Portrait de Natalia Sindeeva

Natalia Sindeeva, directrice générale de Dojd

© Crédits photo : Johanne Licard

Bâillonnée par Poutine, une télé rose bonbon se réinvente en exil

Dojd, la dernière chaîne indépendante de Russie, a dû fermer une semaine après le début de la guerre en Ukraine. Réfugiés à l'étranger, ses journalistes se sont lancés dans un projet audacieux : reconstruire leur média de l'extérieur.

Temps de lecture : 8 min

Mission : résurrection. Dispersés à travers l'Europe, soixante-dix collègues en exil préparent la renaissance de leur média. Dojd (que l'on peut traduire par « Canal Pluie ») était la dernière chaîne de télé indépendante de Russie. Pendant la première semaine de l'invasion russe en Ukraine, ses journalistes ont assuré une édition spéciale ininterrompue, dormant parfois au bureau, appliqués à montrer la réalité de cette guerre.

Une partie de la population russe ne se satisfaisait pas des fake news ni de la propagande des télévisions d'État : sur la chaîne Youtube de Dojd, certaines émissions affichaient alors 25 millions de vues. Mais le 3 mars, à quelques heures de l'entrée en vigueur d'une loi punissant de quinze années d'emprisonnement la diffusion d'informations « mensongères », c'est-à-dire non conformes au discours officiel, libres en somme, Dojd a dû se saborder.

Sur les 250 employés que comptait la chaîne, soixante-dix ont quitté la Russie. Plusieurs d'entre eux confient qu'il s'agit-là de la décision la plus difficile de leur existence. Résignés, ils pensent qu'ils ne pourront plus exercer leur métier dans leur pays « tant que Poutine sera en vie ». Ils ont rallié des destinations dictées par leur passeport, leurs visas et leur schéma vaccinal.

Telegram

Denis Kataev, qui travaillait chez Dojd depuis le tout premier jour de la chaîne, il y a douze ans, est monté à bord du dernier vol Aeroflot pour l'Union européenne. À Nicosie (Chypre), il a pris une correspondance pour Paris. Accueilli à Radio France, il épaule désormais les reporters de la rédaction internationale et joue les fixeurs à distance. Mais le vendredi soir, il redevient l'animateur-vedette qu'il était à Moscou. Il assure deux heures de direct sur Youtube avec son collègue Bogdan Bakaleyko.

Denis Kataev ne sait plus si le vendredi leur a échu pour une raison particulière. Sept équipes de journalistes se relaient pour proposer une émission chaque soir de la semaine et entretenir l'esprit Dojd. Par mesure de sécurité, le logo rose de la chaîne n'apparaît nulle part et chacun émet depuis sa chaîne Youtube personnelle, mais c'est bien une préfiguration de ce que sera « Dojd saison 2 » : un média décentralisé, piloté sur Telegram, fabriqué depuis différents bureaux à travers le monde. Pour commencer : Riga (Lettonie), Amsterdam (Pays-Bas), Paris (France) et Tbilissi (Georgie).

Film d'espionnage

La réalisatrice Vera Krichevskaya, cofondatrice de Dojd, a « l'impression de [se] transformer en spécialiste de gestion de crise ». Installée à Amsterdam, elle multiplie les rendez-vous dans les capitales européennes pour « régler des problèmes ». Réinventer la chaîne hors du territoire russe, c'est affronter une interminable check-list dans une ambiance de film d'espionnage.

Il a fallu mettre à l'abri les archives de la chaîne : des copies sur disques durs en basse définition ont été glissées dans des valises amies avant que les milliers d'heures de vidéos soient exfiltrées grâce à un satellite bien positionné. Il a ensuite fallu décrocher une licence pour émettre dans l'Union européenne — c'est chose faite depuis le 6 juin. Il faut encore : des papiers, des permis de travail et des logements pour tous les salariés exilés ; des studios et du matériel pour travailler ; la capacité de parer les cyberattaques ; essayer de dormir un peu ; et trouver un nouveau modèle économique.

Icône de la liberté

Du fait des sanctions occidentales contre le système bancaire russe, Dojd ne peut plus percevoir les abonnements de téléspectateurs vivant en Russie. « Nous espérons relancer notre chaîne Youtube et la monétisation de nos vidéos. Nous pourrons aussi compter sur les revenus de la diffusion de Dojd sur des chaînes du câble dans les anciennes républiques soviétiques et sur plusieurs plateformes internationales destinées à des audiences russophones — aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Israël ou encore en Australie », énumère Natalia Sindeeva, la patronne de la chaîne.

En attendant, elle s'est lancée dans une levée de fonds. Avec une ligne rouge : sa chaîne n'acceptera d'argent d'aucun gouvernement. Mais elle peut compter sur la diaspora russe. Et partout où elle passe, elle est accueillie comme une icône de la liberté. Les circonstances ont fait d'elle une héroïne.

« Rêve américain »

Riga, Salzbourg, Amsterdam… Depuis son exil, elle est toujours entre deux avions. Peut-être prendra-t-elle le temps, un jour, de se retourner sur le chemin parcouru depuis son départ de Mitchourinsk. À 21 ans, elle a fui la carrière d'institutrice qui l'attendait là, à 400 kilomètres de la capitale. L'URSS vient alors de s'effondrer : tout semble possible. Montée à Moscou, elle décroche des postes d'assistante dans le show-biz naissant. Elle rêve de célébrité. La nuit, elle danse le tango et réseaute en buvant du champagne. Peu à peu, elle fait son trou. En 1995, elle lance une station de radio avec son premier mari. La programmation musicale séduit la jeunesse des grandes villes. Les marques en vue achètent des spots de pub. Les roubles pleuvent. Natalia Sindeeva devient une people moscovite. Elle ne vote jamais ; dans son monde, la politique n'existe pas. Elle ne jure que par « le rêve américain » et les carrés Hermès.

Un deuxième mari passe. Lorsqu'elle épouse le troisième, en 2006, elle croit avoir trouvé le « prince charmant » qu'elle attendait : un beau banquier fortuné. Avec lui, elle emménage dans un manoir contemporain où tout est blanc (une pièce abrite sa collection de Louboutin). Dans cette maison immaculée, elle contemple son époustouflante ascension sociale et ses deux enfants. Que désirer de plus ? Un empire télévisuel, peut-être. Pendant des mois, au volant de sa Porsche Cayenne rose, elle caresse le projet d'une chaîne dédiée à l'art de vivre. Une télé pour les gens comme elle, les heureux de la Russie nouvelle. Une télé qu'elle dirigerait et dont elle serait la star.

Glamour

À l'époque, plus aucune chaîne russe n'échappe au contrôle du Kremlin. Les journalistes dont Natalia Sindeeva s'entoure pour affiner son concept voient se dessiner un chemin : cette chaîne glamour pourrait être un cheval de Troie pour montrer « la vie réelle ». « À la télévision russe, tout était congelé, enregistré à l'avance pour être certain que rien ne dépasse. Il n'y avait aucune discussion politique. Il n'y avait pas de vie », décrit Vera Krichevskaya, qui a réalisé un documentaire sur l'histoire de la chaîne.

Ces journalistes ont une aspiration : proposer de vrais programmes d'information comme ceux qui pullulaient dans les années 1990, ces années folles et florissantes, avant l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine. L'idée n'emballe pas Natalia Sindeeva : « Vous pensez vraiment qu'on a besoin de diffuser des news ? »

Elle veut une antenne qui transpire l'hédonisme et l'optimisme, pas une télé qui donne mal au crâne. Les journalistes insistent : l'info fera forcément de l'audience, puisqu'il n'y en a plus nulle part. Créer une chaîne privée alors que le Kremlin avait organisé son monopole sur l'information télévisée était « une tentative chimérique de nager à contre-courant », admet le journaliste Leonid Bershidskiy. Mais Natalia Sindeeva se laisse convaincre.

Poèmes

Installée dans une chocolaterie désaffectée, Dojd commence à émettre en avril 2010. L'habillage est rose et l'antenne saturée d'amateurisme. Natalia Sindeeva s'enorgueillit de proposer une télévision différente. Elle déroute ses propres équipes en déclamant des poèmes enfantins au beau milieu d'un magazine d'information ou en censurant un sketch satirique qu'elle juge trop dur vis-à-vis de Dmitri Medvedev, ce président qui multiplie les signes de détente et d'ouverture et qui a promis de venir visiter la chaîne. Elle est alors partisane d'un certain équilibre entre l'expression de voix légitimistes et de voix d'opposition. Elle ne réalise pas que Dojd est aussi devenue un alibi, la vitrine de la tolérance du pouvoir.

À Moscou, l'année 2011 s'ouvre sur un attentat : un kamikaze se fait exploser à l'aéroport de Moscou-Domodevo. Très vite, Dojd diffuse des images tandis que, sur les autres chaînes, se poursuivent en douceur les programmes habituels. « C'était tout le temps comme ça, se souvient Vera Krichevskaya. Les événements dont nous parlions étaient ignorés par les médias contrôlés par l'État, comme s'ils ne s'étaient jamais produits. » Cette année-là se clôt sur des manifestations : dans la foulée des élections législatives, les reporters de Dojd couvrent en direct les manifestations qui dénoncent la fraude. Les audiences s'envolent.

Illusions perdues

Au Kremlin, la petite chaîne rose bonbon ne fait plus sourire. De mystérieuses cyberattaques se multiplient. Le retour à la présidence de Vladimir Poutine, au printemps 2012, enterre les derniers espoirs de libéralisation. Un an plus tard, la promulgation de la loi interdisant « la propagande homosexuelle » touche Dojd au cœur : les personnes LGBT représentent plus de la moitié des effectifs de la chaîne. En bon francophile, Denis Kataev pioche chez Balzac pour résumer ces années-là : « C'est vraiment les Illusions perdues… Sous Medvedev, nous avons tous eu la naïveté de croire que la Russie était partie pour évoluer dans le bon sens. »

Au début de l'année 2014, les télévisions officielles russes se font l'écho de graves agressions de policiers menées à Kiev par des fascistes. Les millions de téléspectateurs de Dojd, eux, voient la réalité en direct : des foules d'Ukrainiens protestent contre l'annexion de la Crimée par la Russie. C'en est trop. Dojd est expulsée des différents bouquets satellites… et de ses locaux. Et, puisqu'il n'y a plus de public, les annonceurs se retirent.

Fourgon policier

Une première fois, la chaîne doit se réinventer. Installée dans un appartement moscovite, elle propose ses programmes en ligne et devient payante. Galvanisées par l'adversité, les équipes de Dojd déchantent : seuls 60 000 de leurs compatriotes sont prêts à s'abonner pour voir leurs images. Que faire ? S'acharner ou fermer ? Avec son mari, Natalia Sindeeva vend des propriétés pour renflouer sa chaîne. Elle a l'impression de vivre « un rêve américain à l'envers ». Mais les difficultés lui ont dessillé les yeux. L'ex-party girl ne sera plus jamais l'idiote utile du paysage audiovisuel russe.

Munis de leur smartphone, les reporters de Dojd continuent à être partout où quelque chose se passe. Il leur arrive même de passer à l'antenne en direct d'un fourgon après avoir été arrêtés, comme lors des grandes manifestations qui réclament des « élections libres » à Moscou en 2019. Des cyberattaques en série tentent d'entraver la diffusion de leurs images. À l'occasion, la police organise une descente dans les locaux de la chaîne pour accentuer la pression. Avec le Kremlin, le pire semble toujours certain.

« Agents de l'étranger »

Au cours de l'été 2020, la direction de Dojd décide de rendre toutes ses émissions accessibles gratuitement en les postant sur Youtube. Les vues se comptent par millions et la publicité permet à nouveau de financer la chaîne. Dans les grands centres urbains, les présentateurs deviennent des vedettes que l'on reconnaît dans la rue. Un an plus tard, sans doute sensible à cette aura grandissante, le ministère de la Justice russe ajoute Dojd à la liste des « agents de l'étranger ». Retournant le stigmate, plusieurs journalistes ont repris à leur compte cette qualification infamante.

Aujourd'hui, les « agents de l'étranger » sont à l'étranger. Ils doivent apprendre à enquêter à distance et assurer la sécurité de leurs informateurs restés en Russie pour continuer à informer sur ce pays qu'ils n'habitent plus. Ils savent que Natalia Sindeeva a divorcé, qu'elle ne mène plus grand train, mais constatent que Dojd reste le projet de sa vie. En mars, elle n'avait que quelques heures de visibilité devant elle ; en avril, elle a vécu au jour le jour ; en mai, elle s'est remise à voir plus loin, à parler des semaines, des mois, des saisons à venir. Et, tout autour d'elle, à sécréter de la confiance.

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