Dans un petit café du Sud de la France, Alla*, 47 ans, fait glisser son pouce sur l'écran de son smartphone. Les conversations défilent jusqu'à voir apparaître celle avec sa mère, Elena*. Le dernier message envoyé date du 17 mars, et toujours pas de réponse. « Maman, si tu veux, je peux t'envoyer des médicaments. Tu sais, c'est grave, on ne sait pas quand tout ça va finir... » Alla pose son téléphone sur la table, hausse les épaules et esquisse un sourire gêné. L'absence de réaction d'Elena, 68 ans, ne l'étonne plus vraiment. Pour sa mère, il ne se passe rien de très grave.
Quand la guerre a éclaté, elle a téléphoné à ses parents. Elle ne savait pas trop comment présenter les choses, alors elle a juste dit : « Savez-vous quand cela va prendre fin ? » « Oh oui ! Très vite, dès que Poutine aura tué tous les fascistes et nazis d'Ukraine », a répondu Alexey*, son père, du tac au tac, outragé par l’avancée de ces « criminels ».
Une famille « sourde » et « aveugle »
Alla a essayé de reprendre avec eux le déroulé des évènements. Elle leur a envoyé des articles de Novaïa Gazeta, principal média d’opposition en Russie depuis les années 1990, qui s’est résigné le 28 mars dernier à suspendre sa publication. Son rédacteur en chef, Dmitri Muratov, avait mis aux enchères son prix Nobel de la paix reçu l'année dernière pour aider les populations réfugiées d'Ukraine. Alla a aussi relayé à sa famille les contenus publiés sur les réseaux sociaux par les journalistes bloggeurs Andrei Malgin ou Rustein Adagamov.
En France, où elle habite depuis huit ans, Alla a des amies ukrainiennes. L'une d'elle, Natalia*, est de Kharkiv et son école primaire a été bombardée. Le square dans lequel elle jouait petite a été détruit. Alla a tout raconté à ses parents. « Comme c’était des témoignages à échelle humaine, je pensais que mes parents seraient plus réceptifs. » « C'est du grand n'importe quoi ! Ces images sont montées de toutes pièces par l'Otan, l'Union européenne et les États-Unis qui ne pensent qu'à affaiblir la Russie », a rétorqué son père. « Il pense que je nage en pleine propagande occidentale. »
Alla* fait défiler les conversations avec ses parents sur l'écran de son téléphone, dans un petit café du Sud de la France. Illustration : Cynthia Artstudio.
Pour convaincre son père de l’isolement de Vladimir Poutine sur la scène internationale, Alla s’est appuyée sur des mesures concrètes changeant le quotidien de ses parents. La première semaine, elle a dit à son père : « Tu sais que là on ne peut même pas se voir ? Il n'y a plus de vols entre la France et la Russie. » Certes, il l’avait constaté, mais il lui a dit que ça ne durerait pas, « juste le temps de dénazifier l’Ukraine ». « En attendant, tu peux toujours venir en voiture. » Le reste des sanctions ne semblent pas effrayer son père, encore moins le raisonner. Pas de vols externes ? « La Russie se suffit à elle-même pour voyager. » Plus d'échanges sportifs et culturels à l'international ? « Pas grave, de toute façon ce monde nous déteste. » Importations bloquées ? « Cela relancerait la production locale. »
Face à une famille « sourde » et « aveugle », Alla ne sait plus quoi faire. Surtout qu'à part ça, les relations sont plutôt bonnes et Alla ne veut pas les entacher. « Il y a déjà une guerre, je n'en veux pas une deuxième dans ma famille. Je n'en ai qu'une. »
Des années de propagande
Mais la première faille entre elle et sa famille remonte à près de trente ans. En 1992, Alla a 18 ans et s'installe à Saint-Pétersbourg pour étudier l’anglais. L'URSS vient de tomber, « c’est le retour de la liberté », sa fac est très progressiste et engagée. Alla part aux États-Unis. Sa petite sœur aussi quitte la maison familiale pour étudier l'anglais à Moscou. Mais à peine le diplôme en poche, elle tombe enceinte, se marie, travaille comme mère au foyer et n’allume plus que la télé d’État. De son côté, Alla s’informe avec le journal d’opposition Novaïa Gazeta et la radio indépendante Ekho Moskvy (Échos de Moscou), médias créés dans les années 1990. Puis vient la chaîne télévisée libre Dojd', en 2010, qu’Alla regarde sur YouTube. En France, ces canaux étaient ses principales sources d’information. Il y a trois semaines, Ekho Moskvy et Dojd’ ont été interdits de diffusion en Russie par le pouvoir.
En 2014, Alla décide de quitter la Russie pour s'expatrier en France avec son mari et sa fille. « Poutine est de plus en plus radical, s'octroie davantage de pouvoir, prolonge ses mandats et envahit la Crimée. » Pour fêter le « Jour de la victoire », le 9 mai, l’école de sa fille de 5 ans exige que les enfants portent un uniforme militaire. « Il fallait partir. Une intuition. » Sa famille ne comprend pas, voire est « activement contre ». Pourquoi quitter un emploi prestigieux dans l'aéronautique pour devenir prof de russe quelque part en France ? À leurs yeux, Alla est une « traître ». Huit ans après, personne n'est venu la voir, pas même pour la naissance de son fils il y a quatre ans. Quand Alla leur dit qu'elle est très bien intégrée ici, on ne la croit pas : « Les Occidentaux n'aiment pas les Russes. » Donc c’est elle qui leur rend visite, à peu près une fois par an, hors Covid.
Et à chaque fois, « c'est pire ». Depuis que ses parents, anciens ingénieurs en construction navale, sont à la retraite, « la télé est toujours branchée. Toujours, toujours. » L'antenne accrochée sur le toit de leur maison d’Aprelevka, petite ville en périphérie de Moscou, leur donne accès à 500 chaînes. Alla rit : « Tout ça ne sert à rien, ils ne regardent que Rossia 1 ou Rossia 2 ! » Elle ne regarde jamais la télé, même en France. « Par habitude, je la rejette complètement. » Alla se tourne plutôt vers la chaîne Navalny Live de l’opposant éponyme et ses canaux sur Telegram. Par curiosité, elle a quand même branché Rossia 1 le 18 mars, pour voir le meeting-concert célébrant le huitième anniversaire de l’annexion de la Crimée. À l'écran, Vladimir Poutine est ovationné dans le stade Loujniki, à Moscou, qui semble rempli à bloc. Des drapeaux partout. Au premier rang, des gens « jeunes, très jeunes ». « Mes parents voient ce genre d'images à longueur de journée depuis plus de vingt ans. Comment pourraient-ils me croire aujourd'hui ? » À sa fille, adolescente, elle explique que « dedoushka » et « baboushka » sont victimes de la propagande. « À force, c'est comme une maladie. » Elle insiste : il ne faut pas leur en vouloir.
Face à une famille « sourde » et « aveugle », Alla ne sait plus quoi faire. Illustration : Cynthia Artstudio.
Pourtant, Alla a du mal à comprendre comment un tel « lavage de cerveau » a été possible. Son père est ukrainien, a grandi dans le Donetsk jusqu’à ses 19 ans. Alla est née là-bas puis la famille est rapidement repartie à Severodvinsk, ville natale de sa mère Elena, au nord de la Russie. Les étés de son enfance, ils prenaient la route de l'Ukraine pour voir la famille. « La cousine de mon père habite encore dans le Donetsk, à Slaviansk, ils ont grandi ensemble. Elle reste en Ukraine car son fils ne peut pas sortir du territoire pour être réquisitionné. » Le père d'Alla ne croit à rien de tout ça.
La terreur des lois de Poutine
Parfois, Alla a l'impression qu'elle pourrait convaincre sa mère, qui suit son mari mais semble « moins fermée ». Pareil pour sa nièce de 22 ans, à qui elle a récemment téléphoné. « Elle se rend bien compte qu'Instagram ne marche plus ! » Alla aimerait les appeler davantage, les confronter, leur expliquer. Surtout qu’il y a des ressources en ligne proposant des stratégies et argumentaires. Comme cette vidéo « Comment parler aux victimes de la propagande », publiée sur Youtube le 11 mars par Vladimir Milov, un proche d’Alexeï Navalny. Alla pourrait s'appuyer dessus. Mais le 4 mars, Vladimir Poutine a fait passer une loi criminalisant ce qu’il considère être des « fausses informations ». Il est interdit de parler de « guerre » ou « d'invasion ». Il faut dire « opération militaire spéciale ». Alors Alla n'ose plus rien relayer. « Mes proches pourraient aller en prison pour le simple fait d'avoir reçu des articles ou vidéos de ma part. » Par mesure de précaution, elle a demandé à son père d'effacer leur conversation WhatsApp.
Depuis, elle passe par Telegram. Mais ce réseau est aussi controversé. En 2021, l’entreprise a publiquement reconnu avoir collaboré au moins une fois avec l’État russe. En ligne, elle a peur aussi. « Quand je suis au téléphone avec mes parents, j'ai l'impression qu'on nous écoute. Puis je me dis que je suis folle. Puis je me dis que je ne suis pas folle. » Alla soupire et passe une main dans ses cheveux, elle ne sait plus.
« Mes amies en Russie sont mieux informées que moi »
Quand on parle de ses amies, le visage d'Alla s'éclaircit. Au moins, elle ne doit pas les convaincre. Elle ne leur envoie aucune information : « Elles sont mieux informées que moi ! » Depuis Saint-Pétersbourg et Moscou, elles utilisent des VPN pour lire les journaux et écouter la radio de l'étranger. Elles et leurs maris parlent anglais. « En Russie, les personnes qui veulent s’informer savent comment le faire de manière parallèle, et ce depuis longtemps. »
Leurs échanges sont pragmatiques : Comment partir ? Que faire de l'appartement tout juste acquis et qui n'intéresse désormais plus personne ? Sur Telegram, ses amies utilisent les mots « guerre » et « invasion ». L’une d’entre elle a lancé à Alla : « Parle en paix. Je ne veux pas me cacher. »
Avec sa famille, Alla ne veut pas totalement baisser les bras. Parfois, elle essaie encore de faire des sous-entendus, « par petite touche ». Des efforts qu'elle sait vains : le « mur infranchissable » ne tombera pas.
* Les prénoms ont été modifiés.