Photo de bâtiments modernes dans une ville.

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© Crédits photo : DR.

Fabriquer des clusters a-t-il du sens ?

La Silicon Valley et la Tech City londonienne font rêver et inspirent les projets de « quartiers numériques ». Mais est-ce si simple de fabriquer un cluster et, au fond, cela a-t-il du sens ?

Temps de lecture : 15 min

Au mois d’avril 2013, Fleur Pellerin, ministre en charge de l’Économie numérique, lance un chantier. Il s’agit de réfléchir à l’implantation de quartiers numériques à Paris, en proche banlieue et sur les territoires. Précisément, il s’agit de « fédérer l’ensemble des acteurs du secteur pour stimuler, mais également mettre en valeur au niveau international, le dynamisme de l’économie numérique française et les talents d’envergure mondiale qui en font partie. L'enjeu du projet quartiers numériques est […] d'accroître la visibilité internationale du secteur numérique français à travers le regroupement des acteurs et des structures aujourd'hui dispersés […]. » Une fois de plus, hélas, l’on redécouvre les vertus du cluster. Mais est-ce si simple de fabriquer un cluster et, au fond, cela a-t-il du sens ?

Le cluster : un serpent de mer

La question est très ancienne. Alfred Marshall, en 1890, décrit dans ses Principes d’économie politique – au chapitre 10 du livre 4 – son étonnement en découvrant ces grands ensembles industriels et territoriaux qui constellent le Londres de la révolution industrielle. Il y a « quelque chose dans l’air » écrit-il. Autrement dit, lorsque sur une portion de territoire se regroupent des industries y compris concurrentes, des sous-traitants, une main d’œuvre et une division du travail en lien avec les besoins exprimés alors, les secrets, les réussites, la confiance mais aussi les échecs et la défiance alimentent une invisible dynamique collective, constituent une force d’attraction. Marshall ne sait pas mesurer ce qu’il observe, ce qu’il ressent mais cette structure, il va l’appeler un « District ». Ainsi, appartenir à l’agglomération ou au district va permettre de bénéficier d’effets positifs externes et d’un avantage compétitif certains. D’ailleurs le terme est resté et l’on parle encore volontiers de districts industriels pour bien des secteurs (automobile, chimie, sidérurgie, etc.) sans compter l’Italie du Nord qui a été friande de ce type d’organisation spatiale pour son industrie manufacturière.
 
C’est Michael Porter, professeur à Harvard, qui va donner une définition contemporaine du cluster ou grappe d’entreprises et préciser les conditions de l’avantage comparatif. Regrouper sur un même territoire les acteurs d’un même secteur, y compris les universités lorsque le cluster est à dominante technologique, facilite les interactions et permet d’envisager bien des synergies, de gagner en masse critique et accroît considérablement la visibilité de l’industrie. Somme toute, la vision est celle de la spécialisation comme gage d’efficacité et de performance.
 
En France, la politique des technopôles des années 1970-80 – qui rentre dans la catégorie plus générale des Sciences Parks – a décliné cette vision du développement économique adossée à la spécialisation. Elles ont poussé en très grand nombre et un peu partout sur le territoire.
 
Les années 2000 consacrent la doctrine d’une performance économique fondée sur la production et l’utilisation des connaissances. L’État va s’appuyer sur le rapport de Christian Blanc, Pour un écosystème de la croissance, pour initier la politique des pôles de compétitivité. Ce sont des clusters technologiques où doit primer la mise en réseau de compétences complémentaires. L’on doit y trouver des académiques qui produisent des connaissances, des TPE/PME et des grands comptes qui utilisent et qui valorisent ces mêmes connaissances sur des marchés à travers de nouveaux produits et services. Au fond, ce sont des super-technopôles avec, en ligne de mire, l’éternelle Silicon Valley californienne qui depuis plus d’un siècle fait figure d’écosystème emblématique lorsque l’on parle de technologie. Pour Christian Blanc, il n’y a pas plus de 15 territoires en France qui présentent la masse critique nécessaire pour garantir la compétitivité et la visibilité à l’internationale. On compte aujourd’hui 71 pôles de compétitivité dont certains, par agrégation de forces locales, sont devenus des Instituts de Recherche Technologique (IRT), nouvel avatar d’une politique hexagonale technologique mais surtout gigogne. Car, en effet, l’ambition est souvent la même : favoriser l’innovation, le transfert technologique et la valorisation à travers des programmes collaboratifs. Mais sans jamais supprimer l’existant… Alors, le poids des structures qui s’empilent devient considérable. Les logiques d’acteurs qui, souvent, jouent au jeu des chaises musicales entre ces différentes structures et la présence d’administrations centrales qui, in fine, vont décider de ce qui se fera ou ne se fera pas, interrogent sérieusement l’efficacité de cette gestion faussement décentralisée de l’innovation et de la recherche. Et désormais, pour fédérer, stimuler et mettre en valeur les acteurs d’une filière, il faudra également compter avec le quartier numérique. Mais pourquoi ?

Un cluster, cela se fabrique-t-il ?

En 1961, Jane Jacobs produit un grand livre sur les dynamiques urbaines, le déclin et la survie des villes. Son angle n’est pas exactement celui de l’économie et des clusters mais avec le recul son analyse apparaît d’une évidente modernité. Son ouvrage est complexe et extraordinairement fécond pour avant tout penser la mixité. « Dans nos villes, nous avons besoin de toutes les formes de diversité possibles, entremêlées de façon à se compléter les unes les autres », dit-elle. Aussi, Jane Jacobs est contre les planificateurs qui pensent la ville à travers ses grandes fonctions et qui l’aménagent en conséquence. Le quartier des affaires, le quartier des divertissements, les quartiers résidentiels, les quartiers fermés, et donc en creux, les quartiers pauvres, les quartiers ouverts, vibrants ou les ruelles se mélangent aux grandes avenues, les grandes enseignes aux boutiques de quartier. Les riches coexistent avec les pauvres. C’est cette mixité fonctionnelle et sociale à laquelle aspire Jane Jacobs, une ville des frottements où les idées s’échangent facilement et où l’atmosphère urbaine se charge constamment en nouveauté. C’est évidemment difficile à maintenir tant les grandes villes sont rongées par la gentrification et l’embourgeoisement des quartiers. Souvent, un cosmopolitisme aseptisé vient chasser la créativité alors que celle-ci va apparaître des plus essentielles pour comprendre aujourd’hui comment l’économie numérique s’articule aux territoires. Contrairement à Michael Porter, le message de Jane Jacobs est un plaidoyer en faveur de la diversité et de l’ouverture comme gage d’efficacité et de performance.
 
À la fin des années 1990, la France connaît un engouement presque sans précédent pour une nouvelle économie largement portée par de (très) jeunes entrepreneurs qui découvrent les opportunités sans limites promises par l’internet. C’est à cette même époque que le Silicon Sentier parisien va pousser indépendamment de toute action publique(1) .
 
Ce qui s’est passé au Sentier entre 1996 et 2000 est particulièrement révélateur d’une certaine ambivalence de la proximité géographique. Avant tout, il faut savoir que, lorsque les entreprises sont jeunes et ont peu de moyens financiers, elles sont attentives au coût du foncier. Si par ailleurs les entreprises sont numériques, alors l’accès à des infrastructures du même nom est essentiel et influence les choix de localisation. C’était le cas pour le Sentier avec la proximité heureuse d’un GIX sous la bourse de Paris et des mètres carrés, des entrepôts et des sous-sols peu chers car disponibles en grande quantité suite à la mise en déroute massive du secteur du textile. Mais ce n’est pas tout. Un très fort effet mimétisme explique l’engouement soudain pour ce quartier. L’idée de participer à une aventure et d’être d’une certaine manière sur le territoire qui gagne s’est imposée comme une évidence pour au moins 300 entreprises au plus fort de la bulle. Cela alimente ce que j’appelle un effet « avenue Montaigne ». À qualité identique, ce n’est pas la même chose de vendre un produit de luxe avenue Montaigne ou sur la place Clichy car les consommateurs associent une qualité perçue à la localisation. C’est ce qui s’est passé avec le Sentier : être sur ce territoire a renforcé la qualité perçue des projets, indépendamment de leur qualité réelle. Cela sanctionne implicitement ceux qui n’y sont pas. En outre, participer à l’aventure collective du Sentier a été passionnante mais le bon esprit apparent a masqué une absence notoire de coopération et une féroce compétition pour les investisseurs et pour les collaborateurs. Au fond, lorsque les entreprises sont en forte croissance, au début de leur stade de développement et sur des marchés très proches, il ne faut guère s’étonner d’une certaine forme de défiance et de coopération parfois en trompe-l’œil. Et évidemment, une fois le printemps 2000 et l’explosion de la bulle Internet passés, certaines ont cherché à se relocaliser ailleurs, dans des quartiers plus sérieux.
 
Ce cluster a émergé seul, sans l’aide de l’État qui a découvert le phénomène un peu après la bataille. La DATAR a reconnu le travail de l’association Silicon Sentier, née en 2003 pour structurer et fédérer les acteurs du numérique et attribuer le label SPL (Système Productif Local) cette même année.
 
Tous les territoires ne sont pas sujets aux effets d’aubaine mais cette histoire est instructive. Il ne suffit pas de regrouper et d’agglomérer pour que la confiance et la coopération suivent. Un excès de similitude dans les pratiques,
 De l’urbain, des bars, des restaurants, de la diversité, une centralité, voilà des atouts qui ont favorisé l’éclosion de ce type de cluster. 
les tailles d’entreprise et les ambitions sont des freins puissants à l’engagement dans un collectif et les comportements opportunistes sont toujours présents. Les entrepreneurs se sont installés au Sentier car l’environnement correspondait parfaitement à leur besoin, à leur âge, à leur mode de vie. De l’urbain, des bars, des restaurants, de la diversité, une centralité, voilà des atouts qui ont favorisé l’éclosion de ce type de cluster.
 
C’était le cas de la Silicon Alley à New York, du SoMa à San Fransisco, aujourd’hui de la Silicon Roundabout et de Shoreditch à Londres mais nous pourrions également évoquer le quartier de Silver-Lake à Los Angeles ou encore le Mile-End à Montréal où s’est installé Ubisoft presque déjà remplacé par le Mile-Ex où l’on trouve des pratiques plus alternatives et underground (MakerSpace, FabLab, …). Dans tous ces cas, on trouve ce qu’Elizabeth Currid décrit comme étant une Wharol Economy, c’est à dire un terreau fertile pour la créativité car se confrontent des regards, des pratiques, des mobilités et des talents. Et c’est devenu une dimension importante de l’économie numérique. Alors peut-on décréter et fabriquer un cluster numérique ?
 
Ce débat est d’une rare constance chez les théoriciens des clusters. L’émergence est-elle spontanée et faut-il ensuite accompagner la mise en valeur ou bien faut-il construire le cluster en forçant à la proximité géographique par regroupement ? D’une certaine manière, le projet du Grand Paris et le réaménagement du plateau de Saclay relèvent de cette seconde philosophie. Rassemblons sur le plateau tout ce que Paris compte d’acteurs de la haute technologie pour que cela se voit et ainsi la grenouille française sera aussi grosse, non, plus grosse que le bœuf californien. Ce projet est aujourd’hui en souffrance car non seulement il se pose d’évidentes questions d’aménagement des déplacements mais surtout, un certain nombre d’acteurs rechignent à quitter Paris intra-muros et une centralité bien confortable. Alors, pour le numérique, sans doute plus agile car les acteurs sont plus petits, ne peut-on faire quelque chose ?
 
La première réaction, d’orgueil et finalement bien française a été de considérer que Paris devait prétendre au titre de capitale européenne du numérique et ainsi faire jeu égal avec la Tech City qui prend place dans le East End de Londres. Comment ? Eh bien comme pour le projet du Plateau de Saclay, en regroupant sur une même étagère tout ce que la capitale compte d’entreprises numériques. Il faut en réunir au moins 1 000, sur 25 000 m2 et vraisemblablement au sein du 13e arrondissement. Presque un concours de vestiaire adolescent et des chiffres étourdissants car ici encore, que cela se voit ! Et c’est bien là le problème avec le cluster lorsque le politique s’en empare. Comme si en regroupant les acteurs d’une même filière, d’un même secteur on améliorait de facto le fonctionnement du collectif. Sans parler de l’effet « avenue Montaigne ». Est-ce à suggérer que ceux qui n’en sont pas ne font rien ? Il existera toujours des outsiders créatifs et innovants. Mais surtout ces acteurs en ont-ils envie ? En ont-ils besoin ?

Le réseau, la créativité, la résilience

Les recherches les plus récentes en théorie des clusters cherchent à mesurer l’invisible force ou faiblesse qu’Alfred Marshall avait ressentie : le réseau. C’est une structure très complexe faite de relations sociales réelles et numériques, industrielles et informelles. Au delà de la proximité géographique, elle permet d’identifier là où il y a une présomption de cluster mais également là où il n’y en a pas. Aussi, ce qui compte, c’est désormais de pouvoir cartographier et mesurer les relations entre les acteurs et d’analyser la déformation de cette structure à partir du comportement des agents eux-mêmes ou bien lorsqu’une intervention externe, un animateur, un acteur public agit sur la structure.
 Faire en sorte que, lorsque l’on réunit tout le monde au même endroit, le tout soit bien supérieur à la somme des compétences individuelles. 
Fondée sur la subvention publique de la recherche et développement collaborative, la politique des pôles de compétitivité est essentiellement une politique qui vise à densifier les relations entre les acteurs. Cependant, peu nombreux sont les clusters à maîtriser et à se doter d’une méthodologie « réseau » afin d’analyser la réelle performance, le décloisonnement ou le renforcement des pratiques et, in fine, la capacité collective du territoire à innover du mieux qu’il le peut. Car il s’agit bien de cela : faire en sorte que, lorsque l’on réunit tout le monde au même endroit, le tout soit bien supérieur à la somme des compétences individuelles.
 
Ce que nous savons aujourd’hui des collectifs qui fabriquent de l’innovation c’est qu’ils se trouvent généralement confrontés à un compromis : celui qui va consister à mélanger les genres mais pas trop. Cela peut sembler surprenant mais l’on étudie avec les mêmes outils théoriques la façon dont se fabrique un jeu vidéo chez Ubisoft, se conçoit une performance artistique au Cirque du Soleil, se pense une œuvre numérique au croisement de l’art et de la technologie, que le fonctionnement d’un cluster numérique. Ainsi, si l’on mélange des compétences trop variées et donc des acteurs qui ont peu en commun, le tout peut être très créatif mais sans que cela fasse vraiment sens pour un public, un consommateur ou un marché. À l’inverse, si l’on privilégie les habitudes, la confiance, la proximité culturelle et cognitive au sein des équipes alors on risque de s’essouffler par excès de conformisme : la production collective risque d’être convenue, attendue et l’innovation faiblement créative. Lorsqu’on laisse faire, les acteurs sont en capacité d’identifier les relations et les rencontres qui ont du sens pour eux. Et en effet, la proximité géographique que permet le cluster peut favoriser les rencontres, les découvertes, la sérendipité parfois. Ensuite c’est la personnalité de l’entrepreneur et son rapport au risque qui décident de l’orientation et de la coloration qu’il va donner à ses collaborations et donc à son innovation. Encore aujourd’hui, Steve Jobs a réussi, avec les produits Apple, la plus belle synthèse qui soit entre l’art et la technologie et derrière elle un audacieux maillage d’équipes et de compétences variées. Les travaux les plus récents permettent aujourd’hui de déceler dans quelle mesure les réseaux sous-jacents aux clusters sont porteurs de créativité voire de résilience lorsqu’ils arrivent à combiner à la fois la cohésion nécessaire pour avancer en exploitant ce que l’on sait faire et la diversité qui permet l’exploration en générant un flux continu d’idées nouvelles. Ce sont ces structures qui permettant d’anticiper au mieux les incertitudes de l’environnement.
 
Il a fallu presque un siècle à la Silicon Valley pour arriver à ce subtil équilibre entre une capacité très forte à l’exploration de nouvelles connaissances et à leur exploitation immédiate sur de nouveaux marchés. Un siècle pour construire une identité territoriale, bâtir de la confiance, développer une culture entrepreneuriale et du risque, densifier les relations entre les acteurs en favorisant la porosité entre les frontières. Évidemment rien n’est jamais acquis et peut-être que, demain, New York pourrait présenter une atmosphère urbaine plus convaincante pour une économie numérique qui se nourrit tout autant de technologie que de contenus créatifs. D’ailleurs l’Université de Stanford, le cœur du système Silicon Valley, ne souhaite-elle pas ouvrir une antenne dans la Grosse Pomme ? Une antenne entièrement consacrée au triptyque recherche, éducation scientifique, et entrepreneuriat.
 
Le projet TechCity qui cartographie le cluster de l’East London (fig. 1) est intéressant car, même s’il n’est pas à proprement parler un outil de visualisation du cluster, il révèle une dimension des interactions à l’œuvre sur le territoire, celles qui passent par Twitter.
La TechCity révélée par Twitter. Capture d'écran.
La TechCity révélée par Twitter. Capture d'écran.
 
C’est évidemment très insuffisant mais cela va dans le bon sens. Des travaux plus académiques autour de la question de la production de la technologie européenne des systèmes de navigation par satellite (GNSS) permettent aujourd’hui de révéler l’invisible(2) . Nous sommes en mesure de dire quelles sont les entreprises concernées, ce qui se passe dans les relations – allant de l’échange de connaissance très en amont des projets à des questions plus avals de coordination pour finaliser des produits (fig. 3) – et finalement quels territoires sont des clusters (fig. 2). Pour comprendre un cluster en profondeur et en multi-niveaux, ce sont tous ces flux, formels, informels, online et offline qu’il faut savoir identifier, représenter et analyser. La tâche est évidemment complexe.
 
Les clusters de la technologie GNSS. Source : Balland, Suire, Vicente, 2013.
Les clusters de la technologie GNSS. Source : Balland, Suire, Vicente, 2013.
Les entreprises et les connaissances de la technologie GNSS. Source : Balland, Suire, Vicente, 2013.
 
Les entreprises et les connaissances de la technologie GNSS. Source : Balland, Suire, Vicente, 2013.

Au final, cette expertise permet de piloter au plus près un projet de cluster en comprenant ce qui se diffuse dans des liens, pourquoi des liens sont nécessaires, d’autres redondants et comment la structure dans son ensemble gagne en efficacité ou non. Les outils traditionnels de l’incubation et de l’accompagnement des projets entrepreneuriaux et collectifs doivent idéalement être complétés par cette expertise de haut niveau. D’ailleurs, il est peu probable que, derrière le regroupement et l’agglomération à marche forcée des acteurs au sein de quartiers numériques, l’on se dote de telles capacités d’analyses et de suivi. L’on dira que le dramatique découplement du monde la recherche et des Universités et de celui des décideurs explique en partie cela. En passant, nous dirons également que ces travaux de recherche sont très populaires dans les universités technologiques d’Europe du Nord (Suède, Finlande, Danemark, Pays-Bas) mais également dans les grandes universités américaines (Stanford, Berkeley, MIT, Harvard, Columbia,…). Pour le dire autrement, sur les territoires où l’on fabrique de la technologie à l’audience mondiale, l’on se dote en parallèle des capacités d’expertise qui permettent de suivre, de comprendre et d’anticiper au mieux les incertitudes et la turbulence qu’affrontent les collectifs.

Le numérique : une bataille d’ego

Shoreditch à Londres, avant d’être un cluster, est un quartier comme l’était le Sentier. Il n’émerge pas grâce à l’acteur public. Même si aujourd’hui le gouvernement de David Cameron, ayant bien compris l’intérêt stratégique et économique d’un tel territoire, accompagne l’existant en agissant essentiellement sur l’attractivité fiscale, l’aménagement urbain et la mise en visibilité. Les acteurs sont dans East London parce que le territoire présente les attributs recherchés par les talents qui composent cette économie numérique.
 Les acteurs sont dans East London parce que le territoire présente les attributs recherchés par les talents qui composent l'économie numérique. 
C’est un territoire riche de ses cultures, tolérant, anglophone, curieux, encore bon marché où de nombreuses (toutes les ?) expérimentations sont possibles. Presque « cool » en un mot. Et c’est bien d’une hybridation dont il s’agit au départ. Celle d’une scène musicale indie et vibrante et de son pendant numérique qui cherche à la promouvoir. Last.fm, Songkick, LiveMusic ou encore 7digital sont, parmi d’autres, des entreprises pionnières du Silicon Roundabout. Et comme pour le Silicon Sentier en son temps, les dynamiques d’agglomération sont particulièrement auto-renforçantes. En janvier 2013, on dénombrait près de 1 300 compagnies. Il est logique que, par souci de réputation et de visibilité, les plus gros suivent : Google, Amazon, Microsoft, Cisco… Ils viennent installer des centres de recherche qui vont se nourrir de la créativité, de l’innovation et des dynamiques locales incubées dans les 9 dispositifs de ce type que l’on trouve aujourd’hui à Londres. Mais ceci pourrait également permettre en retour aux start-up londoniennes d’accéder à des interactions et à une visibilité mondiale. Un couplage local-global qui est là encore un principe bien connu du cycle de vie des clusters(3) .
 
Prochainement, la ville de Nantes va présenter un projet risqué mais audacieux : le quartier de la création qui, selon toute vraisemblance, sera labellisé « quartier numérique ». L’idée est de faire pousser sur un bout de l’Île de Nantes un cluster qui regroupe des activités au croisement de l’enseignement supérieur, des acteurs du numérique, des services et des industries de la création. Sans présager de ce que seront les interactions entre tous ces acteurs, il y a ici la volonté d’exposer tout ce que le territoire compte dans ces secteurs. Autrement dit, le cluster est une spécialisation revendiquée autour des contenus, de la création et du numérique, et cela pourrait fonctionner tant les volontés locales, privées et publiques apparaissent à l’unisson. Sa faiblesse est la même que pour tous les collectifs : les amitiés et la coopération peuvent s’effacer derrière les personnalités et les impératifs du monde des affaires. Le cluster n’est alors qu’une façade et une vitrine qui brille, que l’on montre mais l’on ne sait pas, bien, agir sur la densité et l’orientation des relations. Sa force, c’est qu’il est immergé dans la ville et que le territoire ne coupe pas les acteurs concernés des aménités urbaines et de la diversité dont ils se nourrissent.
 
Une dernière chose. La ministre en charge de l’économie numérique souhaite regrouper tout ce que Paris compte d’acteurs du numérique sous le même toit, comme si, au fond, il n’existait rien ou que cela ne fonctionnait pas. Or, des acteurs de l’intermédiation sont présents et font un travail remarquable de maillage et d’accompagnement des start-up. Des cantines, des campings, des laboratoires de fabrication numérique, des tiers-lieux, des scènes où l’on peut penser, s’exprimer et présenter des projets sont aujourd’hui des acteurs et des places essentielles de l’innovation collective et numérique. Ce sont tous des incubateurs à leur niveau car ils collectent, filtrent et révèlent les caractéristiques de projets souterrains. D’une certaine façon, et pour beaucoup d’entre eux, ces tiers-lieux sont déjà dans une économie de l’expérimentation, celle où le « make to learn » est aussi important que le « learn to make » de l’ingénieur. Une économie de l’expérimentation où l’intelligence émotionnelle et intuitive, presque artistique doit se conjuguer à l’intelligence analytique. Ainsi l’on développe de la souplesse et de l’agilité qui permettent de moins subir et de créer les changements de rythme de l’économie numérique. Ces dispositifs ont poussé parfois de façon anarchique sur les territoires technologiques et ce qu’il faut désormais, c’est favoriser leur articulation tout en laissant chaque dispositif fonctionner en toute liberté et en fonction de ses propres objectifs d’animations communautaires.
 
Entre fédérer et regrouper il y a bien plus que de la sémantique, il y a une conception de l’efficacité du collectif et une vision stratégique de l’organisation des clusters. Il n’est pas du tout certain que la réflexion et ces projets de quartiers numériques en soient à ce stade. Si tout ceci n’est rien de plus qu’un concours permettant de distribuer un prix d’excellence, numérique, alors les lobbys politiques et locaux s’activeront pour l’emporter et conserver la façade de la modernité. Tellement français.

Références

Alfred MARSHALL, Principles of Economics, 1890

Pierre-Alexandre BALLAND, Raphaël SUIRE, Jérôme VICENTE, « Structural and geographical patterns of knowledge networks in emerging technological standards; evidence from the european GNSS industry », Economics of Innovation and New Technology, 22, 2013, p.47-72
 
Christian BLANC, Pour un écosystème de la croissance, La Documentation française, 2004

Joan CRESPO, Raphaël SUIRE, Jérôme VICENTE, « Lock-in or lock-out? How structural properties of knowledge networks affect regional resilience », Journal of Economic Geography, à paraître en 2013
 
Elizabeth CURRID, The Warhol Economy: How Fashion, Art and Music Drive New York City, Princeton University Press, 2007
 
Yan DALLA PRIA, Jérôme VICENTE, « Processus mimétiques et identité collective : gloire et déclin du Silicon Sentier », Revue Française de Sociologie, 47, 2006, p.293-317
 
Jane JACOBS, The Death and Life of Great American Cities, Random House, 1961
 
Laëtitia MAILHES, « Au cœur de la Silicon Valley », inaglobal.fr, 2011
 
Michael E. PORTER, The Competitive Advantage of Nations, Free Press, New York, 1990
 
Raphaël SUIRE, « Stratégie de localisation des firmes du secteur TIC : du cyber-district au district lisière », Géographie, Économie, Société, 5, 2003, p.379-397

Raphaël SUIRE, Jérôme VICENTE, « Clusters for Life or Life Cycles of Clusters: In Search of the Critical Factors of Cluster Resilience », Entrepreneurship and Regional Development, à paraître en 2013

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Crédits photos :
Silicon Roundabout à Londres (Jack Torcello / Flickr)
Capture d'écran du site TechCityMap.com
    (1)

    Raphaël SUIRE, « Stratégie de localisation des firmes du secteur TIC : du cyber-district au district lisière », Géographie, Économie, Société, 5, 2003, p.379-397 ; Yan DALLA PRIA, Jérôme VICENTE, « Processus mimétiques et identité collective : gloire et déclin du Silicon Sentier », Revue Française de Sociologie, 47, 2006, p.293-317. 

    (2)

    Pierre-Alexandre BALLAND, Raphaël SUIRE, Jérôme VICENTE, « Structural and geographical patterns of knowledge networks in emerging technological standards ; evidence from the european GNSS industry », Economics of Innovation and New Technology, 22, 2013, p.47-72. 

    (3)

    Raphaël SUIRE, JérômeVICENTE, « Clusters for Life or Life Cycles of Clusters: In Search of the Critical Factors of Cluster Resilience », Entrepreneurship and Regional Development, à paraître en 2013. 

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