, dans le troisième arrondissement de Paris. Une file d’attente se forme sous la pluie. À l’intérieur, des panneaux lumineux éclairent la raison de ce rassemblement : « Karambolage : 20 ans », avec l’équivalent en allemand, « 20 Jahren »… et la version espagnole, « 20 años ».
Car depuis octobre 2023, l’émission interculturelle européenne se décline dans la langue de Cervantès. Sur scène, derrière son micro, entourée de toute son équipe, celle qui en fut rédactrice en chef jusqu’en 2016, et qui continue à y avoir un rôle central : Claire Doutriaux. Elle salue les auteurs, graphistes, bruiteurs, voix, bref, tous les artisans de ce programme né de haute lutte en 2004 (« On s’est battus pour que l’émission existe »), qui se lèvent tour à tour dans le public, sous les applaudissements. Et insiste sur le travail déployé dans cette nouvelle mouture du programme bilingue (et maintenant trilingue), qui « a démarré en trombe ». Selon les derniers chiffres récoltés par Arte, les sujets espagnols de « Karambolage » cumulaient près de 3 millions de vues au 15 janvier. Toutes les six semaines, six épisodes de la version espagnole sont mis en ligne, sur arte.tv et les réseaux sociaux (YouTube, Instagram, Facebook et TikTok).
« Le tronc » de « Karambolage » prend donc une nouvelle « branche » avec cette collection espagnole. « Et qui sait plus tard, peut-être une branche polonaise, une branche irlandaise ? »
Orange amère et serpillière
Parmi les spectateurs, Maxime Keshmiri, 20 ans, est venu exprès de Lyon pour assister à cette soirée. Il regarde l’émission depuis une dizaine d’années, et y a initié son petit frère. Assis à côté de lui dans les premiers rangs, Mathieu est en section européenne espagnol au lycée. « J’aurai un oral à la fin de l’année, explique-t-il, et l’émission nous en apprend beaucoup sur la culture, mais aussi sur la pratique de la langue elle-même. » Le segment dédié au « roulement du r » lui a permis de maîtriser enfin cette subtilité (« Ça m’a tué pendant un an, ce truc »).
Le principe de l’émission reste le même avec la version Espagne : décrypter les petites mythologies (au sens du sémiologue Roland Barthes) du quotidien espagnol — de l’hymne national à la fregona(la serpillière), en passant par la loterie de Noël ou l’orange amère. Les ingrédients ? Les mêmes, aussi : un ton pédagogique (mais malicieux), pour traiter des sujets documentés (mais accessibles), servi par un format « gai, vif et bref ».
L’obsession des équipes dans ce nouveau projet : ne pas perdre l’âme de « Karambolage ». L’émission est issue d’un « besoin » très clair de la réalisatrice : « J’ai eu la nécessité absolue de parler de mes deux cultures, de ce dialogue permanent que j’avais en tête à mon retour en France en 1990, après avoir passé quinze ans en Allemagne. » Les auteurs partagent la même nécessité dans la version espagnole — pas question de partager un simple regard de touriste.
Pour fabriquer un épisode de « Karambolage », tout part donc du texte — pas plus de six minutes à l’oral. Direction le studio d’Arte à Vanves, dans les Hauts-de-Seine. Marieta Frías, journaliste espagnole installée en France depuis vingt ans, s'apprête à enregistrer un épisode en français, sur l’histoire des singes de Gibraltar (seule espèce de singes vivant sur le territoire européen à l’état naturel). «Je remercie tous les jours Émilie Aubry [rédactrice en chef de l’émission « Les Dessous des cartes »], qui travaille dans le bureau d’à côté, de nous l’avoir recommandée », reconnaît Claire Doutriaux.
« Ce n’est pas “chaussure”, c’est “chose sûre” »
Après avoir travaillé douze ans pour la chaîne Telecinco, en Espagne, et aujourd’hui en tant que rédactrice en chef week-end à CNews, Marieta Frías est rodée à l’actualité chaude. Sortir de l’information à vif pour parler de la lettre « ñ » (la quinzième de l’alphabet espagnol) ou du Cid, c’est « une bouffée d’air frais, un exercice salutaire ». Le défi, dans le choix et l’écriture des sujets, est d’en apprendre à la fois aux Français, aux Espagnols et aux Allemands. Cela exige « un travail de dentellière », dixit Claire Doutriaux, des allers-retours nombreux pour parvenir à la « légèreté apparente » des épisodes de « Karambolage », tout en gardant un fond solide. « Il ne faut pas voir l’échafaudage, mais derrière, c’est du béton armé. »
Marieta Frías écrit son texte en espagnol, sa langue natale, avant de le traduire en français, puis le passe à Claire Doutriaux qui l’adapte à la sauce « Karambolage », pour être enfin traduit de nouveau en espagnol par Marieta Frías. Dans ce jeu de ping-pong, des gallicismes (tournures à la française) sont parfois détectés et corrigés par Daniel Alonso Lorenzo, stagiaire d’origine espagnole ayant étudié en Allemagne — un profil en parfaite symbiose avec l’esprit de « Karambolage Espagne »…
La journaliste, casque audio sur ses longs cheveux blonds, se lance dans la lecture de son texte dans la cabine d’enregistrement. L’élan est vite stoppé. Ça ne va pas. On recommence. « Ce n’est pas “sel”, c’est “seul” », corrige Claire Doutriaux. Stop. « Ce n’est pas “qué”, c’est “queue”. » Stop. « Ce n’est pas “ansiste”, c’est “insiste”. » Stop. « Ce n’est pas “chaussure”, c’est “chose sûre”. » Pour un hispanophone, les sons « z », « an », « un », « on », « eu », ou la différence entre les « o » ouverts (« pomme ») ou fermés (« eau ») sont loin d’être évidents à discerner et prononcer. D’où la nécessité, chaque semaine, de faire des « rustines », c’est-à-dire enregistrer à nouveau certains mots pour en améliorer la prononciation. Sergio Escorcio, l’un des monteurs/mixeurs, aura la délicate charge d’assembler ce patchwork. « Victoria Abril, vous la comprenez quand elle parle, non ? » s'enquiert Marieta Frías. « L’idée, c’est de garder l’accent tout en faisant en sorte de ne pas gêner la compréhension pour un Français », explique la réalisatrice. Garder l’accent, car à « Karambolage », ce sont les voix qui incarnent les sujets. « J’ai d’ailleurs toujours essayé de faire en sorte que ce soit la personne qui a écrit le texte qui le lise », précise Claire Doutriaux.
Un mois de travail pour une minute d’animation
Ce texte, lu par l’auteur, sert ensuite de base de travail au graphiste chargé de l’animation : « L’image doit être au service du texte. » Pour l’ensemble des épisodes de « Karambolage », une trentaine de graphistes travaillent simultanément sur différents épisodes. Une minute d’animation nécessite… un mois de travail. La grande majorité des graphistes travaillent seuls. Mélody Da Fonseca (qui œuvre aussi pour Le Monde et l’association Forbidden Stories) a les moyens d’aller plus vite car elle est entourée de deux freelances, Andréa Reille et Margot de Balasy.
Ce matin, dans leur « humble atelier » proche de Belleville, à Paris, elles travaillent sur l’épisode de Ziryab, personnage influent d’Al-Andalus, territoire arabe espagnol du Xe siècle. Toutes les trente secondes, les passages sont envoyés pour visionnage à la rédaction en chef, pour rectifier le tir au fur et à mesure, si besoin. Il a fallu refaire un passage où l’intellectuel rédigeait une lettre : en arabe, de droite à gauche, et non en français, de gauche à droite. Le moindre détail doit coller le plus possible à la réalité historique. Pour le reste, les graphistes ont carte blanche. « Je m’en fiche du côté technique, l’important c’est que je prenne du plaisir à regarder », pose la créatrice de « Karambolage », qui ne connaissait « rien à l’animation » au départ. Ce qui donne la possibilité d’exister à des styles très différents, du découpage-collage à la peinture, en passant par le stop-motion.
Mélody Da Fonseca use de couleurs vives et de traits fluides, mêlant poésie et notes d’humour. C’est ce qu’elle préfère : « trouver le moyen de faire sourire », dit-elle, le stylet de sa tablette graphique à la main. Au-dessus de son ordinateur, à sa gauche : une photo sépia de ses aïeux espagnols. À sa droite : une photo de sa grand-mère, Juana García, née en 1941 dans un village de la province de Tolède, au sud de Madrid (1).
« Mon père est portugais, ma mère d’origine espagnole. Ces sujets me touchent et viennent piquer mon histoire personnelle, comme pour plein d’enfants d’immigrés espagnols. Pour l’épisode sur le châle de Manille, mon premier réflexe a été d’aller chez ma grand-mère pour voir ce que je pouvais trouver. » Le châle rouge brodé qu’elle a récupéré trône d’ailleurs aujourd’hui dans l’atelier.
Ah, et pour répondre à la devinette de notre titre : en espagnol, « carambolage » se dit « colisión en cadena ». Ou « carambola », mais lorsque l’on parle des boules de billard qui s’entrechoquent, uniquement. Bref, il n’était de toute façon pas question de toucher à la marque « Karambolage », ni à sa marque de fabrique. Claire Doutriaux — qui doit prendre sa retraite en avril — veille encore au grain.
(1) La graphiste a d’ailleurs raconté son histoire dans le webdocumentaire collaboratif Grandmas project.
Programme des épisodes anniversaires
Les dimanches 3, 10, 17, 24 et 31 mars 2024 à 19 h 30 sur Arte : 5 émissions spéciales disponibles sur Arte, arte.tv, YouTube, Arte Éducation et les réseaux sociaux.
• Dimanche 3 mars à 19 h 30 : le courrier des « Karambolingiens » (une mise en images du courrier des téléspectateurs)
• Dimanche 10 et 17 mars à 19 h 30 : Madame de Staël 1 & 2
Documentaires, films sous-titrés et sujets sérieux. Voilà des termes qui résument grosso modo la programmation d’Arte. Pourtant, l’été la chaîne se défait de cette image et suit l’esprit de la saison, adoptant un ton plus léger et divertissant, explique Bernd Mütter, directeur des programmes.