Ça n’aurait dû rester qu’un épisode parmi d’autres du traditionnel « mercato » du paysage audiovisuel. Mais lorsque BFMTV annonce, fin mai 2023, avoir recruté Sophie Dupont, de « Quotidien » (TMC), pour suivre le Rassemblement national (RN), le parti critique l’arrivée d’une journaliste jugée hostile. Et annonce qu’il ne répondra plus aux sollicitations de la chaîne — le « moratoire » a finalement duré un peu plus d’un mois.
Une situation tout en contraste avec celle de son prédécesseur, dont Le Monde révélait au même moment sa mise à l’écart, en janvier 2023, en raison d’un doute sur sa neutralité (plusieurs clichés le montrant tout sourire avec des salariés du parti circulaient sur les réseaux sociaux). « Cette affaire ne m’a pas surpris, évoque un ancien journaliste de la chaîne, pour qui il s’agit d’un cas isolé. Ce qui m’étonne le plus, c’est que ça ne soit pas sorti avant. Il avait une certaine proximité idéologique avec le parti qu’il couvrait, il n’aurait clairement pas fait de selfies avec des proches de la France Insoumise. » Cette proximité expliquerait, d’après Mediapart, certains « scoops » du journaliste (révélation des affiches de campagne Marine le Pen, de son slogan et d’un clip promotionnel du RN). Elle interroge aussi : les journalistes politiques arrivent-ils à conserver un rapport professionnel avec un personnel politique qu’ils côtoient, parfois, au quotidien ?
Les « déjs »
En janvier 2023, un déjeuner à l’Élysée a suscité de nombreuses critiques. Autour d’Emmanuel Macron, une petite dizaine de journalistes politiques pour un rendez-vous censé rester confidentiel. Le secret est rapidement éventé, et une question agite la presse : en acceptant ce déjeuner, les journalistes ne se transforment-ils pas en simple relais de la communication présidentielle ?
Le « déj » avec des politiciens est une pratique bien connue au sein de la profession, beaucoup moins du grand public. C’était d’ailleurs une partie du métier de journaliste politique qui n’allait pas de soi pour Alexandre Pedro, du Monde. Venu du service des sports, il suit Les Républicains depuis le mois de janvier. « Je savais que le journalisme politique comportait une part importante de relationnel, ce qui assez différent de ma pratique du journalisme sportif. Je n’étais pas dans un journalisme de déjeuner. » Dès sa prise de fonction, on lui fait comprendre qu’il va falloir s’y faire : déjeuner avec des politiciens est le lot des rubricards.
Les politiques se laissent plus facilement convaincre par une invitation collective. Le groupe de déjeuner d’Alexandre Pedro comporte ainsi trois autres journalistes (de Libération, du Figaro et des Échos), ce qui permet d’éviter que le repas soit trop confidentiel si quelqu’un se désiste au dernier moment. Il rigole : « Et puis, si l’on vient à trois on remplit parfaitement une table de quatre. À cinq, on est parfois un peu serré. » Une fois assis, débute alors un cérémonial bien huilé. « Ça commence souvent avec des discussions un peu légères, certains parlent des enfants ou, comme je viens du journaliste sportif, de football. Il y a tout un art de la conversation un peu légère avant d’arriver à grappiller des informations. » À la fin de l’entrevue, il est d’usage que le groupe se partage la note de l’invité.
Perçu comme un moment de travail qui permet d’obtenir des indiscrétions, des informations exclusives ou de saisir l’ambiance du moment, le déjeuner est aussi un moment privilégié pour capter des off, ces propos anonymes. Au Monde, consigne a été donnée aux journalistes politiques de ne pas en publier, hors rares exceptions. Mais pour la plupart des journalistes interrogés, il demeure difficile de s’en passer. « On dit souvent que c’est facile pour un politicien de se protéger derrière l’anonymat pour balancer des piques, relève Alexandre Sulzer, chargée de suivre la droite au Parisien. C'est totalement vrai. Mais s’il n’y avait pas de off, on n’aurait pratiquement que des éléments de langage, ça serait insipide. Parfois, je préfère que quelqu'un me dise vraiment ce qu'il pense, même si c’est du off. » Le off peut muscler un papier, mais le briser peut rompre une relation professionnelle.
Pour maintenir le déjeuner dans le cadre du travail, Alexandre Sulzer nous raconte prendre systématiquement des notes : « J’ai toujours un carnet avec moi, ça me met dans une posture. Je ne suis pas là par plaisir, mais pour avoir des informations. Si un politique me disait : "Venez, on prend un verre, sans votre carnet", je ne le ferais pas. » Pour lui, la majorité des journalistes politiques sait maintenir la distance. Il nous confie les règles qu’il s’est lui-même fixées : toujours avoir une raison professionnelle de voir quelqu'un et vouvoyer systématiquement ses interlocuteurs, sauf si l’un d’entre eux lui demande avec insistance de le faire. « Si je tutoyais, je pense que je pourrais aller plus loin dans la relation de confiance. Mais j'évite pour rentrer dans cette zone de proximité. »
« L’étape d’après, c’est la tape sur les fesses »
« Pas de déjeuners en tête-à-tête, pas de dîner, ni même de soirées avec des politiques, sauf lors des universités d’été », énumère de son côté Annabel Roger. Elle raconte n’avoir jamais eu de problème de trop grande proximité à gérer lorsqu’elle était cheffe du service politique de RMC. Devenue journaliste indépendante il y a trois ans, Annabel Roger nous dit avoir remarqué un changement bienvenu avec le temps : « Avant, les femmes journalistes politiques avaient droit à des réflexions sur leur tenue et certaines mains pouvaient se balader sur leur taille. » Une situation dénoncée, par elle et d’autres consœurs, en 2015 dans une tribune de Libération.
Comme elle, Élisa Bertholomey voit les comportements misogynes de la classe politique se raréfier. En 2012, alors qu’elle posait une question à un député toujours en mandature, ce dernier lui avait pincé la joue en lâchant : « Elle est mignonne. » « Il l’a fait en public, dans la salle des Quatre colonnes, se souvient la journaliste de Politico. Je crois que l’étape d’après, c’est la tape sur les fesses. » Hormis une invitation à dîner au début du premier quinquennat Macron, c’est, nous dit-elle, la seule situation de ce genre à laquelle elle a été confrontée. Ce changement, Élisa Bertholomey l’impute à plusieurs facteurs : renouvèlement et féminisation de l’Assemblée nationale, mouvement metoo.
Une communauté d’intérêts
Souvent personnelles, les règles pour éviter trop de familiarité peuvent aussi être collectives. « À l’AFP, on a une rotation obligatoire, explique Jérémy Marot, adjoint au chef du service politique. On ne peut pas rester plus de cinq ans à un poste. C’est un garde-fou qui permet un fonctionnement relativement sain et évite un rapprochement trop grand avec les sources. Mais à ma connaissance, nous n’avons jamais dû changer un journaliste politique de poste parce qu’il était trop proche de ses sources. » Longtemps chargé de Matignon, l’agencier connaît bien cette problématique de la proximité. À ses yeux, « les dérapages » sont minoritaires, même s’il a déjà observé des confrères partager la joie d’un succès électoral… « Il peut y avoir une communauté d’intérêts entre un journaliste et un candidat. Dans certaines rédactions, le fait que ce dernier accède à l’Élysée permet aussi de suivre la présidence. » Mais, pour le journaliste politique, les familiarités qui peuvent exister entre journalistes et politiques s’expliquent par l’endogamie. Un confrère qui préfère rester anonyme nous raconte : « Quand on fréquente ces milieux depuis longtemps, les relations personnelles peuvent être plus naturelles et la proximité plus affichée. Apercevoir un journaliste tutoyer, donner du "salut ça va ?" et faire la bise, ça me fait un peu bizarre. »
Il y a quelques années, un attaché de presse d’un responsable politique a proposé à Alexandre Sulzer un voyage au Maroc, tous frais payés. « Ça pourrait s'apparenter à une tentative de corruption, pointe le journaliste du Parisien, qui précise avoir décliné ce cadeau empoisonné. Anecdote aussi frappante qu’unique, nous indique-t-il. Avant de nous glisser que les politiciens les plus avenants avec les journalistes ne sont pas toujours ceux qui le laissent paraître : « Éric Zemmour tient des discours très violents envers la presse et pourtant, au quotidien, il parle facilement aux journalistes. »