Peux nombreux sont les journalistes qui enquêtent sur le luxe.

© Crédits photo : Émilie Seto

Comment enquêter sur le luxe ?

Lancé en septembre 2022, Glitz Paris est, en France, le premier média d'investigation spécialisé sur le luxe. Cette industrie verrouille sa communication et sait mettre dans la balance les recettes publicitaires qui font vivre les titres de presse. 

Temps de lecture : 6 min

Mercredi, soir de bouclage. Nichés au-dessus du Silencio, club parisien select dont la déco a été pensée par David Lynch, les journalistes de Glitz affûtent leur newsletter hebdomadaire, à paraître le lendemain. Lancée en septembre 2022, c’est la dernière née d’Indigo Publications. Après l’Afrique (Africa Intelligence), le renseignement international (Intelligence Online), la politique et les médias français (La Lettre A), le groupe vise avec Glitz.paris les secrets de l’industrie du luxe à l’international. 

Premier média d’investigation spécialisé sur ce secteur en France, Glitz rapporte ce qu’il faut savoir en trois rubriques : « Familles », « Maisons », « Entourage ». Un cocktail alléchant pour les passionnés de mode comme les décideurs, à l’heure où les médias peinent à faire une couverture critique de l’industrie du luxe, se limitant le plus souvent aux questions économiques ou créatives. Que Bernard Arnault (LVMH) ou François-Henri Pinault (Kering) possèdent des médias (dont Les Échos ou Le Parisien pour le premier, Le Point pour le second) n’y est sans doute pas étranger. De même que la profusion de publicités dont ce secteur irrigue la presse, notamment féminine ou les suppléments de fin de semaine des quotidiens. « L’industrie a besoin de points de vue désenchantés », déclarait l’analyste spécialisé sur le luxe Luca Solca auprès du New York Times, au moment du lancement de Glitz.

Ce média s’adresse aux décideurs comme aux passionnés. De Poutine qui utilise la contrefaçon comme une arme économique dans sa guerre contre l’Ukraine aux contrats juteux des maisons avec les stars coréennes ou la chanteuse Angèle, sans oublier les cachotteries de Chanel devenant discrètement britannique, Noëmie Leclercq, passée par Elle, s'appuie sur sa connaissance pointue de la mode pour penser à des sujets sur l'économie du secteur. Avec le rédacteur en chef, Philippe Vasset, ils écrivent à eux deux les six à sept papiers de la semaine, dont au moins une enquête. 

Traces écrites, rencontres

Avec une règle : ne jamais laisser de traces écrites de leurs échanges avec leurs sources, qu’ils rencontrent systématiquement. La journaliste raconte prendre rendez-vous sur Whatsapp, parfois dans des bars d’hôtel, jamais dans des lieux très fréquentés. « Je jette un coup d'œil à chaque fois avant la rencontre, pour m’assurer qu’on ne sera pas reconnus par des personnes du milieu », confie-t-elle. Elle accepte de recevoir des pièces jointes sur sa boîte mail d'entreprise, sécurisée, quand Philippe Vasset reste attaché à une remise en main propre des documents.

Ce dernier, fidèle au groupe de presse Indigo Publications depuis une vingtaine d’années, a fait ses débuts dans le courtage pétrolier, bien loin des carrés de soie et des sacs à main exotiques à cinq chiffres. Mais c’est lui qui a eu l’idée de cette lettre d’enquête l’an dernier, pour relever le défi de couvrir « un secteur fermé à l’accès, conscient de son image, où tout doit tomber impeccablement ». Vendu. Glitz naît et on y retrouve ce qui fait le sel des autres lettres confidentielles du groupe. Une étape importante pour Indigo, qui n’a pas créé de nouveau média depuis les années 1980. 

Ancienne tête d’Intelligence Online puis d’Africa Intelligence, Philippe Vasset sait ferrailler avec les renseignements, la confidentialité, les réseaux d’influences. Et les autres ? « Écrire sur le luxe n’est pas plus difficile que sur d'autres secteurs, mais je suis peut-être biaisé », nous raconte pour sa part Xavier Demarle, journaliste à L’Informé. Lancé en octobre dernier par Gilles Tanguy (ex-directeur de Capital), ce média économique traite essentiellement des scoops sur les entreprises et leurs dirigeants, et parfois de luxe. Il a même révélé le redressement fiscal de son propre actionnaire, Xavier Niel. Spécialisé en fusion-acquisition, et passé par le magazine Capital Finance (Les Échos), Xavier Demarle sollicite surtout des contacts de longue date pour aborder le sujet : « des investisseurs, banquiers, avocats d’affaires… » Pas LVMH ou Kering directement, dont la communication est verrouillée. 

À l’origine de l’enquête de Zoé de Bussièrre sur les « dessous chocs » du luxe, diffusée en octobre 2018 pour Cash investigation (France 2), cette question : que se cache-t-il derrière la fabrique du raffinement à la française ? Pour savoir comment sont fabriqués les sacs de luxe, l’équipe a appelé près de 700 tanneries avant de se rendre en Toscane, dans les locaux de Termoplak, un sous-traitant pour certaines marques de luxe du groupe LVMH. On y découvre des employés, pour la plupart sénégalais et intérimaires, harassés. L’un raconte avoir perdu des doigts après que le patron a retiré la sécurité d’une machine pour accélérer la production. Deux autres, avoir été passés à tabac pour avoir réclamé leur salaire. « On ne l’a pas montré, mais le propriétaire et ses fils, qui sont devenus agressifs en nous demandant de quitter les lieux, nous ont poursuivis avec des barres de fer », confie la journaliste. Et à Bruxelles, lorsqu’Élise Lucet frappe à la porte d’un lobbyiste des tanneurs pour l’interroger sur un rapport qu’il a tout fait pour étouffer, il panique, la tire par le bras et s’enferme avec elle.

Placer ses interlocuteurs face à la caméra est une façon de mettre en scène l’information, quitte à installer la confrontation, mais aussi d'obtenir des réponses… Sans succès cependant pour Élise Lucet qui repart bredouille des sièges parisiens de Kering et LVMH.

Quatre ans auparavant, Tristan Waleckx avait connu une drôle de mésaventure alors qu’il enquêtait sur Bernard Arnault pour Complément d’enquête (France 2). Son investigation le conduit en Roumanie, où il cherche à recueillir des témoignages sur une usine. À peine installé avec son équipe, le journaliste remarque qu’il sont repérés. « Il m’est rarement arrivé en tournage d’être pris en photo à un mètre du pare-brise par une espèce d’agent de renseignement pas très discret avant qu’il parte en courant », explique-t-il dans Secrets d’infos (France Inter). Peu après, le vice-président du groupe de l’époque, Nicolas Bazire, écrit à son rédacteur en chef, Benoît Duquesne, et l’accuse d’avoir soudoyé l’un des employés de l’usine pour filmer l’intérieur en caméra cachée, ce que le journaliste conteste. Une plainte contre X est déposée pour « chantage » et « extorsion de fonds ». L’enquête se conclura par un non-lieu.

Enquêter sur le luxe n’est pas sans risque. Deux journaux l’ont expérimenté ces dernières années. Pour avoir fait sa Une sur Bernard Arnault, titrée « Casse-toi riche con ! » en 2012, Libération a vu LVMH retirer ses opérations publicitaires. D’autres entreprises du secteur ont suivi. Le Monde rapportait alors que le manque à gagner pourrait atteindre 700 000 €. Cinq ans plus tard, Le Canard enchaîné soutient que c’est au tour du Monde d’être concerné par ce type de sanction, avançant un manque à gagner de 600 000 € pour le quotidien. Le patron de LVMH n’aurait pas apprécié d’apparaître dans l’enquête « Paradise Papers » [menée par le Consortium international des journalistes d'investigation, auquel est associé Le Monde, NDLR] qui faisait état de placement d’actifs dans six paradis fiscaux. « Une opération journalistique pour créer une sensation en utilisant [son] patrimoine », réagissait alors l’intéressé. Contacté par l’AFP, LVMH a contesté les informations du Canard enchaîné

L’indépendance, seul moyen d’enquêter

En refusant la publicité et l’organisation d’évènements, Glitz prend le parti de ne rien devoir à ces puissances de l’industrie. Le média recourt ainsi à une illustratrice, pour ne pas utiliser les images « ultra copyrightées » proposées par les maisons (et souvent utilisées par les médias). Financée à 90 % par ses abonnements (de 500 à 10 000 € selon le profil), la lettre d’enquête bilingue repose sur un modèle économique éprouvé. Indigo est passé en cinq ans de 30 salariés à 80 (dont les deux tiers sont journalistes), auxquels s'ajoutent plus de 130 pigistes. D'ici deux semaines, le groupe de presse se mettra à la recherche du prochain journaliste qui intégrera Glitz, dont la spécialisation sera l'Italie. 

Glitz compte à ce jour plus d’abonnés francophones qu’anglophones, selon Quentin Botbol, qui ne nous en dira pas plus. Une partie des articles est accessible gratuitement, selon l’importance de l’information et leur audience potentielle. Le prix à l’unité des articles dépend de leur format : 15 € pour un article en lead, 5 € pour une brève de 1000 signes.

Fait rare : quand Glitz révèle des informations sur les maisons, celles-ci répondent. « Notre but est de raconter les coulisses et enjeux du secteur de façon très factuelle, d’expliquer comment il fonctionne », explique Philippe Vasset. « Ni à charge, ni à décharge, il faut toujours être fair ». Cela suffit, selon lui, à les rendre ouvertes au dialogue. « Et puisqu’on ne signe pas nos articles, l’écriture est dénuée d’égo », abonde Noëmie Leclercq.

« Lors des entretiens de recrutement pour Glitz, j’avais senti chez les candidats une crainte des groupes de luxe », se souvient Quentin Botbol, directeur de publication d’Indigo. À 35 ans, celui qui se destinait à devenir ingénieur a pris la succession de son père Maurice Botbol en 2021. « En rejoignant Glitz, leur vie n’aurait plus été la même : finis les cadeaux, les voyages, les accès à la Fashion Week… » Un sacrifice qui n’a pas coûté à Noémie Leclercq : « On rêve tous d’avoir une telle indépendance en sortant de l’école de journalisme »

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