Le Qatar, de l'or noir au grand écran

Le Qatar, de l'or noir au grand écran

Levier économique, facteur de rayonnement et de soft power, l’industrie du cinéma est au cœur d’enjeux multiples dont le Qatar cherche à se rendre maître. Quelle stratégie l’Émirat adopte-t-il dans la bataille mondiale du cinéma ?
Temps de lecture : 9 min

Le Qatar, puissance médiatique phare au Moyen-Orient portée par la chaîne de télévision Al Jazeera, tente de se faire une place dans le milieu très concurrentiel du cinéma international.
 
En créant le Doha Film Institute (DFI) en 2010, l’Émirat tente d’intégrer le système de production et de distribution à la fois moyen-oriental et mondial. La stratégie à 360 degrés du DFI intègre tous les aspects de l’industrie et joue sur toutes les échelles, espérant ainsi bénéficier d’effets de synergie et d’enrichissements mutuels de ses différents secteurs d’activité.
 
Le Doha Film Institute finance d’abord des projets d’ampleur régionale et internationale, encourage les coproductions et incite aux tournages sur le territoire qatari. En cela il s’intègre à la compétition mondiale des territoires pour la production et le tournage. Bien plus, un film comme Black Gold (Annaud, 2011), cofinancé et en partie tourné au Qatar, prend pour sujet le Moyen-Orient, son histoire et sa géographie, et contribue par sa diffusion internationale au rayonnement cinématographique de la région.
 
Le DFI est aussi intégré à la compétition internationale des festivals, avec le Doha Tribeca Film Festival créé dès 2009. Le festival développe une stratégie coordonnée à celle du DFI. En sécurisant la présence de films produits localement, de films américains à gros budget et la participation d’acteurs et de réalisateurs vedettes, le festival s’offre une attractivité médiatique à plusieurs échelles. L’effet de marque du festival new yorkais Tribeca, créé par Robert de Niro, confère une légitimité supplémentaire à l’évènement, ainsi qu’un réseau de talents américains (de Niro lui-même a participé à l’édition 2011 du festival).
 
En même temps, chacun de ces aspects bénéficie aux acteurs régionaux de l’industrie : financement de films locaux, sélection de films arabes, ouverture du festival au public local, formation de talents. En s’appuyant sur cette stratégie à double entrée, Doha entend ainsi structurer l’industrie cinématographique moyen-orientale et la porter sur les écrans du monde entier.

L’émergence d’un pôle de production cinématographique moyen-oriental

La production cinématographique des pays arabes a longtemps été dominée par le cinéma égyptien (notamment autour des studios Misr), avec des cinéastes emblématiques tels que Tawfiq Saleh, Youssef Chahine, et plus récemment Yousri Nasrallah. Aujourd’hui, l’émergence de nouveaux acteurs (Maroc, Tunisie, Liban, Émirats…) et les transformations du secteur sous l’influence des révolutions arabes modifient assez largement la donne.
 
Dans ce cadre, Doha contribue désormais à la production cinématographique régionale et mondiale par son action de financement et co-financement de films. Le DFI Film Financing Program, créé en 2010, soutient à différentes stades de la production les projets de réalisateurs du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, quelle que soit leur nature (long métrage de fiction, documentaire, court-métrage, publicité…). Ses objectifs sont de « créer un modèle de financement de films crédible et durable, développer des opportunités de formation afin de renforcer les savoir-faire, et renforcer les opportunités de rencontres entre talents des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et la communauté internationale du cinéma ». Le programme soutient en moyenne chaque année 25 projets de films, sous forme de co-productions (dans des proportions allant de 30 à 50% du budget de chaque film) ou de bourses (les longs métrages de fictions peuvent recevoir jusqu’à 200 000 $, les documentaires jusqu’à 85 000 $).
Photo de tournage
Un tournage
 
La sélection de films soutenus chaque année montre la grande diversité d’origine des projets (Algérie, Tunisie, Liban, Iran…), illustrant la volonté du Qatar de soutenir l’émergence d’un cinéma arabe au sens large. Le fonds a ainsi soutenu en 2011 des films tels que Where do we go now (de Nadine Labaki, 2011, coproduction Liban-Qatar), A Man of Honor (de Jean-Claude Codsi, 2011, coproduction Liban-France-Qatar), ou encore le nouveau film du réalisateur égyptien Khaled El Hagar, Lust, El Shooq, récompensé d’une Pyramide d’Or au Festival International du Film du Caire. En 2012, The Reluctant Fundamentalist, adapté du roman de Mohsin Hamid par la réalisatrice indienne Mira Nair, fait l’ouverture du Festival du Film de Venise ainsi que celle du Doha Tribeca Film Festival.
 
En 2011, le fer de lance de la production fut Black Gold, réalisé par le Français Jean-Jacques Annaud mais produit par les Franco-Tunisiens de Quinta Communication (présidée par Tarak Ben Ammar). Epopée arabisante dans la lignée de Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), Black Gold raconte l’histoire de deux émirs arabes qui, avec la découverte du pétrole dans les années 1930, s’affrontent sur l’avenir de leur territoire pris entre tradition et modernité. Le film travaille ainsi l’histoire du Moyen-Orient et célèbre abondamment les paysages désertiques de la région, nourrissant par là un imaginaire cinématographique déjà fourni. Le DFI a soutenu le projet à hauteur de 30% du budget (pour un budget total de 55 millions de dollars). La journalise américaine Amanda Palmer, directrice du DFI depuis sa création, affirme à propos du film : « je considère Black Gold comme un cas d’école illustrant la manière de construire une industrie du cinéma. Tous les aspects de la production de Black Gold ont une résonnance dans ce que nous faisons au DFI. Nous sommes dans cette industrie pour extraire de la connaissance et créer des partenariats internationaux de long terme. Si le Qatar veut construire une industrie du cinéma, il ne peut le faire isolément. Il doit travailler en collaboration régionale et tisser de solides partenariats internationaux. Une grande part de notre mission est de créer une culture cinématographique et d’offrir au public un sentiment d’appartenance à cette industrie créative ». Black Gold est un en effet un film aux allure de blockbuster, bénéficiant d’un casting international (Antonio Banderas, Mark Strong, Freida Pinto, Tahar Rahim) capable d’attirer un public européen, américain et arabe, et d’un compositeur majeur en la personne de James Horner (Titanic, Le Nouveau Monde, Avatar). Les équipes techniques déployées lors du tournage de nombreuses scènes filmées au Qatar (incluant plusieurs batailles) sont en majorité composées de Qataris. Le film a également été tourné en Tunisie, dans les studios Empire. Dans son processus de production, par les acteurs de l’industrie qu’il mobilise, comme par le public visé, Black Gold est un produit véritablement global. Le film a cependant connu un succès mesuré en salle, avec 215 600 entrées en France, complétés par une petite sortie internationale (au Royaume-Uni notamment).
 
Le soutien à la production de films du Moyen-Orient illustre la volonté du Qatar de porter l’émergence d’histoires, de paysages et de points de vue arabes au cinéma. Il vise également à construire une industrie cinématographique régionale, faite d’infrastructures (studios, bureaux de tournages…) et de professionnels qualifiés à tous les niveaux. Amanda Palmer affirme ainsi que le « déficit de producteurs locaux rend nécessaire l’attraction de producteurs internationaux ».
 
Mais l’action du DFI porte au-delà de la simple production et vise à intégrer le cinéma arabe au cinéma mondial via une plateforme d’exposition hybride, le Doha Tribeca Film Festival.

Un festival hybride à la visibilité multiscalaire

En coopération avec Tribeca Entreprises, le DFI organise chaque année le Doha Tribeca Film Festival, extension locale du festival new yorkais Tribeca, créé et patronné par Robert de Niro. L’analyse de la programmation du festival et de ses différentes sélections révèle l’ambition des organisateurs de faire de l’évènement une interface entre cinéma international et cinéma moyen-oriental. On retrouve cette hybridité de la programmation dans la constitution des équipes dirigeantes et exécutives, facteur humain essentiel à l’établissement de relations entre l’industrie qatarie et l’industrie mondiale.
 
Plusieurs sélections sont présentées au public : une Compétition du Film Arabe, incluant une catégorie Fiction (Meilleur Film, Meilleur Réalisateur), Documentaire (Meilleur Film, Meilleur Réalisateur) et Court-Métrage (Meilleur Film), ainsi qu’une Compétition Internationale offrant un Prix du Public de la Meilleure Fiction et du Meilleur Documentaire (offrant un prix de 100 000 $ chacun).
 
La sélection internationale sert à la fois de produit d’appel et de moyen d’introduire le cinéma international au Moyen-Orient (et, très localement, aux habitants de Doha). Elle est constituée de films américains grand-publics (en 2011 : Les Aventures de Tintin, Le Chat Potté etc…), d’un grand nombre de films français (The Artist, La Guerre est déclarée, The Lady, Omar m’a tuer, Les Chants de Mandrin…), et d’autres films indépendants européens (le film belge Bullhead, le thriller finlandais Headhunter)… Un certain nombre de ces films ont généralement été déjà vus dans d’autres festivals internationaux plus tôt dans l’année, mais font leur première au Moyen-Orient grâce au Festival. Cette sélection est aussi le moyen d’accueillir plusieurs stars internationales et d’attirer le public qatari, auquel une partie des projections est ouverte, sur les lieux du festival (le « village culturel » Katara, sorte de centre commercial à ciel ouvert au milieu du désert). Comme ailleurs dans le monde, l’évènement culturel va ici de paire avec un projet urbanistique et métropolitain.
 
Aux côtés de la sélection internationale, une riche sélection régionale est donc programmée: Rouge Parole (du cinéaste tunisien Elyes Baccar), La Vierge, les Coptes et Moi (de l’Egyptien Namir Abdel Messeeh, présenté en 2012 au Festival de Berlin dans la sélection Panorama, puis à Cannes dans le programmation ACID), Normal (du cinéaste algérien Merzak Allouache), How big is your love (de la réalisatrice algérienne Fatma Zohra Zamoum)… Notons que plusieurs de ces films abordent les révolutions arabes, tant sous des formes fictionnelles que documentaires. Cette association entre deux types de sélection porte l’identité du festival et permet un échange entre deux échelles de médiatisation : elle permet d’infuser le cinéma international au Qatar et de porter le cinéma arabe depuis le Qatar à des publics internationaux. L’intégration de la marque Tribeca à l’identité du Festival (dont le directeur, Geoff Gilmore, est un soutien important à la promotion du cinéma arabe à New York) ainsi que le soutien de la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, portent cette logique. Plusieurs films de la section arabe sont projetés à New York dans le cadre du Tribeca Film Festival, comme Grandma, a Thousand Times, de Mahmoud Kaabour. Le réalisateur Jassim Al Rumaiahi, vainqueur du prix du Meilleur Court-Métrage avec son film A Falcon, a Revolution”, a été par la suite présenté au Short Film Corner à Cannes et en competition officielle au Tribeca Film Festival. Il a enfin été montré à la Maison du Qatar à Londres pendant toute la durée des Jeux olympiques (preuve d’une grande intégration des stratégies médiatiques du Qatar).
 
Cette hybridation se retrouve dans la constitution des équipes du DFI. Créé et financé par la Sheikha Al Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al-Thani, quatorzième fille de l’Emir du Qatar, le DFI intègre de nombreuses personnalités politiques qataries à sa tête, dont les ministres d’État Sheikh Mohammed bin Fahad Al-Thani et Sheikh Jabor Bin Yousuf Bin Jassem Al-Thani. Cependant, une large part des fonctions exécutives a été ouverte à des acteurs de l’industrie du cinéma étrangers. Le Doha Film Institute a ainsi eu pour executive director la journaliste américaine Amanda Palmer (jusqu’en 2012), et l’équipe de programmation du festival inclut Ludmila Cvikova (ancienne programmatrice du Festival de Rotterdam) au poste de responsable de la programmation internationale.
 
La stratégie d’ouverture du Qatar est d’autant plus importante qu’il doit faire face à la concurrence d’autres festivals régionaux  qui ne sont pas prêt à abandonner le leadership aux Qataris : Dubaï (9e édition en 2012), Abu Dhabi (5e édition), Le Caire (39e édition)…
 
Multifonctionnel, le DFI s’appuie sur des échelles de coopération locales et globales pour construire un système cinématographique articulant financement, production et diffusion, où l’effet de marque global de certains acteurs et institutions doit supporter l’émergence de valeurs et de savoir-faire locaux.
 
L’industrie cinématographique qatarie est donc hybride, mêlant approche locale et internationale. Par l’hybridité des financements des talents, des contenus et des publics l’institution entend fédérer la production cinématographique arabe et émerger sur la scène internationale comme la tête de ce même cinéma.
 
Cependant, comme l’ont pointé certains critiques, l’alchimie globale du festival est encore incertaine : l’absence de culture cinématographique dans un pays jeune et argenté rend difficile l’émergence d’un esprit de festival équivalent à celui de son cousin new yorkais, et la qualité de certaines productions (dont Black Gold) est discutée. Il demeure que l’évènement offre une plateforme unique pour de nombreux réalisateurs du Moyen-Orient.
 
L’hybridité des productions, des équipes, et de la sélection festivalière pose la question de la nature globale du phénomène. La stratégie du Qatar, incarnée par le DFI et son action, produit des interactions entre acteurs, cultures et financements locaux et internationaux, et fait émerger des produits hybrides, qui interrogent in fine les limites d’un cinéma dit national (tel que promu par André Bazin). Le Qatar porte l’émergence d’un système de production et de diffusion proprement global ; l’effet d’un tel mécanisme sur le contenu et les formes du cinéma ainsi produit serait à interroger. Le cas de Black Gold, produit à la fois local (producteurs tunisiens et qataris, histoire régionale) et global (casting américain, britannique, français et indien) est emblématique. L’accueil mitigé réservé au film (tant public que critique) est-il à imputer à un échec artistique du réalisateur ou à ce système de production hybride ?
 
 
L’ambition cinématographique du Qatar est enfin à replacer dans la stratégie médiatique plus globale déployée par l’Emirat. Comme le montre l’investissement fait par Qatar Holdings dans Miramax et Disney, la stratégie d’expansion du cinéma qatari passe aussi par d’autres voies que le DFI, en intégrant le cinéma américain de l’intérieur. De même, le Qatar accentue sa position stratégique dans les médias télévisuels (Al Jazeera) en s’appropriant également les contenus sportifs mondiaux. Le sport est un secteur d’investissement et vecteur d’influence développé par le Qatar, avec par exemple le lancement en France de la chaine BeIN Sport (filiale du groupe Al Jazeera) et le rachat des droits de diffusion de nombreuses compétitions sportives (Ligue 1, Ligue des Champions…). Comme au cinéma, le Qatar passe en même temps maître des producteurs de contenu, avec le rachat de certains clubs (Malaga, PSG) et le sponsoring de certains autres (le Barça notamment). La stratégie médiatico-sportive du Qatar devrait culminer en 2022, avec l’accueil d’un évènement global, la Coupe du Monde de Football, et l’acquisition par Al Jazeera des droits de diffusion de la compétition (ainsi que Russie 2018) dans 23 pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
 
Le cinéma et le sport participent ainsi d’une même logique d’expansion médiatique du Qatar, qui doit se lire comme une stratégie à la fois financière (diversification des placements, secteurs à forte croissance) et géopolitique.


--
Crédits photo :
-image principale : Omar Chatriwala  / Flickr
- photo de tournage : Doha Film Institute / Flickr

Références

Olfa LAMLOUM, Al Jazeera, Miroir rebelle et ambigu du monde arabe, La Découverte, 2004
 
Geoffrey MACNAB, « Can Doha Strike Gold ? »Screen Daily, 24.10.2011.

Frederic MARTEL, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, 2010

Hugh MILES, Al Jazeera, The Inside Story of the Arab News Channel that is Challenging the
West, Grove Press, 2005

Liz SHACKLETON, « Doha Film Institute unveils slate of 25 grant recipients », Screen Daily, 13.05.2011

Miranda SIEGEL, « Can the Super-Wealthy Arab City of Doha Buy Its Way Into Being the Next Cannes? » , Vulture, 11.11.2011

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris