Rachid Laïreche est entré à Libération en tant qu'hôte d'accueil, avant de devenir journaliste au service politique.

Rachid Laïreche est entré à Libération en tant qu'hôte d'accueil, avant de devenir journaliste au service politique. 

© Crédits photo : Philippe Quais

Rachid Laïreche : « Les journalistes ne racontent pas la politique, ils racontent les politiques »

Dans son livre Il n'y a que moi que ça choque ?, Rachid Laïreche raconte son expérience personnelle dans la « bulle » des journalistes politiques, où il a passé huit ans pour Libération. À travers cet exercice d'autocritique, il dénonce le fonctionnement d'un certain type de journalisme politique marqué par l'entre-soi, un rapport « malsain » aux responsables politiques et déconnecté des préoccupations des lecteurs.

Temps de lecture : 18 min

Rien ne destinait Rachid Laïreche au journalisme. S’il entre à Libération en 2005, c’est en tant qu'hôte d’accueil. Et encore, pour dépanner et sans rien connaître du journal. Ce qu’il en découvre l’intéresse. Encouragé par des journalistes de la maison, il écrit ses premières piges. Début 2015, le voici recruté au service politique, chargé de suivre les partis de gauche. Il occupera ce poste durant huit ans.

Dans Il n’y a que moi que ça choque ? (Les Arènes, 2023), il raconte son arrivée, celle d’un « passager clandestin », dans « un nouvel univers extraordinaire, un tour du monde en montgolfière ». Sa découverte des codes d’un petit milieu où concurrence et solidarité professionnelles sont étroitement liées. Ses relations avec les politiques. L’ivresse de se sentir important à leur contact. L’illusion de comprendre mieux que les autres. La fabrique de l’info politique au rythme des tweets. Le décalage avec les siens, famille, amis. La déconnexion de cette « bulle maléfique » avec les préoccupations de la population.

Désormais reporter (toujours au service politique), nous l’avons rencontré dans son deuxième « bureau », un café du Xarrondissement de Paris.

Comment êtes-vous devenu journaliste politique ?

Rachid Laïreche : Je suis arrivé à Libération en 2005, à l’accueil. À ce moment-là, j’ai arrêté mes études, je ne connais pas le journal, je ne l’ai jamais lu. C’est ma belle-sœur, qui a une boîte d’hôtes et d’hôtesses d’accueil, qui me dit un soir : « Il y a un mec qui m’a planté, remplace-le. » Je devais rester un jour, ça a duré six ans.

Petit à petit, je m’intéresse au journal. C’est Luc Le Vaillant et Christophe Ayad qui me font écrire en premier. J’essaie, c’est de la merde. Je ne sais pas écrire, mais ça me plaît et je veux comprendre comment on fait. Libération n’a pas un rond donc ils me disent : « On peut pas t’embaucher, reste en piges, mais en piges illimitées. Quand tu veux écrire, écris. » Je pige surtout en sport, un peu en société et en rap. Et en 2015, Johann Hufnagel, directeur délégué du journal, me dit : « On t’embauche, mais pas en banlieue, pas en rap, pas en sport. Soit tu vas en culture faire du cinéma, soit tu vas en politique. » « La politique ? J’y connais rien, moi. » « Justement, on en a marre des gens qui connaissent tout, il faut bousculer les codes, vas-y. »

Vous n’y connaissez alors rien et vous racontez, par exemple, que lorsque les socialistes vous parlent du congrès d’Épinay (1971), vous ne pensez pas du tout à François Mitterrand… mais à Busta Flex, un rappeur de la ville.

Je n’ai alors aucune référence politique. Je votais à gauche, sans vraiment savoir pourquoi. Maintenant, je sais pour qui je vote et pourquoi je vote, malgré tout ce que je condamne. Mais quand je rentre là-dedans, je n’ai aucun bagage.

À quoi ressemble alors votre quotidien de journaliste politique ?

Je veux tout comprendre. Je passe des heures et des heures au bureau, je travaille énormément le week-end. Quand j’arrive en politique, les premières années, ma vie ce n’est que ça.

Vous lisiez beaucoup ?

Non, je n’ai jamais lu. J’aurais dû l’écrire dans le livre : les papiers de la concurrence ne m’ont jamais intéressé. Ce que j’écrivais, je le trouvais intéressant, mais ce qu’écrivaient les autres, ça ne m’intéressait pas. Je lisais quand même les interviews, les portraits — mais les analyses politiques, je ne les ai jamais lues, même quand j’étais en poste.

Et des livres sur l’histoire de la gauche ?

Non, je suis allé tout de suite sur le terrain. Les politiques, je vais les voir, et je rends le truc tout de suite humain. Je fonctionne beaucoup au feeling. Au début, je décris beaucoup les politiques, qui au départ sont assez mal à l’aise avec moi (« Pourquoi vous me décrivez, Monsieur ? » « Pourquoi vous dites que je mange comme ça ? »)

« Le tweet devient l’actualité »

Comme je ne connais personne, je dois me faire repérer. À l’époque, la gauche est au pouvoir et il y a déjà deux personnes à Libération — Lilian Alemagna et Laure Bretton — qui suivent la gauche. Je suis le nouveau et les politiques passent toujours par eux, jamais par moi. Même quand c’est moi qui écris, et qu’ils ont un truc à redire, ce n’est pas moi qu’ils appellent.

Votre quotidien est fait de SMS, de déjeuners…

Au début, je discute énormément avec mon chef, Grégoire Biseau, et tout au long de ces huit ans, j’échange beaucoup avec ma collègue Laure Equy, sur les angles, le rapport aux sources... Je vais aux déjeuners et à tous les événements, au moindre meeting. C’est comme au début, quand je me dis que je ne sais pas écrire, et que plein de gens me disent : « Rachid, tu n’as jamais écrit, t’as à peine un bac pro, la presse écrite c’est dur — ils ont raison —, t’es sûr que tu veux écrire ? » Ce type de remarque me motive. Et là, quand j’arrive, certains me disent : « Rachid, t’es sûr ? La politique, c’est compliqué. » « Oui, je veux être journaliste politique. » On m’avertit : « Il faut cinq-six ans pour tout saisir. » Ça va pas ou quoi ? J’ai pas le temps, moi ! Donc c’est aussi un défi personnel.

Et vous découvrez un univers qui, au début, vous attire.

Au départ, lors des déjeuners, les confrères parlent de livres, de congrès, de choses que je ne connais pas, que je ne comprends pas, mais je fais semblant, et je trouve ça hyper cool. Quand on part tous en bande à un congrès, à Poitiers ou à La Rochelle, c’est super agréable. Quand je parle de « colonies de vacances pour adultes », ce n’est pas une blague. La journée, chacun se débrouille pour voir les politiques, les ministres… Et le soir, on se retrouve à table entre journalistes politiques, on est morts de rire, on se raconte la journée, les secrets, qui couche avec qui… Et moi je me dis : c’est super ! Moi aussi je veux être cool et tout savoir. Moi aussi je veux que, quand un politique passe, il s’arrête et me dise : « Comment ça va, Rachid ? » Il y a une ambiance que j’aime beaucoup.

Mais petit à petit, vous voyez ça de plus en plus comme une bulle, un petit théâtre, avec de la connivence, de la solidarité et de la concurrence, de l’entre-soi, un intérêt pour les petites combines, les coups tordus…

C’est une pièce de théâtre, j’aime bien. Mais j’en vois vite les limites. J’ai par exemple arrêté les déjeuners au bout d’un an, un an et demi. D’abord, ça coûte de l’argent. Quand on déjeune avec les politiques, les restaurants coûtent cher, ça me dérange. Même si je me fais rembourser, avancer 500-600  euros par mois, ça me fait chier, et puis faut faire des fiches et tout, c’est relou. Et très vite, je comprends que je peux voir les politiques tout seul au café.

À ce moment-là, je ne suis pas encore mal à l’aise, parce que j’ai réussi à prendre ma place, je suis devenu ce que j’appelle dans le livre « un populaire ». C’est quoi être un populaire ? C’est, en pleine conférence de presse, mettons des Insoumis, alors que c’est Manuel Bompard qui doit parler et qu’il est finalement remplacé par quelqu’un de plus faible, prendre tout de suite la parole : « Non non non, le deal c’est Bompard, on veut parler à Bompard. » C’est ça le populaire, c’est le mec qui prend la parole avant tout le monde, qui ne craint personne. C’est celui à qui dans un meeting, s’il manque une chaise, on lui en apporte une. Ou à qui, à la fin de la journée, les collègues demandent : « On dîne où ? Tu viens dîner avec nous ? » Quand je suis arrivé, les populaires, c’étaient les gens plus vieux que moi et que je voyais à la télé.

À quoi tient la hiérarchie dans la « bulle » ? Au média ou à la personnalité du journaliste ?

Pour moi qui ne viens pas du milieu, la télé est importante. Mais dans la bulle, ce serait plutôt Libé que BFM TV. La presse écrite reste plus classe. La personnalité du journaliste compte aussi. Mais un journaliste du Monde sera toujours là.

Vous écrivez : « Les réseaux sociaux — surtout Twitter — sont nos véritables rédacteurs en chef. »

Je vous donne un exemple : Olivier Faure fait un tweet pour appeler à l’union de la gauche. Jean-Luc Mélenchon lui répond : « Faire l'union en se divisant aux élections sénatoriales et européennes ? » Moi je vois ça, je guette mes collègues. Je sais que les tweets circulent dans toutes les boucles WhatsApp. J’attends une heure ou deux. Et je vois les articles qui tombent : « Mélechon-Faure, le clash ». Ça part de deux tweets, et tout le monde fait un article (Libération, Le Monde, l’AFP…). Le mécanisme est automatique. Autre exemple : la maire écolo de Strasbourg dit qu’elle ne se rendra pas aux journées d’été au Havre parce qu’il y aura Médine [le rappeur avait suscité la polémique à cause d’un tweet jugé antisémite, NDLR]. Et paf, ça part. Certains politiques envoient même leur tweet aux journalistes.

Le tweet devient l’actualité. Si Mélenchon a fait un tweet, c’est que c’est important. Si c’est important, il faut en faire un papier. Si on fait un papier, il faut une suite. Le tweet de Mélenchon est un point de départ. Le lendemain, on déjeune avec un politique : « Alors le tweet de Mélenchon, vous en pensez quoi ? » Et le lendemain, on fait un papier : « En off, un proche de Mélenchon, nous dit : “Jean-Luc n’a pas été bon.” » Et on continue. Mélenchon dit : « Ceux qui parlent en off sur moi et ma famille… » Troisième papier : « Mélenchon fait la chasse aux traîtres chez les Insoumis. » Puis le PS dit : « Chez Mélenchon, il n’y a aucune démocratie », etc.

Vous êtes au cœur de l’actu, dont vous pensez qu’elle passionne tout le monde puisque vous écrivez dessus, puisque vous la jugez importante. Et en fait les gens autour de vous s’en fichent. Ou critiquent vos pratiques. Une ancienne collègue animatrice de centre de loisirs, devenue juriste, à qui vous racontez les coulisses de votre métier, vous lance : « Y’a moi que ça choque ? »

À ce moment-là je ne réponds rien et je me demande ce qu’elle peut bien comprendre au journalisme politique. Ce qui me dérange, c’est qu’on pense détenir la vérité. On débat entre nous au bureau, au déjeuner, mais quand on rentre dans notre monde à nous, quand quelqu’un nous parle — je parle de mes frères, de mes potes —, on les méprise. « Qu’est-ce qu’il en sait ? Moi je suis hyper informé, je déjeune avec des ministres. » Je suis alors persuadé d’écrire la vérité, de dire la vérité… et vous à côté, vous ne comprenez rien. Donc quand il y a débat sur les vaccins, la Russie, même si je pense qu’ils ont tort, je ne débats pas.

« En vrai, sérieusement, tu écris pour qui ? » 

Le deuxième point, c’est que, le peu de fois où ils ont essayé de lire mes articles, ils ne comprenaient pas ce que j’écrivais — « Mais de quoi tu parles ? » La déconnexion est dingue.

L’attention médiatique est finalement captée par de micro-sujets et pas par les projets ou les effets concrets des politiques menées ?

On le fait aussi. J’ai fait de grandes interviews avec Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Gérald Darmanin, etc. dans lesquels on ne parle pas de stratégie, mais de fond : l’eau, les violences, la laïcité...

Mais quand je fais le bilan, les trois quarts des papiers que j’ai écrits, c’était pour nous. Ce qui nous rend fou, c’est la stratégie. C’est important, bien sûr, mais nous, on ne voit la politique que par ça. Un truc qui me fait rire : pendant huit ans, j’ai dû faire 100 papiers « La gauche peut-elle s’unir aux élections ? » Maintenant, je vois les papiers des collègues : « La gauche peut-elle rester unie ? » On tourne en rond, c’est la folie.

Le retour au réel passe par des remarques de proches. Dont une qui vous dit : « Tu m’expliques que t’es important et que tes papiers font régulièrement la une de Libé. Très bien. Tu fais rire tes collègues et les politiques, ça te fait plaisir. Mais tu écris des papiers qui font du mal à la politique en racontant des trucs qui n’intéressent personne. C’est super si tu y trouves ton compte. En vrai, sérieusement, tu écris pour qui ? »

Au début, ça m’ébranle mais je le garde pour moi. Et même mon frère me dit : « Tu n’écris pas pour des gens comme nous », et il a raison.

Pourtant, vous décrivez les journalistes politiques comme étant incapables de se remettre en question. Vous écrivez : « On ne dévie pas d’une ligne qu’on est les seuls à comprendre. »

Il suffit de voir les réactions que suscite le livre. Des collègues m’écrivent en messages privés sur X [anciennement Twitter] ou sur Instagram pour me dire « Merci, super ton livre, ça nous remet en question. » Et après je regarde leur compte : ils n’ont pas changé. C’est drôle. D’autres me disent que je suis trop sévère avec eux, ou avec moi. Mon autocritique sert à parler de tout le monde, et je ne prétends pas être meilleur que les autres. D’autres encore le prennent comme une trahison, ou disent ne pas se reconnaître dans le portrait que je dresse.  En tout cas, il fait parler. Mais quand j’ai écrit le livre, je ne me suis jamais dit : « Ça va changer. »

Alors pourquoi l’avez-vous écrit ?

Je l’ai écrit pour moi, pour dire qu’il n’y a plus de retour en arrière possible. C’est hyper important. Je l’ai aussi écrit pour les étudiants en journalisme, pour leur dire : « C’est à vous de changer le truc ; voilà ce que c’est être journaliste politique aujourd’hui, est-ce que tu veux être ça ou est-ce que tu veux faire autre chose ? » Aujourd’hui, les journalistes en école ne veulent plus faire de journalisme politique, alors qu’avant c’était le service « phare ». C’est une alerte. Et je l’ai écrit pour tous ceux qui se demandent à quoi ressemble le journalisme politique.

C’est pour ça que je parle beaucoup des rapports que j’ai avec les politiques. Avec Mélenchon par exemple, on s’aime, on s’aime pas, on se bat, on rigole, on pleure. Sandrine Rousseau, c’était une fille « normale », on s’en foutait de sa vie. Elle devient une « machine à clics », elle est à nous.

Je m’attarde aussi sur des portraits pour dire « voilà comment ça marche vraiment ». Quand on tire le rideau, voilà ce qui se passe. Je voulais mettre en lumière nos rapports, malsains, avec les politiques. Chacun évolue dans sa bulle, et je décris ce que j’ai vécu.

Beaucoup de journalistes vous ont dit partager ce que vous racontez ?

Oui. Le red chef de L’Huma m’a écrit pour me dire qu’il faisait lire le livre à tout le service. Tous les journalistes politiques ne sont pas d’accord sur tout, et ceux qui ne sont pas contents ne vont pas forcément me le dire. Mais vraiment, je m’en fous. Parce que je ne demande rien, personnellement je les aime bien, je n’ai rien contre eux et n’ai aucun compte à régler. C’est pour ça que je ne mets aucun nom, que je ne vise personne.

Ce qui est drôle, c’est que tous demandent à le recevoir en service de presse. Ils veulent voir s’ils sont dedans, de quoi on parle… mais ça donne peu de médias (Le PointMarianne, L’Obs...).

Je remarque aussi qu’aucun journaliste politique ne m’a contacté pour en parler, alors que plusieurs personnalités politiques de premier plan, de gauche, de la macronie et de droite, m’ont proposé de parler du livre avec elles, qu’elles soient d’accord ou pas avec ce que je raconte.

Avec le recul, pensez-vous possible de faire autrement, de se passer d’échanges informels ? Un collègue vous explique ainsi, en sortant d’un déjeuner en tête à tête avec une députée, vouloir ainsi s’assurer « qu’elle décroche quand elle voit [s]on numéro s’afficher. »

J’ai réussi à être un membre de la bulle sans déjeuner. On me dit : « Tu as réussi parce que tu couvrais l’opposition ; quand tu fais la majorité, il faut voir les ministres. Les ministres, tu les vois en déjeuner, en groupe. » Mais on peut les voir le matin à leur bureau. Alors pourquoi en déjeuner ? Et quand on déjeune, on déjeune bien. Dans les ministères, des huissiers prennent nos manteaux, c’est un cuistot vingt étoiles qui fait à manger, quand le verre est vide, ils le remplissent… C’est quand même bizarre, non ?

Pourquoi on déjeune ? Parce que ce sont les règles, et les politiques fixent les règles. Or, ils ont besoin de nous, donc on peut arrêter les déjeuners, tout ira bien. Le déjeuner par groupe de différents médias est un vrai problème, facile à régler. On peut faire des confs de presse, des points formels off dans les bureaux…

« Quand on tire le rideau, voilà ce qui se passe »

Le déjeuner devient un jeu. Certains jeunes journalistes sont en panique parce qu’ils n’ont pas de « groupe de dej ». C’est classe d’avoir un groupe de dej. On a un groupe WhatsApp, on est quatre. « Alors on voit qui ? On lance qui ? Autain ? Darmanin ? » Et voilà l’agenda avec plein de déjeuners, trois par semaine. Pas le vendredi parce qu’ils rentrent en circo, et le lundi c’est le début de semaine.

Créer un lien de confiance avec les politiques, oui. C’est important, ce sont des sources. Et ce n’est pas parce qu’ils disent un truc que c’est la vérité ou qu’ils vont te faire un cadeau. Mais les journalistes ne racontent pas la politique, ils racontent les politiques.

Quand mes collègues m’appellent pour parler du livre, je leur demande : « Franchement, on écrit pour qui ? On écrit pour la bulle ? » Beaucoup l’admettent en privé.

Pourtant, ça semble générer de l’audience. Vous rapportez qu’au congrès de Poitiers, votre confrère de L’Obs se réjouit que son papier soit le plus lu du jour.

Ça clique mais il y a du monde dans la bulle. Qui s’intéresse à la politique, pour de vrai ? Les journalistes, les politiques, les attachés parlementaires, les gens hyper informés qui sont dans le milieu, les avocats… Donc quand un article fait 100 000 vues, on dit « wow, c’est énorme », mais non, c’est la bulle qui se regarde elle-même. Les papiers de stratégie, ça reste entre nous. Ce qui sort de la bulle, ce sont les grandes interviews.

Y a-t-il des journalistes politiques que vous admirez, qui vous servent de modèle ?

Non. Je suis entré dans le métier sans modèle, ni politique, ni journalistique, je ne connaissais aucun nom.

Une autre chose que vous ne comprenez pas, c’est qu’un journaliste politique puisse passer d’un journal de gauche à un journal de droite, et inversement.

Ça me rend dingue.

Un journaliste politique doit-il forcément choisir son camp ?

Il ne s’agit pas de prendre position, on n’est pas des militants. Mais quand on travaille à Libération, on sait où on travaille. Quand on travaille au Figaro, on sait où on travaille. Rachid Laïreche et Eugénie Bastié ça n’a rien à voir.

Qu’est-ce que ça veut dire ? On voit les unes, on voit comment chaque média traite l’actualité. Et donc on ne peut pas faire semblant, dire qu’on est impartiaux, c’est du pipeau, c’est un mensonge de A à Z. Imaginons que, demain, Le Figaro m’appelle : « Viens Rachid, on te paie 10 000 euros. » Je fais quoi ? Je fais semblant ? J’écris contre ce que je pense ? Non, c’est impossible. Sauf pour un journaliste politique, qui passe de Libération au Point, à L’Express… et ses papiers ne changent pas. Le titre change, la une change, le papier ne change pas. Parce qu’il raconte la cuisine, la stratégie, il fait des portraits avec trois mecs qui disent « c’est un connard », trois autres qui disent « il est super », on équilibre le papier. Ou il fait des récits, ça passe partout. On romantise et on psychologise tout : « Va-t-il se relever ? », « Son nouveau départ », « Comment, en coulisses, il prépare 2027 ». Sans le savoir, sans le faire exprès, les papiers se ressemblent tous.

S’agissant des relectures d’interviews et de citations, vous pointez un paradoxe : les politiques, qui maîtrisent la communication ou sont entourés de communicants, relisent systématiquement leurs propos, alors que ce n’est pas le cas pour les gens lambda, ceux qui la maîtrisent le moins.

Quand je vais dans un centre de gens qui dorment dans la rue, ils n’ont jamais vu un journaliste. Ils viennent du Cameroun, de Côte d’Ivoire, de pays en guerre, ils ne savent pas ce qu’est Libération, Le Figaro, Le Point, la droite, la gauche. Ils demandent juste de l’aide. Les gens pleurent devant nous, ils racontent leur vie, c’est bouleversant. On enregistre, on repart avec leur vie, et on en fait ce qu’on veut. Si je fais un article pour les défoncer, personne ne me dira rien. On a une liberté totale avec des gens qui ne maîtrisent rien.

Et ceux qui maîtrisent tout, de A à Z, qui ont fait des écoles, qui sont entourés, qui ont des cabinets, eux, on leur dit : « Je viens pour parler de ça, ça et ça. » « Non pas ça, on ne parle pas de ma condamnation. » « Au moins une question, sinon le lecteur ne va pas comprendre. » « OK, une seule question. » On s’arrange. Et on ne peut pas sortir du sujet convenu, c’est dingue.

Je ne dis pas qu’il faut arrêter de faire relire, c’est un débat à avoir. Mais ou bien on arrête pour tout le monde, ou bien on le fait pour tout le monde. Si l’entretien a été relu et amendé, il faut l’indiquer aux lecteurs, en bas de page. Il faut être transparent et trouver un juste milieu.

 

Avez-vous changé votre propre pratique aujourd’hui ? Est-ce que cette prise de conscience a changé quelque chose pour vous ?

Maintenant, quand je vais voir quelqu’un, je lui fais comprendre si je suis là pour son bien ou son mal. Je ne vais pas voir quelqu’un, faire copain-copain, et après le défoncer. Il comprend pourquoi je suis là, c’est honnête et c’est important.

J’ai fait un papier sur une dame à Franconville [Val-d’Oise] qui a perdu son enfant de 13 ans après un cancer du sein. C’est une histoire assez glauque. Je l’ai appelée avant la parution du papier, je lui ai demandé si elle voulait relire ses propos, elle m’a dit : « Non ça ira, je vous fais confiance. ».

Aujourd’hui, pour qui écrivez-vous vos articles ?

Quand j’étais en politique, j’écrivais pour le collègue, pour dire : « Je t’ai niqué, hein, t’es jaloux ? » Aujourd’hui, ça dépend des papiers. Souvent, c’est pour les gens sur qui j’écris. Pour Franconville, j’écris pour faire connaître le combat des parents. Quand j’écris sur des familles à la rue, j’écris pour elles.

Pour les faire exister ?

Oui. Je ne vais rien changer politiquement, je sais comment fonctionne la politique, mais quand ce papier est sorti, quelqu’un m’a écrit : « Je veux bien accueillir une famille chez moi. » Dans le papier, je parle de trois familles, et l’une d’elles a été logée chez des gens, grâce à moi. Ce n’est pas énorme, mais je suis content, je dors bien la nuit.

Je ne m’interdis pas de faire une interview de politique, mais je ne suis plus dans la bulle. Quand j’ai parlé des familles à la rue, je suis allé voir le ministre du Logement pour l’interroger. Il n’y a plus de off, de petites confidences. Je ne parle plus aux politiques comme avant.

« On passe notre temps à interroger les gens sur tout, mais nous, jamais on ne s’interroge »

Pourquoi avoir demandé une postface à un politique, et à François Ruffin en particulier ?

Au début, quand je lui demande, je suis content. Et après je doute. Encore aujourd’hui, alors que le livre a paru, je ne sais pas si c’était une bonne idée. Je l’ai sollicité pour plusieurs raisons : je voulais savoir ce qu’on en pense de l’autre côté. Et François Ruffin avait écrit un livre sur le journalisme (Les Petits Soldats du journalisme, Les Arènes, 2003) et ça m’intéressait de voir ce qu’il en pensait maintenant qu’il est passé de l’autre côté. Et surtout, j’ai fait un livre sur lui (François Ruffin. La revanche des bouseux, Les Arènes, 2021) et lorsqu’on s’est vu pour le livre, il n’y a jamais eu de off, de confidences, de stratégie — il en fait un peu maintenant, il le raconte dans la postface. J’ai déjeuné trois fois avec lui, pour le livre. On prenait un sandwich dans son bureau, et on parlait du livre et de son parcours. Je voulais qu’il dise pourquoi il se tient à l’écart.

Donc c’est donner la parole à quelqu’un qui a des pratiques que vous jugez plus vertueuses, et pour montrer que c’est possible ?

Évidemment. Après avoir lu le livre, trois journalistes politiques m’ont appelé pour me dire : « T’es dur avec Jean-Christophe Cambadélis et Julien Dray, mais t’es gentil avec Ruffin et Mélenchon. » Comme si c’était un livre politique, alors que non. Mon livre ne parle pas de pensée politique, mais de pratiques. Pendant cinq ans, entre 2017 et 2022, François Ruffin est un des nouveaux députés qui a réussi à faire le plus de bruit, en ne respectant aucun code : aucun déjeuner, aucun off, comme quoi c’est possible. Il a fait la une de Libé deux fois, celle du Figaro, il a été invité au JT, ses vidéos à l’Assemblée ont tourné en boucle…

Comment expliquez-vous que François Hollande, durant son mandat, n’ait jamais accordé d’interview à Libération ?

C’est bizarre. Pourtant, il était pote avec Laurent Joffrin. Même après coup, François Hollande m’a dit : « Oui c’est vrai, il n’y aucune raison. » On ne sait jamais ce qu’il pense. Je crois qu’il estimait que ça ne servait à rien, que le journal, qui est de gauche, lui était acquis. On a eu le droit de déjeuner avec lui, mais aucune interview. À l’époque, j’étais un petit (rires), je n’étais pas encore un populaire. Sinon j’aurais mené une guerre. Parce que c’est un truc d’ego. Quand Mélenchon ne me parle pas, je n’arrive pas à le supporter. Pourquoi il ne me parle pas à moi ? Et quand on reçoit un SMS de Mélenchon à table, tout le monde le sait : « Oh, il y a Mélenchon qui m’écrit. »

Avec un air blasé…

Évidemment ! Je l’ai fait aussi, hein. Ce qui me frappe vraiment dans tout ça, c’est qu’on passe notre temps à interroger les gens sur tout, mais nous, jamais on ne s’interroge. Est-ce qu’on travaille correctement ? Est-ce qu’on laisse les gens « anti-médias » parler des médias, ou est-ce qu’on peut nous-mêmes améliorer les choses ?

En écrivant ce livre, redoutiez-vous de donner prise au discours « anti-médias » ?

Non. Je me suis marré en l’écrivant. J’ai voulu écrire un livre léger par rapport au sujet, un livre que tout le monde comprend, pas un livre pour la bulle. Si nous-mêmes on ne se pose pas de questions, on laisse le terrain aux discours anti-médias. J’aimerais que chaque journaliste se pose ces questions : « Est-ce que je travaille bien ? Est-ce que je suis à la hauteur ? » Mais je n’y crois pas.

Quels sont les sujets à côté desquels passent les journalistes politiques ?

Je pense qu’on passe à côté d’à peu près tous les sujets. On l’a vu à la rentrée, avec l’abaya. Les journalistes politiques se fixent tous sur le sujet, et tout ce qui concerne l’école, ils n’en parlent pas — alors que les journalistes éducation, eux, parlent bien du manque de profs et du reste.

Autre exemple : pendant quinze jours [cet été], on a parlé de Médine du matin au soir. Médine fait une conférence [à l’université d’été EELV], il donne deux interviews, on ne sait même pas ce qu’il a dit.

Dans la bulle, la polémique prend le dessus et donne le rythme. Parce qu’il y a toujours quelqu’un qui vient avec un mot en plus. Et quand quelqu’un remet une pièce, on remet une pièce. Et ça continue.

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