Une solution économique, un défi artistique
Cependant, la grande majorité des films européens restent des productions nationales, principalement pour trois raisons : le sujet et la culture même du réalisateur d’une part, la culture et les références du public d’autre part, et enfin le système de production lui-même. D’autant que les aides nationales demandent souvent aux films d’avoir des marqueurs culturels nationaux (jours de tournages sur place, présence d’acteurs ou membres de l’équipe). La coproduction représente ainsi, lorsqu’elle n’est pas directement justifiée par le sujet, un défi artistique qui conduit les critiques de cinéma à qualifier les coproductions européennes de « melting pot » ou encore de véritable « pudding », exprimant ainsi la dilution des identités artistiques sous l’effet du mécanisme de production.
Les scénaristes et réalisateurs européens ont tendance à localiser leur sujet dans leur propre espace géographique, d’abord par pertinence artistique, parce que c’est le territoire qu’ils connaissent et qui leur correspond le mieux (Oh Boy du cinéaste allemand Jan Ole Gerster, entièrement situé dans les rues de Berlin), mais aussi par commodité linguistique ou logistique. Du côté des producteurs, il y a une certaine tendance à penser d’abord au marché national. Pour Rodolphe Buet, PDG de StudioCanal Germany, « le cinéma français est très tourné vers le marché français (…) et le cinéma allemand est en grande partie financé par la télévision… ». Mais il est aussi vrai que le système français, plus attentif à l’ambition artistique des projets, attire ainsi des cinéastes du monde entier : Margaret Ménégoz, productrice et directrice des Films du Losange, rappelle ainsi que « la France s’intéresse beaucoup aux metteurs en scène étrangers, même les jeunes cinéastes. Et il est vrai aussi que l’industrie du cinéma va mal dans beaucoup de pays : en Espagne, l’État fait de grandes coupes dans le budget de la télévision, en Italie il n’y a plus de réglementation et il n’y a pas vraiment de relève à la grande période du cinéma italien… ». Chez les producteurs indépendants, la recherche de la cohérence artistique est donc première. Selon Bertrand Faivre, producteur et directeur général du Bureau, « les cinéastes et producteurs sont très sensibles au territoire sur lequel ils travaillent. C’est le premier curseur, le premier marché à l’aune duquel on mesure le succès du film. Les films qui sont destinés au marché international sont effectivement avantagés s’ils sont en langue anglaise. Mais le premier critère de la réussite, pour moi, c’est la réussite artistique du film (…) ». Pour Paulo Branco, producteur et directeur d’Alfama Films, « en tant que producteur, je produis depuis la France parce que c’est le système le moins mauvais, je le prends comme un outil. On encourage ici un certain rapport artistique au cinéma, même si les mécanismes de sélection du CNC ont parfois tendance à normaliser les films. »

En revanche, à une certaine échelle de production, il faut se rapprocher des goûts du public pour réduire les risques d’échec : Bertrand Faivre reconnaît ainsi que «
L’Affaire Farewell, qui a un budget nettement plus gros [que
L’Inconnu du Lac], est pensé dès le début comme tourné vers le public international. Mais encore une fois, le cinéma est une offre, donc on pense d’abord à
; la réussite artistique du film en tant que proposition nouvelle pour le public ». Même logique chez StudioCanal (producteur par exemple de
Tinker Tailor Soldier Spy en 2011), mais cette fois en interne : « Les filiales ont une autonomie dans l’exploitation, mais pour la production elles collaborent entre elles, elles ont des contacts hebdomadaires et sont totalement impliquées dans le processus. Il faut évidemment que les projets aient une assise européenne suffisamment forte en termes de marché, et cela passe bien sûr par des estimations de ces trois principaux territoires ». Pour des projets d’envergure internationale tels que ceux de StudioCanal, « le choix du tournage en Allemagne, en France ou en Grande-Bretagne dépend beaucoup des incitations fiscales qui y sont proposées » (Rodolphe Buet), même si la racine du financement part du siège français de StudioCanal.
Pour les producteurs indépendants, le premier moteur d’une coproduction reste donc le sujet même du

film. Pour choisir leurs lieux de tournages, leurs mécanismes de financement et leurs partenaires, la plupart d’entre eux suivent la géographie du projet du scénariste ou du réalisateur : si celui-ci intègre une dimension transnationale, le producteur peut chercher à organiser une coproduction avec un partenaire local. Celles-ci ont été nombreuses dans les années 1950 et 1960, en particulier entre la France, l’Italie et l’Espagne. Aujourd’hui, selon Paulo Branco, « on ne fait presque plus de co-production entre ces pays, car le marché du cinéma en Italie et en Espagne est désastreux ». Les incitations fiscales mises en place par les politiques publiques au niveau régional et national sont des critères qui entrent en jeu dans la chaîne de décision de localisation d’un film, mais qui ne sont pas toujours déterminants. Pour les films indépendants, dont la réussite est avant tout liée à la vision du réalisateur et à sa cohérence, la localisation du film est d’abord déterminée par son choix, et le bénéfice d’un crédit d’impôt n’est qu’une optimisation fiscale qui découle de ce choix. Pour Bertrand Faivre : « C’est à géométrie variable, tout est tiré par le sujet. J’ai coproduit plusieurs films,
Joyeux Noël,
Welcome,
Le Capital, ou encore
Far North, avec Michelle Yeoh, et je ne passe pas toujours par l’Angleterre. Dans
Joyeux Noël, par exemple, la coproduction fait partie de la génétique du projet : un film sur la Première Guerre mondiale où des armées de plusieurs nationalités fraternisent préfigurait quelle devait être la configuration idéale de la coproduction. »
Margaret Ménégoz résume d’une phrase optimiste les spécificités du système européen : « Dans l’ensemble il est quand même plutôt facile de produire en Europe ; il y a beaucoup de guichets, qui forment une toile très complexe, qu’il faut connaître, mais qui permettent de produire et coproduire, et de trouver des financements .» Le cinéma n’est cependant pas la seule industrie audiovisuelle dont les producteurs interagissent au niveau européen. On observe d’autres types de coopérations audiovisuelles, notamment autour de la production de séries, comme par exemple Wallander (Yellow Bird/BBC), Borgia (Atlantique Productions, Canal+, EOS Entertainment et ETIC Films) ou encore Death in Paradise (BBC/Atlantique Productions). Les séries répondent à une logique de production télévisuelle toute particulière qui les distingue de l’économie du cinéma, malgré de nombreux rapprochements en termes narratifs et esthétiques.