... à la réinvention de la télévision
Mais il lui fallut attendre la nomination de Chris Albrecht à la tête de la programmation en 1995 pour qu’HBO réussisse à échapper à son image de « chaîne du sport et du cinéma » que l’on regarde de temps à autre pour quelques programmes ou événements exceptionnels. Albrecht doubla les budgets consacrés au développement des programmes de prime-time, qui passèrent de deux millions à quatre millions de dollars par heure (le double du budget des networks), et 25 millions de dollars annuels furent consacrés uniquement à la promotion publicitaire de la chaîne. Le 20 octobre 1996 fut révélé le nouveau slogan de la chaîne, It’s not TV, it’s HBO, reconnu par les publicitaires comme l’un des meilleurs slogans de tous les temps.
Entre 1996 et 2001, les créations originales passèrent de 25 % à 40 % de la grille de programmation.
Sur le plan des comédies, les séries originales de HBO comme
Curb Your Enthusiasm de Larry David (depuis 2000) ou
Real Time With Bill Maher (depuis 2003) prolongent l’humour pince-sans-rire et très référencé du
Larry Sanders Show. La chaîne produit également des miniséries à gros budgets acclamées par la critique comme
From Earth to the Moon en 1998 sur la conquête spatiale,
Band of Brothers en 2000 sur la libération de l’Europe de l’Ouest par l’armée américaine en 1944-1945, ou encore
Angels in America en 2003 sur les débuts de l’épidémie de SIDA. Certains téléfilms furent d’une qualité telle qu’ils sortirent d’abord en salles avant d’être diffusés à la télévision, comme
American Splendor de Shari Springer Berman et Robert Pulcini qui reçut le grand prix du festival de Sundance en 2003.
À partir de 1998, HBO, devenue un empire médiatique d’envergure internationale, offrit non plus une seule chaîne à ses abonnés mais six déclinaisons supplémentaires : HBO2, HBO Signature, HBO Family, HBO Comedy, HBO Zone à partir de 1999 et HBO Latino à partir de 2000, puis un service de vidéos à la demande dès 2001 (en 2005, près d’un quart des téléspectateurs américains ne regardaient plus leurs programmes favoris en direct). Cette augmentation de l’offre répondait à la demande d’une part croissante des 110 millions de foyers américains qui regardaient davantage la télévision en 2005 (8 heures et 11 minutes par jour en moyenne) qu’en 1995 (7 heures et 15 minutes). Le nombre de chaînes accessibles avait plus que doublé (43 en 1997 contre 96,4 en 2005). Toutefois, parmi ces dizaines voire ces centaines de chaî
nes, les téléspectateurs n’en regardaient en moyenne que 16 en 2005, et pour plus du quart d’entre eux HBO en faisait partie. Cela correspond d’ailleurs à la proportion de foyers américains alors abonnés à la chaîne, à raison d’environ 15 dollars par mois.
Albrecht décida aussi qu’une grande partie des créations originales de la chaîne serait des séries, diffusées de façon hebdomadaire de manière à créer un « rendez-vous » avec les téléspectateurs abonnés. Jusque-là, ces derniers étaient libres de leur emploi du temps grâce aux multiples rediffusions des films, documentaires et tél&eacueacute;films à des moments différents pendant un mois entier. Finalement, tout en affirmant « ne pas être de la télévision », la programmation de HBO commençait à ressembler davantage à celle des networks, affichant des objectifs similaires de fidélisation de l’audience.
Les Sopranos
Le dimanche soir devint le rendez-vous immanquable pour découvrir les séries les plus innovantes du moment :
Sex and the City de Darren Star à partir de 1998,
Les Sopranos de David Chase l’année suivante, puis
Six Feet Under (2001-2005),
The Wire de David Simon (2002-2008),
Carnivàle de Daniel Knauf (2003-2005) et
Deadwood de David Milch (2004-2006). Ces séries, précédées par la très audacieuse
Oz de Tom Fontana dès 1997Série carcérale ultra-violente,
Oz était diffusée tard le samedi soir, et si elle a séduit un petit nombre de critiques, ce n’est qu’avec
Sex and the City que les « séries HBO » conquirent une véritable notoriété., consacrent des auteurs déjà remarqués par leurs créations sur les
networks, qui trouvent sur la chaîne à péage la possibilité de donner la pleine mesure de leur talent, et d’accéder à une notoriété sans équivalent grâce à des campagnes de promotion considérables.
Les créateurs disposent de budgets à la hauteur de leurs ambitions : 100 millions de dollars pour la première saison de Rome.
En plus de la notoriété et de la reconnaissance, ces créateurs disposent de budgets à la mesure de leurs ambitions : la série historique
Rome (2005-2007) disposait par exemple de 100 millions de dollars pour sa première saison de 10 épisodes qui lui permit de reconstituer la capitale antique avec un souci du détail jamais vu jusque-là (décors construits en « dur » à la
Cinecità, chaussures et vêtements des moindres figurants en matières et colorants naturels, conseils des meilleurs historiens et archéologues, etc.).
Ces séries originales,
Les Sopranos en particulier, ont fait passer l’idée auprès du grand public qu’elles nécessitaient la même éducation, la même préparation et les mêmes dispositions d’esprit qu’une visite au musée. D’ailleurs, en février 2001, le directeur du Museum of Modern Art de New York organisa la projection sur grand écran des deux premières saisons de la série, ainsi qu’une conférence donnant
la parole à David Chase, interrogé par le critique spécialiste des médias du magazine « intello-chic »
The New Yorker Ken Auletta. Le slogan même de HBO à l’époque souligne la posture de « distinction » (chère à Bourdieu) mise en œuvre par la chaîne à péage pour attirer un nouveau public. Il est devenu acceptable de discerner et de discuter des choix artistiques d’un « auteur » alors que l’on considérait jusque là que les séries étaient des œuvres collectives et purement commerciales, d’en évaluer la forme et la construction au-delà du plaisir ressenti, d’identifier les multiples références culturelles et historiques qui jalonnent le récit, etc. Bref, d’apprécier une série télévisée comme une œuvre d’art à part entière.
Cette nouvelle forme « d’appréciation » va de pair, et est permise par la « révolution numérique » qui permet aux téléspectateurs de voir et de revoir une série télévisée sur des équipements de home cinema et à partir de DVD ou d’enregistrements haute définition qui en autorisent la véritable « contemplation. » Le plaisir esthétique de la série télévisée est même augmenté par les commentaires des auteurs insérés dans les bonus des éditions DVD.
Il est intéressant de noter que l’apparition, ou en tout cas l’identification comme telles,
L'influence culturelle des séries HBO va bien au-delà de leurs audiences réelles. Elles sont devenues « ce dont tout le monde parle ».
des séries « d’auteur » sur HBO, est contemporaine des succès populaires (mais hautement décriés par la critique et les intellectuels) des émissions de téléréalité comme
Big Brother (
Loft Story en France),
Survivor (
Koh-Lanta) et
American Idol (
La Nouvelle Star), faisant de la télévision américaine un champ dialectique traversé par les logiques complémentaires de la distinction bourdieusienne au début des années 2000. La stratégie de HBO s’est adaptée à merveille à cette époque d’installation de « hiérarchies du goût » en matière de télévision : les intellectuels peuvent tout à la fois critiquer « la télé-réalité » comme un néant culturel et souligner la qualité et la valeur des séries HBO. De plus, les campagnes publicitaires massives autour de chacune de ces nouvelles « œuvres » font d’elles « ce dont tout le monde parle », y compris sans les avoir vues, et donnent à ces programmes une influence culturelle qui va bien au-delà de leurs audiences réelles : entre 7 et 14 millions de téléspectateurs pour
Les Sopranos, le plus gros succès d’audience de la chaîne, tandis que les autres séries proposées ne séduisaient qu’environ 4 millions de fidèles, soit à peine plus de 1 % de la population des Etats-Unis.
En 2004 et 2005, HBO battit tous les records de bénéfices avec 1,1 milliard de dollars annuel, provenant non seulement des abonnements, mais aussi des ventes de DVD de ses séries de qualité (Les Sopranos ont totalement amorti leur coût de production uniquement grâce aux ventes DVD), ou à leur rachat pour rediffusion par d’autres chaînes. Sex and the City a ainsi rapporté 350 millions de dollars rien que pour sa première rediffusion aux États-Unis.