Deux écrans de télévision se déplacent, l'un vers la gauche, l'autre vers a droite

© Illustration : montage La Revue des médias

Comment une chaîne devient-elle de gauche ou de droite ?

INFOGRAPHIES. D’où viennent les biais politiques des chaînes de télévision ou des stations de radio ? Est-ce qu’ils s’expliquent par l’influence des journalistes ou bien celle des propriétaires des médias ? Une équipe de chercheurs apporte un éclairage sur ces questions en s’appuyant sur les données de l’INA.

Temps de lecture : 5 min

France Culture et CNews ont au moins un point commun : elles sont toutes deux polarisées, chacune donnant davantage la parole à un camp politique en particulier. Ainsi, France Culture privilégie les personnalités liées aux partis de la gauche française (gauche, gauche radicale, Verts) —elle leur accorde plus de 60 % du temps de parole politique. CNews donne, elle, plus de temps de parole aux invités issus de la droite hexagonale et des centristes que ses concurrentes — plus de la moitié.

Ces observations proviennent de la thèse menée par Moritz Hengel, encadrée par Julia Cagé (Sciences Po Paris et le Center for Economic Policy Research) et Nicolas Hervé (responsable du service de la Recherche INA), à laquelle a également participé Camille Urvoy (université de Mannheim), présentée en septembre 2023. Leur sujet : l’étude des inclinations politiques des chaînes de télévision et de radio en France entre 2002 et 2020. Soit 14 chaînes de télévision et huit stations de radio (généralistes et d’information), six millions d’émissions et environ 25 000 journalistes ou présentateurs passés à la loupe. En croisant la liste des plus de 260 000 invités recensés dans les notices des programmes de l’INA et leurs éventuels engagements politiques (candidatures électorales, appartenances à un groupe politique, prises de position publiques, participations à des groupes de réflexion…), une moyenne de la présence de chaque camp politique dans les médias a pu être établie.

« Une plus grande polarisation »

Constat global : les temps de parole ne sont pas égaux, au fil du temps, selon les partis. Si l’on inclut les représentants de gouvernements dans les calculs, la droite est passée de plus de 40 % du temps de parole en 2002-2003 à moins de 25 % en 2019-2020 ; la gauche, de 30 % à moins de 20 % ; les « centristes » (dont En marche, à partir de 2016) de moins de 10 % à 35 % sur cette période. Ces graphiques montrent cette évolution dans le temps, en incluant et en excluant les membres du gouvernement :

Ces temps de parole diffèrent aussi selon les chaînes. Entre 2002 et 2020, LCI consacre 60 % de son temps de parole à la droite, aux centristes et à l’extrême droite ; pour Arte, c’est moins de 30 % :

Autre constat : les lignes éditoriales des chaînes à propos de la politique divergent au fil du temps… et se polarisent. « On observe sur la période une plus grande polarisation, confirme Nicolas Hervé, codirecteur de la thèse, c’est-à-dire un étirement sur le spectre politique droite-gauche. Ainsi, France 5 tend à inviter davantage de personnalités de gauche, RMC invite moins de gens de gauche. Très peu de médias (LCI, France Inter, LCP, M6) restent centrés autour de zéro. » Ainsi, peu de médias échappent à la polarisation.

Des journalistes peu déterminants dans le choix des invités

Comment expliquer cette tendance, transposée dans la couleur politique des plateaux ? « En réalité, elle suivrait celle de la société », estime Moritz Hengel. Autrement dit : l’offre s’adapte à la demande. Ainsi, le poids des « effets de chaînes », à savoir le poids des lignes éditoriales des médias dans la constitution des plateaux, s’accroit dans le temps. « Ces effets expliquent, de manière quasiment écrasante, le choix des invités, sans oublier le fait que les journalistes puissent travailler avec des médias avec qui ils sont en accord », analyse Nicolas Hervé. Les journalistes sont donc peu déterminants dans le choix des invités : ils suivent globalement la ligne éditoriale de leur employeur. Moritz Hengel formule toutefois l’hypothèse que les journalistes stars — celles et ceux ayant une audience importante, par exemple — ont nettement plus la capacité de diverger des biais des chaînes (les noms de ces journalistes ne sont pas rendus publics, car il est interdit en France de faire des bases de données d’opinions politiques, sauf dans le cadre d’activités de recherche).

Le bouleversement Bolloré

Quid des propriétaires des chaînes ? Premier cas étudié : le rachat du groupe NextRadioTV (RMC, BFMTV) d’Alain Weill par Altice, en 2015. Entre 2002 et 2020, il est possible d’observer que l’opération n’a pas d’effet sur l’inclination politique de BFMTV.

La situation est tout autre avec l’autre cas : la reprise en main de iTélé par Vincent Bolloré et sa transformation en CNews à partir de 2015. De nombreux journalistes partent, certains changent de carrière — surtout les femmes et les plus jeunes. Celles et ceux arrivant sur la chaîne depuis d’autres médias ont clairement des biais classés à droite, voire à l’extrême droite. Après la prise de contrôle de Vivendi par Vincent Bolloré, les chaînes du groupe (Canal +, C8, CNews) ont, de plus, clairement commencé à privilégier les invités de droite (+5,5 points de pourcentage au détriment de ceux de gauche (-6,8 points de pourcentage) :

Cette tendance d’autant plus flagrante pour CNews. Les journalistes restés sur ces chaînes ont adapté leurs invitations à la nouvelle ligne éditoriale.

Pour une autre mesure du temps de parole

À travers ces travaux, les chercheurs plaident pour une mesure du temps de parole plus intelligente. Il est possible d’après eux de quantifier ces éléments, sans passer par des déclarations des chaînes elles-mêmes. Comme dans ce travail de recherche, ils conseilleraient de s’intéresser à la fois aux prises de paroles des hommes et femmes politiques, mais aussi aux personnes comme les éditorialistes : pas politiques au sens du régulateur (l’Arcom, ex-CSA) mais dont le discours est politisé. Exemple : avant l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2022, Éric Zemmour, en tant qu’éditorialiste, n’était pas comptabilisé dans le temps de parole par l’Arcom.

« Les chaînes détournent la réglementation sur le temps de parole politique, en faisant beaucoup moins de programmes où elles invitent des politiques, mais plus de programmes où elles invitent des éditorialistes, expliquait Julia Cagé dans un séminaire Ina le lab où elle présentait ces travaux. Cela leur permet de respecter la lettre mais pas l’esprit des règles de pluralisme de l’Arcom ». La chercheuse reconnaît par ailleurs que cette alternative (inclure les invités aux universités d’été, les membres de think tanks, les soutiens aux candidats du premier tour des présidentielles…), ne serait pas « faciles à mettre en œuvre ». Moritz Hengel souligne : « Nos résultats auraient permis de répondre à Vincent Bolloré, lors de son audition au Sénat en janvier 2022 [par la commission d’enquête sur la concentration des médias], que oui, il avait bien changé la ligne éditoriale de ses chaînes. » L’homme d’affaires avait alors soutenu que sa « capacité personnelle à aller imposer des choses [n'était] pas très importante ».

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