Un festival hybride à la visibilité multiscalaire
En coopération avec Tribeca Entreprises, le DFI organise chaque année le Doha Tribeca Film Festival, extension locale du festival new yorkais Tribeca, créé et patronné par Robert de Niro. L’analyse de la programmation du festival et de ses différentes sélections révèle l’ambition des organisateurs de faire de l’évènement une interface entre cinéma international et cinéma moyen-oriental. On retrouve cette hybridité de la programmation dans la constitution des équipes dirigeantes et exécutives, facteur humain essentiel à l’établissement de relations entre l’industrie qatarie et l’industrie mondiale.
Plusieurs sélections sont présentées au public : une Compétition du Film Arabe, incluant une catégorie Fiction (Meilleur Film, Meilleur Réalisateur), Documentaire (Meilleur Film, Meilleur Réalisateur) et Court-Métrage (Meilleur Film), ainsi qu’une Compétition Internationale offrant un Prix du Public de la Meilleure Fiction et du Meilleur Documentaire (offrant un prix de 100 000 $ chacun).
La sélection internationale sert à la fois de produit d’appel et de moyen d’introduire le cinéma international au Moyen-Orient (et, très localement, aux habitants de Doha). Elle est constituée de films américains grand-publics (en 2011 : Les Aventures de Tintin, Le Chat Potté etc…), d’un grand nombre de films français (The Artist, La Guerre est déclarée, The Lady, Omar m’a tuer, Les Chants de Mandrin…), et d’autres films indépendants européens (le film belge Bullhead, le thriller finlandais Headhunter)… Un certain nombre de ces films ont généralement été déjà vus dans d’autres festivals internationaux plus tôt dans l’année, mais font leur première au Moyen-Orient grâce au Festival. Cette sélection est aussi le moyen d’accueillir plusieurs stars internationales et d’attirer le public qatari, auquel une partie des projections est ouverte, sur les lieux du festival (le « village culturel » Katara, sorte de centre commercial à ciel ouvert au milieu du désert). Comme ailleurs dans le monde, l’évènement culturel va ici de paire avec un projet urbanistique et métropolitain.
Aux côtés de la sélection internationale, une riche sélection régionale est donc programmée: Rouge Parole (du cinéaste tunisien Elyes Baccar), La Vierge, les Coptes et Moi (de l’Egyptien Namir Abdel Messeeh, présenté en 2012 au Festival de Berlin dans la sélection Panorama, puis à Cannes dans le programmation ACID), Normal (du cinéaste algérien Merzak Allouache), How big is your love (de la réalisatrice algérienne Fatma Zohra Zamoum)… Notons que plusieurs de ces films abordent les révolutions arabes, tant sous des formes fictionnelles que documentaires. Cette association entre deux types de sélection porte l’identité du festival et permet un échange entre deux échelles de médiatisation : elle permet d’infuser le cinéma international au Qatar et de porter le cinéma arabe depuis le Qatar à des publics internationaux. L’intégration de la marque Tribeca à l’identité du Festival (dont le directeur, Geoff Gilmore, est un soutien important à la promotion du cinéma arabe à New York) ainsi que le soutien de la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, portent cette logique. Plusieurs films de la section arabe sont projetés à New York dans le cadre du Tribeca Film Festival, comme Grandma, a Thousand Times, de Mahmoud Kaabour. Le réalisateur Jassim Al Rumaiahi, vainqueur du prix du Meilleur Court-Métrage avec son film A Falcon, a Revolution”, a été par la suite présenté au Short Film Corner à Cannes et en competition officielle au Tribeca Film Festival. Il a enfin été montré à la Maison du Qatar à Londres pendant toute la durée des Jeux olympiques (preuve d’une grande intégration des stratégies médiatiques du Qatar).
Cette hybridation se retrouve dans la constitution des équipes du DFI. Créé et financé par la Sheikha Al Mayassa bint Hamad bin Khalifa Al-Thani, quatorzième fille de l’Emir du Qatar, le DFI intègre de nombreuses personnalités politiques qataries à sa tête, dont les ministres d’État Sheikh Mohammed bin Fahad Al-Thani et Sheikh Jabor Bin Yousuf Bin Jassem Al-Thani. Cependant, une large part des fonctions exécutives a été ouverte à des acteurs de l’industrie du cinéma étrangers. Le Doha Film Institute a ainsi eu pour executive director la journaliste américaine Amanda Palmer (jusqu’en 2012), et l’équipe de programmation du festival inclut Ludmila Cvikova (ancienne programmatrice du Festival de Rotterdam) au poste de responsable de la programmation internationale.
La stratégie d’ouverture du Qatar est d’autant plus importante qu’il doit faire face à la concurrence d’autres festivals régionaux qui ne sont pas prêt à abandonner le leadership aux Qataris : Dubaï (9e édition en 2012), Abu Dhabi (5e édition), Le Caire (39e édition)…
Multifonctionnel, le DFI s’appuie sur des échelles de coopération locales et globales pour construire un système cinématographique articulant financement, production et diffusion, où l’effet de marque global de certains acteurs et institutions doit supporter l’émergence de valeurs et de savoir-faire locaux.
L’industrie cinématographique qatarie est donc hybride, mêlant approche locale et internationale. Par l’hybridité des financements des talents, des contenus et des publics l’institution entend fédérer la production cinématographique arabe et émerger sur la scène internationale comme la tête de ce même cinéma.
Cependant, comme l’ont pointé certains critiques,
l’alchimie globale du festival est encore incertaine : l’absence de culture cinématographique dans un pays jeune et argenté rend difficile l’émergence d’un esprit de festival équivalent à celui de son cousin new yorkais, et la qualité de certaines productions (dont
Black Gold) est discutée. Il demeure que l’évènement offre une plateforme unique pour de nombreux réalisateurs du Moyen-Orient.
L’hybridité des productions, des équipes, et de la sélection festivalière pose la question de la nature globale du phénomène. La stratégie du Qatar, incarnée par le DFI et son action, produit des interactions entre acteurs, cultures et financements locaux et internationaux, et fait émerger des produits hybrides, qui interrogent in fine les limites d’un cinéma dit national (tel que promu par André Bazin). Le Qatar porte l’émergence d’un système de production et de diffusion proprement global ; l’effet d’un tel mécanisme sur le contenu et les formes du cinéma ainsi produit serait à interroger. Le cas de Black Gold, produit à la fois local (producteurs tunisiens et qataris, histoire régionale) et global (casting américain, britannique, français et indien) est emblématique. L’accueil mitigé réservé au film (tant public que critique) est-il à imputer à un échec artistique du réalisateur ou à ce système de production hybride ?
L’ambition cinématographique du Qatar est enfin à replacer dans la stratégie médiatique plus globale déployée par l’Emirat. Comme le montre l’investissement fait par Qatar Holdings dans Miramax et Disney, la stratégie d’expansion du cinéma qatari passe aussi par d’autres voies que le DFI, en intégrant le cinéma américain de l’intérieur. De même, le Qatar accentue sa position stratégique dans les médias télévisuels (Al Jazeera) en s’appropriant également les contenus sportifs mondiaux. Le sport est un secteur d’investissement et vecteur d’influence développé par le Qatar, avec par exemple le
lancement en France de la chaine BeIN Sport (filiale du groupe Al Jazeera) et le
rachat des droits de diffusion de nombreuses compétitions sportives (Ligue 1, Ligue des Champions…). Comme au cinéma, le Qatar passe en même temps maître des producteurs de contenu, avec le rachat de certains clubs (Malaga, PSG) et le sponsoring de certains autres (le Barça notamment). La stratégie médiatico-sportive du Qatar devrait culminer en 2022, avec l’accueil d’un évènement global, la Coupe du Monde de Football, et l’acquisition par Al Jazeera des droits de diffusion de la compétition (ainsi que Russie 2018) dans 23 pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
Le cinéma et le sport participent ainsi d’une même logique d’expansion médiatique du Qatar, qui doit se lire comme une stratégie à la fois financière (diversification des placements, secteurs à forte croissance) et géopolitique.
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Crédits photo :
-image principale :
Omar Chatriwala / Flickr
- photo de tournage :
Doha Film Institute / Flickr