Isabelle Saporta et Yannick Jadot

© Crédits photo : Philip Conrad / Photo12 - AFP. Juliette PAVY / Hans Lucas - AFP. Montage : Laszlo Perelstein / La Revue des médias.

Journalistes et politiques : l’impossible divorce

Avant Yannick Jadot et Isabelle Saporta, la France a connu nombre de couples unissant journaliste et politique.  Une situation largement moquée par la presse internationale. Mais contrairement à une idée reçue, aucun pays n’échappe tout à fait à cette perméabilité entre les deux milieux. Alors, quelles frontières établir ?

Temps de lecture : 10 min

« Rien n’aurait été possible sans Isabelle. » Le 26 mai, au moment de fêter les excellents résultats de la liste Europe Écologie – Les Verts (EÉLV) aux élections européennes, Yannick Jadot, son numéro un, se présente devant les caméras aux côtés de sa compagne, la journaliste Isabelle Saporta. La mise en scène est soignée, et le couple accepte même de poser le long du quai de Seine pour les photographes de Paris Match.

Ces belles images ravivent le souvenir d’autres soirées victorieuses, il y a quelques années : le 9 octobre 2011, sur la scène de la Bellevilloise, Audrey Pulvar était par exemple apparue aux côtés d’Arnaud Montebourg pour célébrer le bon résultat de ce dernier à la primaire socialiste. Et six mois plus tard, le 6 mai 2012, Valérie Trierweiler avait arraché un baiser à François Hollande sur l’estrade dressée place de la Bastille, alors que tout l’électorat socialiste fêtait l’élection du nouveau président.

Valérie Trierweiler embrasse François Hollande sur la place de la Bastille le 6 mai 2012 après le second tour de l’élection présidentielle. Crédits : France 3 / INA / Capture d’écran.

 En saluant le rôle joué par Isabelle Saporta dans son succès, Yannick Jadot a cependant fait naître une intense polémique, que sa compagne a elle-même alimentée en déclarant le lendemain à Paris Match : « Je pensais que ce n'était pas ma place de journaliste. Mais en même temps, cette bataille on l'a tellement menée ensemble, c'était un peu notre victoire. » Propos sincères sans doute, et qui avaient vocation pour cette journaliste à se justifier auprès de son public. Le problème est qu’à aucun moment durant la campagne Isabelle Saporta n’a évoqué cette relation, alors qu’elle disposait d’une chronique consacrée à l’écologie sur RTL, dans l’une des matinales les plus écoutées de France. 

Ce choix du secret s’oppose à la transparence voulue par Léa Salamé, qui s’est volontairement mise en retrait de ses émissions radiophoniques et télévisuelles après l’annonce de la candidature de son compagnon, Raphaël Glucksmann. Malgré cette décision, la journaliste politique a elle aussi été l’objet de très vives critiques sur les réseaux sociaux. Pour une partie de l’opinion publique, l’existence même de ces unions doit être dénoncée car elle reflète l’endogamie entre les milieux politique et journalistique. Comme en témoigne la dernière édition du baromètre de la confiance des Français dans les médias publié chaque année par La Croix, la connivence avec les dirigeants politiques est l’un des principaux reproches faits à la presse : 69 % des Français sont convaincus que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique. Un chiffre en augmentation presque constante depuis 25 ans.

Les couples journalistes-politiques seraient ainsi la preuve tangible que ces deux univers n’en font qu’un, et que la presse française est incapable de jouer le rôle de contre-pouvoir qui devrait être le sien. Mais faut-il pour autant souhaiter l’avènement d’un monde où, pour prévenir tout conflit d’intérêts, et pour retrouver la confiance de leur public, les journalistes choisiraient d’établir des frontières étanches avec le monde politique ?

Inévitable porosité

La presse internationale en général et la presse anglo-saxonne en particulier aiment à se moquer des couples si nombreux qui unissent journalistes et dirigeants politiques en France. En 2012, quelques mois après l’élection de François Hollande, Simon Kuper énonçait par exemple un point de vue partagé par beaucoup de ses confrères en écrivant dans le Financial Times : « Quand les journalistes français disent la vérité au pouvoir, c’est souvent au moment de conversations sur l’oreiller. Dans leurs papiers, ils se montrent en général plus prudents. » La presse étrangère avait déjà formulé un constat similaire en 2011, au moment de l’affaire du Sofitel de New York : pour de nombreux journalistes anglo-saxons, la presse française a choisi, pendant deux décennies, de ne rien dire sur les mœurs de Dominique Strauss-Kahn dans le but de protéger son épouse journaliste, Anne Sinclair. Le 18 mai, Emma-Kate Symons écrivait même dans The Australian qu’aucun journaliste français n’a osé enfreindre cette « loi du silence » parce que « la France est une nation où responsables politiques et journalistes couchent littéralement les uns avec les autres ».

Ce constat mérite pourtant d’être nuancé, car de telles unions existent aussi ailleurs. En Allemagne, Joschka Fischer a par exemple successivement été marié à deux jeunes journalistes, et Gerhard Schröder a rencontré sa quatrième épouse, Doris Köpf, alors qu’elle exerçait cette même profession. Le monde anglo-saxon, si attaché pourtant à la distance entre journalisme et pouvoir, est lui aussi concerné par ce phénomène. Michael Gove, l’un des principaux leaders du Parti conservateur, est ainsi marié à Sarah Vine, aujourd’hui chroniqueuse pour le Daily Mail après avoir longtemps écrit pour le Times. Aux États-Unis, une journaliste et présentatrice de télévision aussi populaire que Maria Shriver, nièce de John F. Kennedy, a été la « Première dame » de Californie à partir de 2003 et jusqu’en 2011, date de son divorce avec Arnold Schwarzenegger. La présidence des États-Unis elle-même a connu deux « First Ladies » journalistes immensément célèbres. Si Jacqueline Lee Bouvier n’a été reporter et photographe que brièvement, avant de devenir l’épouse de John F. Kennedy, l’exemple d’Eleanor Roosevelt est beaucoup plus significatif : la femme de Franklin D. Roosevelt a tenu en effet une chronique quotidienne, « My day », diffusée dans la presse américaine avec un immense succès dans tout le pays pendant près de trois décennies.

Contrairement à une idée reçue, aucun pays n’échappe tout à fait à cette perméabilité entre les milieux politique et journalistique. L’explication en est simple : les journalistes ne peuvent se tenir totalement à distance du sujet qu’ils ont vocation à étudier. Pour un journaliste politique, refuser de côtoyer les hommes et les femmes de pouvoir reviendrait ainsi à se priver d’informations essentielles. Et les lecteurs, si critiques à l’égard de la connivence supposée entre ces deux mondes, seraient probablement tout aussi sévères envers des journalistes incapables de documenter leurs articles.

L’impersonnalité pure et le refus de toute implication personnelle sont l’un des mythes les plus tenaces mais aussi les plus illusoires du journalisme.

L’impersonnalité pure et le refus de toute implication personnelle sont sans doute, depuis les origines de la presse, l’un des mythes les plus tenaces mais aussi les plus illusoires du journalisme. Dans les gazettes de l’Ancien Régime, toute présence du rédacteur était même bannie, et l’information donnait l’impression de s’énoncer d’elle-même, pure, parfaite, immatérielle. Mais cette prétendue disparition du travail journalistique était évidemment déjà un mensonge : quelle que soit l’époque, les journalistes ont toujours eu besoin de se procurer des informations, et donc d’entretenir des relations interpersonnelles avec leurs sources. De cette inévitable proximité peuvent naître, en toute logique, des relations amicales et parfois des liaisons amoureuses. Yannick Jadot et Raphaël Glucksmann ont ainsi en commun d’avoir rencontré leur compagne à l’occasion d’une émission télévisée : le premier à l’occasion d’un débat sur BFM TV en juin 2017, le second sur le plateau d’ « On n’est pas couchés » en novembre 2015. Avant eux, et pour ne citer que cet exemple, Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn avaient fait connaissance dans des conditions similaires lors de l’émission « Questions à domicile » du 27 octobre 1988

Reportage du JT de France 2 sur Anne Sinclair et Dominique Strauss Kahn diffusé en mai 2011. Crédits : INA.

Une histoire française

Les railleries de la presse internationale ont cependant une part de légitimité, car ces liaisons sont particulièrement nombreuses dans l’Héxagone depuis plus d’un demi-siècle. Le quinquennat de François Hollande a de ce point de vue marqué une forme d’acmé : au début de son mandat, le président est bien sûr en couple avec Valérie Trierweiler, mais quatre ministres ou secrétaires d’État (Arnaud Montebourg, Vincent Peillon, Michel Sapin et Pascal Canfin) partagent également la vie d’une journaliste.

Outre le grand nombre de ces couples, l’exemple français a pour singularité la grande tolérance dont les journalistes et l’opinion publique elle-même ont fait preuve durant plusieurs décennies à l’égard de telles unions. Si les cas de Léa Salamé ou d’Isabelle Saporta suscitent aujourd’hui la controverse, la presse française s’est ainsi montrée longtemps hésitante, voire silencieuse, au moment d’évoquer des exemples similaires. Le 12 avril 1992, François Mitterrand a même été interrogé à l’Élysée par cinq journalistes, dont deux étaient en couple avec des membres de son gouvernement : aux côtés d’Anne Sinclair était en effet présente ce jour-là Christine Ockrent, qui partageait déjà à l’époque la vie de Bernard Kouchner. Bien sûr, les temps ont changé et rendraient insupportables aujourd’hui des pratiques aussi ostensiblement monarchiques. Mais durant le second mandat de Jacques Chirac, Béatrice Schönberg a continué sans difficultés à présenter les journaux du week-end sur France 2 alors même que son époux, Jean-Louis Borloo, était l’un des ministres les plus exposés.

Quant à la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, elle a été marquée par un double silence et même par un double mensonge. En 2005 et 2006, Nicolas Sarkozy entretenait en effet une liaison avec Anne Fulda, journaliste politique au Figaro, avant que Cécilia Sarkozy ne fasse un retour provisoire auprès de lui. Quant à Ségolène Royal, elle était séparée du premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, lequel vivait déjà avec Valérie Trierweiler. Pendant toute la durée de la campagne, et malgré un malaise aisément perceptible, une grande partie de la presse française a pourtant accepté de mettre en scène deux couples qui n’existaient plus. Il faudra attendre l’élection de Nicolas Sarkozy pour qu’Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué puissent publier un ouvrage intitulé La Femme fatale. Le nom de Valérie Trierweiler n’est pas révélé, mais les deux autrices évoquent explicitement la maîtresse de François Hollande, une journaliste « belle, blonde et vive, chargée par son journal de suivre le PS ».

Couverture de La femme fatale. Crédits : Albin Michel.

L’origine de ces liaisons si nombreuses entre journalistes et politiques remonte au moins aux années 1960. À cette époque, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud choisissent de recruter au sein de la rédaction de L’Express de jeunes journalistes politiques, dont les plus connues seront Michèle Cotta, Catherine Nay, Irène Allier ou Danièle Molho. Leur idée est alors de diversifier une profession encore très largement masculine, et de parier sur la psychologie féminine pour recueillir des confidences des responsables politiques. Ils n’ont pas cherché pour autant à les transformer en maîtresses de ces hommes de pouvoir, même si Renaud Revel, auteur d’un livre sur le sujet, a voulu réduire le rôle de ces jeunes femmes à celui de simples « amazones de la République ». Brillantes et souvent bardées de diplômes, ces journalistes n’avaient rien à envier aux compétences de leurs collègues masculins. Mais il est vrai que des couples sont nés, et que des habitudes se sont durablement installées : Michèle Cotta reconnaît ainsi avoir entretenu durant sa jeunesse une liaison avec François Mitterrand, et Catherine Nay partage toujours la vie du député et ministre gaulliste Albin Chalandon, rencontré en 1967.

Quelles frontières ?

Les polémiques nées au moment des dernières élections européennes montrent, à l’évidence, que la sensibilité des Français est en train d’évoluer sur le sujet, et que la légitimité de ces couples ne va plus de soi. Le risque est cependant de céder à une tentation populiste, qui consisterait à présenter la connivence et la consanguinité comme des pratiques généralisées. De la même manière, il est absurde d’isoler la question des couples de celle des amitiés entre responsables politiques et journalistes, et plus généralement des fréquentations réciproques entre ces deux mondes. Si problème français il y a, il débute en effet sur le banc des grandes écoles, au moment même où les futures élites politiques et journalistiques naissent et apprennent à se connaître. Dans bien des cas, les habitudes de vie commune se construisent du reste avant même les études supérieures, au sein de lycées parisiens peu ouverts à la diversité sociale. Comme l’avait révélé WikiLeaks en 2010, les diplomates de l’ambassade des États-Unis à Paris portent depuis longtemps un regard sévère sur cette formation des journalistes à la française. Ils observaient ainsi, dès 2007, que la presse française s’intéresse peu aux minorités et que « les grands journalistes français sont souvent issus des mêmes écoles élitistes que beaucoup de responsables gouvernementaux ».

Il est difficile de reprocher à des femmes journalistes de se laisser séduire par des hommes politiques alors que leurs confrères masculins nouent des amitiés privilégiées, et parfois même fusionnelles.

Dénoncer l’existence de ces couples, et elle seule, revient en outre le plus souvent à stigmatiser des femmes, qui se voient sommées de renoncer à leur carrière pour favoriser celle de leur compagnon. Il est vrai que dans l’immense majorité des cas, ces liaisons concernent des femmes journalistes et des hommes politiques : le cas de Franck Ballanger, journaliste marié à l’actuel ministre des sports, Roxana Mariceanu, fait figure de rare exception. Mais que penser de ces hommes journalistes qui fréquentent assidument des responsables politiques, au risque de perdre toute distance et toute lucidité à leur égard ? Franz-Olivier Giesbert est sans doute l’archétype de ces hommes de presse qui ont noué des amitiés très fortes avec des responsables politiques. Une photographie restée célèbre le montre ainsi, après un repas arrosé sur l'île de Porquerolles, endormi aux côtés de Jacques Chirac sur le pont d’un bateau. Il a du reste toujours revendiqué cette proximité comme un moyen d’obtenir des informations : « Moi je baise avec le pouvoir », a-t-il même déclaré à Marion Van Renterghem, à l’occasion d’un portrait paru dans M, le magazine du Monde en 2012. Cette méthode a bien sûr ses vertus. Il est cependant difficile de reprocher à des femmes journalistes de se laisser séduire par des hommes politiques alors que leurs confrères masculins nouent des amitiés privilégiées, et parfois même fusionnelles, avec les détenteurs du pouvoir.

Photo de Franz-Olivier Giesbert et Jacques Chirac assoupis sur un bateau dans les années 1990 diffusée dans l’émission Culture Box de France 2. Crédits : Capture d’écran / France 2.

Les problèmes de conflits d’intérêts posés par ces couples n’en restent pas moins réels. Mais si l’opinion publique est aujourd’hui plus suspicieuse à l’égard de ces liaisons dangereuses, elle semble surtout exiger davantage de clarté et de sincérité. Or, une telle demande semble pleinement légitime d’un point de vue démocratique, d’autant que les responsables politiques ne cessent de mettre en scène leur vie privée. Au moment où prospère le complotisme, dire la vérité sur ces couples est sans doute le meilleur moyen de lutter contre l’idée d’une collusion sans limites entre journalisme et pouvoir. Tel est le véritable reproche que l’on peut faire à Isabelle Saporta. Dans Paris Match, au lendemain des européennes, elle justifiait son choix d’apparaître aux côtés de Yannick Jadot par la volonté d’en finir avec « cette tartufferie qui consiste à masquer au grand public ce que le petit milieu des médias connaît ». Il est curieux que cette hypocrisie ne l’ait pas gênée auparavant, et dommage, surtout, qu’elle n’ait rompu avec cette « tartufferie » qu’au soir d’une campagne à laquelle, de son propre aveu, elle aura participé de bout en bout.

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